
C’est l´histoire du temps qui passe,
de neuf personnes qui se croient inséparables
et d´une rencontre impromptue sur un boulevard Parisien.
{Image promo’ par GG}
Depuis quelques minutes, Florence les attend. Les yeux mi-clos, son sac de voyage glissé entre les jambes, elle est adossée contre la barrière du pont qui surplombe l’autoroute. Epuisée par son voyage, elle en oublie presque le bourdonnement des voitures qui défilent sans cesse sous ses pieds. L’air de ce matin d’octobre est frais et le soleil apparaît timidement derrière les nuages. La jeune femme croise les bras sur sa poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle; elle porte un jean bleu clair un peu délavé, un long pull en laine d’un rose acidulé et ses cheveux blonds sont relevés en une queue de cheval joliment négligée mettant sa nuque en valeur. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’il est à peine plus de sept heures alors elle lève la tête, suit du regard un avion qui s’envole au dessus de l’aéroport de Nice et s’amuse à imaginer sa destination:
San Francisco, Athènes, Shanghaï ou Rome ?
Un bref coup de klaxon la tire brusquement de sa rêverie; le 4X4 vient juste de se garer en double file sur le trottoir d’en face et elle aperçoit déjà Laurent qui lui fait signe de se dépêcher. Elle attrape rapidement son sac et traverse la rue en courant.
Elle n’est pas encore assise, une fesse sur le fauteuil et la main sur la portière, que Mathilde lui demande déjà:
- Alors raconte moi vite ce petit séjour à Paris, je veux tout savoir !
- Bonjour à toi aussi Mathy chérie, réplique t-elle amusée.
Laurent se retourne vers elle. Petit clin d’oeil.
- T’as fait un bon voyage ?
- Ça va, oui… Mais pourquoi est-ce que vous êtes venus tous les deux ? Ce n’était pas la peine !
- Tu nous as manqué, ça doit être pour ça, répond Mathilde un petit sourire aux lèvres.
- Tu veux que je mette tes affaires dans le coffre ? demande Laurent.
- Non, merci. J’ai juste ce petit sac et puis ma robe. Je vais la poser sur la plage arrière, dit-elle en claquant la porte.
- Tu ne t’attaches pas ? constate Laurent alors que la voiture redémarre.
- Non, je vais dormir un peu. Je suis cassée.
Mathilde esquisse un sourire:
- Tu n’as pas dormi de la nuit, avoue !
- C’est vrai, je n’ai pas dormi…
Un sourire espiègle se dessine à la comissure de ses lèvres alors que Mathilde secoue la tête. En réalité, elle a dormi quelques heures mais elle n’hésite pas à en rajouter un peu histoire de les faire mariner. Florence sourit encore en se roulant en boule sur le siège arrière; bercée parle le ronron du 4×4, le nez enfoui dans le creux de son bras et les jambes repliées sous le menton, elle est assez fière d’elle. Un œil encore entrouvert, elle devine Mathilde dans le rétroviseur. Naturelle, elle est très peu maquillée: tout juste un peu de brillant sur ses lèvres roses et un trait de crayon beige pour souligner la profondeur de son regard. Quelques mèches brunes, échappées de sa barrette, tombent devant ses yeux verts et un curieux mélange de mélancolie et d’apaisement se lit dans son regard. Florence la trouve encore plus jolie que d’habitude et se sent moche avec ses cheveux blonds en pagaille et ses yeux cernés.
A côté de Mathilde, Laurent conduit en silence; ses yeux un peu plissés, il fixe la route qui défile à toute vitesse devant eux. Il se tient droit et ses mains aggrippent le volant.
Florence sourit à nouveau sans même s’en apercevoir parce qu’elle à l’impression d’être une gamine à côté d’eux, une petite fille fragile qui voudrait encore croire à ce couple qu’elle avait cru indestructible. Là, maintenant, tout de suite, dans cette voiture usée qui emprunte des chemins familiers, elle voudrait que le temps s’arrête. Elle voudrait les retenir.
Restez, restez encore un peu …
Laurent monte le son de l’autoradio d’un geste mécanique. Mathilde fredonne doucement. Elle l’aime bien, cette chanson.
… Sur la mappemonde à vol d´oiseau. On se dit qu´on peut gagner gros. Qu´on a le ciel dans une goutte d´eau…
- Tu veux vraiment tout savoir ? demande soudain Florence comme si Mathilde venait juste de lui poser la question.
- Evidemment, répond-t-elle pour eux deux, on veut tout savoir !
Flo prend une profonde inspiration.
- Alors en fait, commence t-elle en mesurant l’effet de ses paroles dans le regard de Mathilde, tout à commencé hier matin lorsque j’ai croisé un homme sur le boulevard Victor Hugo. On ne croise que des gens chics sur le boulevard Victor Hugo. Moi, je remontais l’avenue. Lui, il la descendait. Je l’ai vu arriver de loin. Je ne sais pas, à cause de sa démarche un peu nonchalante ou de son regard fuyant peut-être… J’étais à un peu plus de dix mètres de lui et je savais déjà que je ne le louperai pas ! Et hop, bingo: arrivé à ma hauteur, le type me regarde. Je lui décoche un sourire mutin, style: Toi, t’es vraiment mon type ! Enfin, en un peu plus réservé quand même. Il me sourit aussi. Il passe très près de moi. A quelques centimètres. Pendant deux secondes, j’ai même eu l’impression idiote qu’il allait me sauter dessus.
- Et ?
- Non, non, il ne m’a pas sauté dessus.
- C’que tu peux être bête ! Et après ?
- Ah, après… Après, on a passé notre chemin. A Paris, les hommes sont trop pressés pour le romantisme; pas de ralentit, pas de petite musique en fond sonore et pas même un clin d’œil.
- Pour ce qui est du clin d’œil, il vaut peut-être mieux.
- Certes !
- Donc, il ne s’est rien passé ?
- Rien, il ne s’est rien passé…
…On cherche tous un bon destin La vie s´écoule entre nos mains. La joie, la peine notre chemin. Traverser la vie sans billet de train …
Mathilde secoue la tête.
- Tu te moques encore de moi là ?
Imperturbable, un demi-sourire aux lèvres, Florence continue :
- Alors, je suis rentrée à l’hôtel, toute penaude, tu imagines ! J’avais passée une journée pourrie et j´avais un mal de tête atroce à cause de tous ces rendez-vous. Et, pour une fois qu’un homme me plaisait bien, je veux dire… pour une fois que je trouvais physiquement un homme aussi attirant que…lui… enfin, que… que Raphaël… il fallait que ce soit un illustre inconnu que je croise à toute vitesse sur une grande avenue avec une probabilité quasi nulle de le revoir un jour! A moins que…
- Que… ? Que quoi ? Oh, et puis zut, tu m’exaspères avec tes mystères !
Elle poursuit en riant:
- Il avait glissé son numéro de téléphone dans ma poche ! Doué le type, hein ? Et moi qui pensais qu’il allait m’attraper par la manche ! Quelle cruche ! Je ne dois pas être assez rodée aux tactiques de drague de la Capitale. Bref, je l’ai appelé, évidemment… sans même réfléchir au fait qu’un homme avec des numéros de téléphone plein les poches, c’est plutôt louche ! Trop bête de laisser passer l’occasion de me faire à nouveau réduire en bouillie par un goujat !
- Flo…
- Ecoute, j’avais besoin de plaire, j’ai plu. J’ai foncée tête baissée dans les bras d’un inconnu canon. Pas d’attaches, pas de regrets. Une vraie bouffée d’oxygène !
Mathilde hausse les épaules:
- J’ai l’impression d’entendre parler un mec… mais ça fait vraiment du bien de te voir sourire.
Florence ne répond pas. Elle ne saisit que trop bien l’implicite de la phrase de son amie. Elle se redresse un peu et laisse aller son regard à travers la fenêtre entrouverte. Elle peut sentir l’odeur de la pluie. L’odeur délicieuse des averses d’hiver.
… Sur la route, dala dala lala lala, Sur la route, daladala lala lala …
Sans regarder son amie, Florence murmure:
- J’ai décidé de l’oublier.
- Tu as déjà pris cette décision des centaines de fois, proteste mollement Mathilde.
- Oui, mais cette fois c’est la bonne. Je le sais. Je me sens tellement plus forte. Cette nuit, je me suis sentie…Vivante… Ce type, je ne connaissais même pas son nom et pourtant il m’a donné beaucoup plus qu’il ne peut l’imaginer. J’ai l’impression de ne plus… de ne plus avoir ce vide, ce vide en moi qui m’empêcher d’aller de l’avant. Ce vide de lui. Je n’ai plus à me forcer pour avancer.
Mathilde lui sourit avec tendresse et se glisse sur la banquette arrière sous l’œil désapprobateur de Laurent qui a toujours détesté qu’elle passe par dessus le frein à main pendant qu’il conduisait.
- On va fêter ça, lance t-elle en se blottissant contre la jeune femme, ce soir on fait garder les filles et nous, on sort ! On sort, on danse, on chante, on boit: ça fait bien trop longtemps qu’on a plus rien fêté ! Alors, chiche ?
- Tant que tu ne me laisses pas chanter je suis partante, répond Florence en riant.
Laurent, lui, ne dit rien. Un silence pesant alourdit l’atmosphère.
- Alors ? répète Mathilde d’une voix un peu plus faible.
- J’ai déjà quelque chose de prévu, répond-il froidement, si tu as envie de t´amuser, c´est parfait. Moi, faire comme si de rien n´était, c’est pas trop mon truc.
Mathilde se tait et détourne les yeux. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien dire ? Elle a déjà tout dit, des milliers de fois. Et puis elle n’a même pas envie de le convaincre; simplement envie de pleurer ou de partir en courant. Loin de cette voiture, loin de sa distance glacée, loin de cette vie trop sage et trop rangée qui l’étouffe et l’opresse. Mais Mathilde choisit de se taire, c’est bien plus facile. Se taire pour faire illusion, se taire pour sauver encore un peu les apparences, se taire pour ne pas craquer. Il paraît que c’est comme ça qu’on fait.
Florence glisse doucement sa main dans la sienne. Laurent ajoute plus gentiment :
- De toute façon, je dois déjà voir des amis ce soir.
- Tu fais ce que tu veux, c’est toi qui vois, soupire Mathilde en laissant aller sa tête sur l’épaule de son amie.
A travers la vitre de la voiture, Florence regarde défiler le paysage avec une nostalgie contenue. Elle ne sait pas expliquer pourquoi, mais l’impression désagréable que ce sera la dernière fois lui serre le cœur. Tout en gardant le silence, elle secoue la tête comme pour chasser ses idées noires. Déjà, au bout de la rue, la silhouette des enfants apparaît devant la maison. Mathilde descend de la voiture pour ouvrir le portail en fer et Florence ne peut s´empêcher de sourire. A chaque fois, l´arrivée sur ce petit chemin de graviers lui chavire le cœur.
Et elle ferme les yeux.
Huit et un absent qui prenait toujours trop de place.
Une fois à l’intérieur, elle pose son énorme sac de voyage par terre dans un soupir de soulagement. Elle retire son manteau qu’elle jette négligemment sur le gros fauteuil de l’entrée et regarde autour d’elle avec satisfaction: la maison est claire, bordélique et accueillante.
Exactement comme elle l’a laissée.
Sur les murs de l’entrée sont encadrés des dessins d’enfants et une montagne de vestes de toutes les tailles s’amoncèlent sur le porte-manteau. Des baskets d’hommes traînent devant l’escalier en bois et Mathilde les dégage d’un coup de pied.
- T´as vu ça, on a rangé pendant ton absence ! ironise t-elle en passant un bras autour des épaules de son amie.
Une odeur de chocolat chaud flotte dans la cuisine. Ils s’assoient tous les huit autour de la grande table en bois. La pièce résonne de mille éclats de voix et de rires d’enfants. Hugo tape sur les verres et les assiettes avec ses petites mains potelées; Iris et Morgane parlent en même temps, gesticulent sans cesse, pouffent derrière leurs mains et racontent tous les détails de la semaine qu’elles viennent de passer.
- Dis, Flofli, tu connais la différence entre une casserole et des toilettes ? demande Iris, les yeux plein de malice.
- Non !
- Eh ben j’irai pas faire pipi chez toi ! termine Morgane en riant.
- J’ai rien compris, commente Lucie d’une toute petite voix en s’asseyant sur les genoux de Florence.
La fillette pose sa petite tête blonde sur la poitrine de la jeune femme et joue avec ses cheveux. Florence la berce entre ses bras. A gauche, à droite; ça chavire la tête et le coeur.
Diane a relevé ses épaisses boucles blondes en chignon négligé et porte un tablier bien trop grand pour elle que Florence n’avait pas remarqué tout à l´heure. Elle enfile des pâtons brûlés et sors du four un gâteau au chocolat encore fumant. Lorsqu’elle pose un part dans l’assiette de Florence, elle se penche près de son oreille et lui chuchote:
- Bienvenue à la maison !
__________
Ce soir là, Mathilde et Florence n’ont rien fêté, elles ne sont pas sorties. Laurent si.
Le salon est plongé dans la pénombre et il est dix heures passé lorsque la pluie se met à taper sur le toit; des éclairs zèbrent le ciel et le tonnerre résonne dans toute la maison. Florence se blottit entre les coussins du canapé et monte un peu le son de la télévision. Ce soir, c’est la dixième fois qu’elle regarde « Quand Harry rencontre Sally ». Elle décide de célébrer ça en reprenant un carré de chocolat.
Au même instant, l’image revient brusquemment aux diffusions des chaînes hertziennes et le magnétoscope cesse de tourner. Surprise, la jeune femme essuie ses joues humides et se lève en cherchant la télécommande des yeux.
- Parfois, j’aimerai que la vie soit aussi simple.
Lorsqu’elle se retourne, c’est Mathilde qu’elle découvre. La jeune femme se tient debout, appuyée contre l’encadrement de la porte et elle pointe la télécommande vers l’écran afin de rembobiner le film. Elle porte une chemise de nuit toute simple, fine et blanche. Les bretelles un peu trop lâches tombe sur ses épaules.
- Revenir en arrière, tout recommencer… Il y aurait tellement de choses à refaire, tant de moments à revivre !
Mathilde se tait un instant comme perdue entre ses pensées. Puis, un petit sourire aux lèvres, elle demande d’un ton moqueur :
- C’est la centième fois que tu le vois ce film, hein ?
- Oui, je sais, c’est idiot, mais je l´adore… Il dit que le hasard n’existe pas. Quoi qu’on fasse, on arrive au même résultat. Harry et Sally sont faits pour être ensemble: même s’ils sont totalement opposés, la vie les mets sans cesse sur le chemin l’un de l’autre. Tu vois ce que je veux dire ?
Mathilde hausse les épaules:
- Je déteste Meg Ryan.
- Ce que tu peux être terre à terre !
- Je sais, oui, c’est le drame de ma vie ! Allez, arrête-moi vite cette vidéo. Tu vas finir par en oublier tes bonnes résolutions. Finie la dépression post-rupture et les films niais qui vont avec. Il faut aller de l’avant, tu l’as dit toi même !
- C’est ce que tu penses, vraiment ?
Mathilde lui envoie un baiser de la main pour ne pas avoir à lui répondre.
- Bonne nuit ma Flo, lance t-elle depuis le couloir.
Florence ne la retient pas. Pas cette fois. Elle rallume sa vieille cassette et se coupe un nouveau morceau de chocolat.
__________
Mathilde tâtonne à la rechercher de l’interrupteur puis monte à l’étage.
La porte de Diane est entrouverte et la lumière allumée; la jeune fille téléphone et se balance sur sa chaise de bureau en crayonnant de sa main libre. Lorsqu’elle entend les pas de sa mère dans le couloir, elle se retourne et lui sourit timidement. Mathilde ne dit rien se contentant de répondre à son sourire. Elle s’approche doucement de sa fille et caresse ses boucles blondes d’une main légère; elle se retient de la serrer dans ses bras, de la serrer de toutes ses forces, de lui jurer que tout ira mieux bientôt et de lui répéter qu’elle l’aime fort, tellement fort. Mathilde se rend compte que sa fille aînée ne va pas bien ces temps-ci, elle sait bien qu’elle devrait faire un pas vers elle, réagir mais elle ne sait pas bien comment s’y prendre. Elle a trop peur que les mots braquent sa fille pour tenter quoi que ce soit.
Elle hésite une minute puis finit par lui chuchoter:
- Tu devrais peut-être raccrocher mon cœur, il est tard.
- J’ai plus six ans m’an, bougonne Diane en affichant un petit air renfrogné.
Non, elle n’a plus six ans. Elle en a quatorze, est invitée à des boums, se maquille discrètement avant de partir au collège, porte des créoles et passe des heures au téléphone. En plus Diane est amoureuse; mais ça, Mathilde ne le sait pas, elle le devine. La jeune femme profite de sa présence dans la chambre de sa fille pour vérifier la température du chauffage et fermer les volets. Dehors, le vent souffle par bourrasque et fait tourbillonner les feuilles d’automne. Elle réprime un frisson et se surprend à espérer voir apparaître l’ombre du 4X4 au coin de la rue.
Juste un chat qui court après un sac en plastique qui virevolte. Elle tire les rideaux et soupire:
- Suis-je bête, suis-je bête.
Elle éteint la lampe de chevet. La rallume… avant de l’éteindre à nouveau. Finalement, elle se contente d’ouvrir le lit de Diane.
- Maman ?
Diane a fini par raccrocher et se tient debout face à sa mère. Alors que celle-ci s’apprête à sortir de la pièce, elle la retient par la manche, s’assoit sur son lit, l’attire contre elle et l’entoure de ses bras.
- Il ne va plus tarder maintenant, maman. Il ne fait ça que pour que te faire du mal, tu le sais bien.
L’adolescente se glisse sous les couvertures en se forçant à continuer de sourire à sa mère. Mathilde baisse les yeux et lui parle en la bordant:
- Ne t’en fait pas ma puce… Tout ce qui nous arrive en ce moment ne doit pas être facile pour toi. Mais tout va s’arranger, tu verras. Je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour que tout redevienne comme avant, je te le promets. Je suis prête à tout, tu m’entends ? Je ne supporte plus de vous voir malheureuse tes sœurs et toi.
- Je sais maman, je sais déjà tout ça…
Mathilde embrasse sa fille sur le front et la regarde un instant avant d’éteindre la lumière. Elle est craquante avec sa moue dubitative, ses grands yeux verts, ses boucles blondes et ses attitudes de petite femme. Elle appuie sur l´interrupteur et sort de la pièce.
- M’man ?
Mathilde revient sur ses pas et entrouvre doucement la porte de la chambre.
- Oui ?
- Est-ce que…
- Hum ?
- Est-ce que si un jour j’avais envie de rencontrer mon père, je veux dire mon vrai père… le… l’autre, le biologique… est-ce que tu… est-ce que tu m’aiderais ?
Silence. Diane déglutit difficilement. Mathilde aquiesce.
- Evidemment, c’est toi qui décide Diane. Toi, et personne d’autre. Ce sera ta décision et je l’approuverai, quelle qu’elle soit.
- C’est certain alors ? Tu ne m’en voudrais pas ?
- Pas une seconde !
- ‘nuit m’an, lance l’adolescente d’une voix rassurée en se blottissant sous sa couette.
- Bonne nuit mon cœur.
Mathilde referme la porte avec précaution et entre dans la chambre voisine. Lucie dort profondément, le pouce au bord des lèvres. Hugo est roulé en boule à côté. Envahie par une bouffée de tendresse, elle remonte la couverture sur sa fille et prend le petit garçon dans ses bras pour le déposer dans son lit à barreau. Le gamin bredouille:
- Méchante !
Depuis le couloir, Hugo blotti entre ses bras, elle entend Morgane et Iris pouffer dans leur chambre. Tant pis. Elle n’a plus la force de les gronder ce soir. Entendre sa fille rire lui fait même plutôt plaisir. Elle passe une main tendre dans les cheveux du petit garçon. Il sent bon le bébé et le biberon de lait.
Une fois dans sa chambre, Mathilde se laisse tomber sur le lit sans même allumer la lumière et fixe le plafond en silence. La jeune femme cligne plusieurs fois des yeux afin que ses yeux s’habituent à l’obscurité et laisse ses pensées vagabonder. Etsi Diane voulait retrouver son père ? Oui, elle l´aiderait, évidemment qu´elle l´aiderait. Mais à quel prix ? Elle n´ose même pas penser la douleur de Laurent. Quant à Antoine… elle ne sait même pas ce qu´il à bien pu devenir, Antoine. Alors qu’elle pronnonce son prénom à mi-voix, elle s´aperçoit que depuis le début de cette histoire, c´est la première fois qu´elle pense vraiment à lui. En imaginant la réaction qu’il pourrait avoir, son ventre se sert. Il ne manquerait vraiment plus que ça.
Quelques minutes plus tard, le visage de Florence apparait dans l´encadrement de la porte:
- Pourquoi tu ne dors pas, s’étonne t-elle, tu as l’air épuisée !
- Je te remercie de me le faire remarquer !
- Mathilde, je te dis ça pour ton bien. C’est à mon tour de te donner des conseils, à mon tour de veiller sur toi. Comme tu as su le faire lorsque j’étais au plus bas. Tu devrais fermer les yeux et te laisser un peu aller. Tu en as trop besoin !
- Peut-être, mais je n’y arrive pas.
- Mais, pourquoi voyons ?
Pour toute réponse, Mathilde ferme les yeux et cache son visage derrière ses mains. Florence, radoucit, l’attire contre son épaule et l’écoute pleurer dans la pénombre.
__________
Ce n’est qu’une heure après, lorsque la pluie reprend, qu’il pousse la lourde porte d’entrée du premier restaurant qu’il trouve, en face de la jetée. Son manteau déjà humide, il pénètre dans la salle bruyante et enfumée avec soulagement. Mais, à peine franchit-il le seuil de la grande pièce, jetant un regard circulaire autour de lui, qu’il l’aperçoit. Laurent a d’abord un mouvement de recul mais, presque malgré lui, il finit par s’approcher un peu du bar, comme pour s’assurer de ce qu’il vient de voir.
Lui, ici ? Irréaliste !
Et pourtant… pourtant, aucun doute possible, c’est bien lui: il n’a pas changé. Il reconnaît sa façon de passer la main dans ses cheveux, son sourire en coin et le petit air imbu de sa personne qui se lit dans son regard. Il est accompagné, cela va de soi. La jeune femme, pas plus de vingt cinq ans, des yeux rieurs, une taille de guêpe et des jambes longilignes, semble boire ses paroles. Lui, rit de bon cœur, un verre de champagne à la main. Elle se penche vers lui dans un mouvement délicieusement théâtral et lui murmure quelque chose à l’oreille. Esquissant un sourire, il se retourne et fait signe à un serveur de s’approcher. C’est alors que Raphaël lève les yeux. Leurs regards se croisent un bref instant. Sans réfléchir, Laurent sort précipitamment du restaurant laissant la lourde porte métallique claquer derrière lui.
__________
- Merde !
Il lève les yeux et dévisage Mathilde:
- Tu ne dors pas ? demande t-il d’un ton cassant.
- Non.
Silence. Lourd, oppressant.
Finalement, elle reprend avec un agacement mesuré:
- Pourquoi est-ce que tout le monde voudrait tant que je dorme, hein ? Est-ce que tout s’arrangerait pendant mon sommeil ? Est-ce que le réveil serait moins douloureux?
Lui hausse les épaules.
- Tu fais ce que tu veux.
Il lui sourit. C’est à peine un sourire. Il se déshabille, enfile un caleçon, un tee-shirt déformé et se glisse sous les draps glacés. Il se tourne vers le mur sans un mot de plus.
- Tu pourrais quand même me dire où tu étais ce soir ?
- Je te l’ai dit, avec des amis. On a bu un verre, répond-t-il du bout des lèvres.
- Un verre. Jusqu’à deux heures. J´espère au moins que c´était bien !
Irrité, il soupire et se retourne vers elle.
- Je t’en prie, ne fais pas celle que ma vie intéresse alors que tu n’en as strictement rien à faire. Ni de moi, ni de mes sentiments !
- Oh mais détrompes toi, ça m’intéresse de savoir ce que mon mari fait jusqu’au milieu de la nuit, ça m’intéresse, crois moi ! Laurent, si tu as besoin d’aller voir ailleurs… je préférerai que tu me le dises, que ce soit clair entre nous.
- Ne dis pas de bêtises.
Elle lui prend la main et l’attire doucement tout contre elle. L’air est chargé de particules électriques. Leur souffle se confondent presque. D’un doigt tremblant elle effleure ce visage qu’elle connaît par cœur en ayant l’impression étrange qu’elle n’en a plus le droit. Des yeux noirs qui sourient, un nez droit et fin, une bouche bien dessinée et des pommettes saillantes qui mettent son regard en valeur.
Elle plonge son regard dans le sien:
- Aime moi Laurent, je t’en supplie. Aime moi encore un peu.
A ces mots, il la repousse brusquement.
- Je ne peux plus, je suis désolé, je ne peux plus.
Tout devient flou; la pièce se brouille autour d’elle et le monde s’écroule entre leurs soupirs.
Sans un bruit, Mathilde se lève, fouille dans le tiroir de sa table de nuit et en sors un paquet de cigarette. Elle en prend une, l’allume en tremblant et fume dans l’obscurité.
- Tu fumes maintenant ?
Elle ne prend même pas la peine de lui répondre.
Dos à lui, elle entrouvre la fenêtre respire à plein poumon l’air frais de la nuit. Leur silence la trouble mais ce trop plein de sentiments la rend muette.
- Oui. Je fume, tu vois. Je fume parce que je n’en peux plus Laurent. Tu comprends ça ? Je n’en peux plus, j’y arrive plus ! J’ai l’impression de hurler, de hurler dans une pièce pleine de monde où personne ne m’entend. Toi ? On dirait que tu es sourd, que tu es devenu sourd et que tu ne vois rien. Que tu ne veux rien voir. Je t’accorde que la cigarette n’est certainement pas la meilleure des solutions mais elle a au moins le mérite de me détendre.
- Ça fait longtemps ?
Elle jette le mégot par dessus le balcon et fixe un instant la petite lumière incandescente qui disparaît dans la nuit avant de se retourner vers lui :
- Mais on s’en fout Laurent, on s’en fout enfin ! Tu ne comprends vraiment rien alors ?
- Tais toi, tu vas finir réveiller les filles, chuchote t-il en fermant doucement la porte.
- Ah oui, dit-elle d’une voix étranglée, tu as raison. Fermer la porte changera tout: elles ne se rendront compte de rien grâce à toi, bravo !
- Là n’est pas le problème, elles sauront ce qu’il y a à savoir. Je ne veux simplement pas les réveiller en pleine nuit, c’est possible ?
Sans l’écouter, Mathilde poursuit:
- J’en ai plus qu’assez de tout ça. J’ai l’impression d’avoir perpétuellement la même dispute avec toi. Alors, dis moi tout, une fois pour toute. Vas-y et ne te gènes surtout pas ! Tu sais, je suis prête à tout entendre maintenant. Tu veux qu’on se sépare ? C’est ça que tu veux ?
Laurent, les yeux baissés, détourne le visage.
- Mais regarde moi voyons, j’ai affreusement besoin de toi. Je ne sais plus quoi faire pour nous sauver…
Mathilde déglutit avec difficulté et poursuit d’une voix faible:
- Si tant est qu’il y ait quelque chose à sauver… Tu crois qu’on peut réparer nos erreurs ?
Il hésite.
- C’est possible, oui…
- Alors tu y crois encore, tu m’aimes encore mais tu ne me désires plus ?
Prenant le visage de son mari entre ses mains, elle l’oblige à la regarder et ajoute, toujours plus doucement :
- Tu ne me touches plus depuis des mois et lorsque tu le fais, tu ne me vois plus. J’ai l’impression d’être transparente. Parfois, j’aimerai ne plus être à toi pour que tu veuilles me récupérer, pour que tu vois que j’existe encore …Qu’est-ce qui nous arrive ? On ne peut pas surmonter ça ?
Elle soupire. Se rapproche encore de lui, encore plus près. Finalement, elle reprend.
- Combien de temps va t-on devoir supporter cette petite comédie qui nous éloigne? Combien de temps va t-on rester comme ça, en suspend ? Combien de temps vais-je devoir espérer ton pardon ? Laurent, je me suis déjà excusée des centaines de fois ! Je ne peux pas revenir en arrière, je ne peux pas… J’ai eu tort, j’aurai du te faire part de mes doutes, j’aurai du t’avouer qu’il y avait une chance pour qu’Antoine soit le père de Diane. Je ne l’ai pas fait, j’ai été lâche, c’est vrai. Mais j’avais bien trop peur de te perdre pour me permettre de jouer la carte de la sincérité. Maintenant, que voudrais tu que je fasse à part te répéter que je suis dévastée et que je souffre énormément, moi aussi ?
- Rien, ne fais rien. Essaye simplement de te mettre un tout petit peu à ma place au lieu d’être aussi égoïste ! Tu en as marre d’attendre ? Hé bien a t-en alors, va t-en ! Moi, j’ai besoin de temps et si je n’en ai pas le droit, si tu crois que je, que nous, ne méritons même pas un tout petit peu de temps alors oui, il vaut mieux que tu t’en ailles. Au moins, tu n’auras plus à supporter mes états d’âmes, tu sais, ceux que tu supportes depuis quinze ans ! C’était peut-être quinze ans de trop…
- Qu’est-ce que tu essais de me dire Laurent, que tu regrettes ?
- Voilà, nous y sommes. Enfin, depuis le temps que je veux te la poser, cette question !
- J’ai peur de ne pas suivre…
- Est-ce que toi tu regrettes, Mathilde ?
- Moi ? Mais… quoi ?
- Tu m’as très bien compris je crois. Si tu n’étais pas tombée enceinte de Diane, tu m’aurai épousé quand même n’est-ce pas ?
- Je n´en sais rien Laurent, je n’en sais rien ! Je n’avais même pas vingt ans. Pourquoi es tu si agressif tout d’un coup ? Je ne t’aurai peut-être pas épousé si rapidement mais je pense que nous nous serions marié, oui.
- Tu penses ?
- Oh, Laurent, tu me fatigues avec tes sous entendus et tes questions ambiguës ! Je n’aime pas perdre mon temps.
- C’est ce que tu as fait ?
- Mais où veux-tu en venir à la fin ?
- Pendant ces quinze dernières années, je t’ai fait perdre ton temps ? Tu dis que tu avais peur de me perdre. Me perdre moi ou la sécurité que je représentais à tes yeux ? Et ce soir, Mathilde, qui essayes-tu de sauver ?
Elle ouvre la bouche mais aucun son ne s’en échappe. Elle voudrait rétorquer mais ses réponses sonneraient faux.
Avant de tomber enceinte de Diane, Mathilde était amoureuse d´Antoine.
Très très amoureuse.
Lorsque Laurent a embrassé Mathilde pour la première fois, il l´avait toujours aimé.
Toujours, toujours aimé.
Alors, il a décidé de la consoler, sa Mathilde adorée, de la guérir d´Antoine, de lui faire oublier cet autre qu’il voyait dans ses yeux. Il a pensé qu’avec le temps, il y arriverait.
Leur relation avait toujours été faussée par ces rôles qu´ils ne pouvaient s´empêcher de jouer. Il avait toujours su qu´il était le plus attaché des deux, le plus dépendant. Elle n´avait jamais osé se poser ce genre de questions et évitait autant que possible ce sujet épineux; lorsqu´il lui demandait s’il elle l’aimait, elle répondait d´un ton évasif et presque agacé qu’elle n’aurait pas fait trois enfants à un homme qu’elle n’aimait pas. Il haussait les épaules se contentant de cette réponse. Il avait toujours besoin de s’assurer que les sentiments de Mathilde envers lui ne se résumaient pas à de la tendresse ou à du respect. Et ce n´était certainement pas la désinvolture de sa femme qui allait le rassurer. Pourtant, ils se jugaient heureux et protégeaient du mieux qu´ils le pouvaient leur petit morceau de bonheur, leur équilibre fragile. Lui, en fermant les yeux et elle en évitant de se poser trop de questions… jusqu’à ce qu’il apprenne que Diane n’était pas de lui, jusqu’à ce que tout son univers s’écroule, jusqu’à ce que…
- Je le savais, lâche t-il d’une voix sourde, je l’ai toujours su, même si je refusais de l’admettre. Mais te l’entendre dire c’est tellement… dur. Tu m’as toujours fait mal, Mathilde, toujours. Je n’ai jamais réussi qu’à me persuader de ton amour pour moi. Ou de ton affection en tout cas. Aujourd’hui, je n´ai plus envie de me mentir. Nous ne serions plus ensemble depuis longtemps si Diane n’était pas née. J’étais simplement là au bon endroit, au bon moment. Juste là comme tu en avais besoin. Mais ce qui me fait mal, c’est que j’ai le sentiment que tu as sacrifié ta jeunesse et ta liberté pour protéger une illusion. J’ai tort ?
Elle se tait toujours. Elle sent ses yeux lui piquer, elle pleure malgré elle. Il remue des souvenirs si douloureux, si lointains.
- Je ne sais pas, avoue t-elle d’une voix presque inaudible.
Elle ne tente même plus de ravaler les sanglots qui la secouent. Elle le regarde. Tout est flou autour d’eux. Ses joues sont mouillées, ses mains moites.
Elle lui sourit tristement de ce sourire en coin dont elle est la seule à connaître le secret. Un sourire que Laurent aime tant et que, ce soir, il ne remarque même pas. Ce soir, Laurent Hardeketing est un homme blessé, meurtri. Un homme perdu.
- Je le savais, répète-il entre ses dents. Tu vois Mathilde, je suis d´accord avec toi sur un point : on ne peut plus vivre comme ça. Alors, tu vas partir, tu aurai du le faire depuis longtemps. Prendre quelques jours, quelques semaines même pour réfléchir à tout ça. C’est à toi aussi de décider de notre avenir commun. Notre couple dépend aussi de tes réponses.
Ne trouvant que dire de plus, elle ferme les yeux et sursaute à peine au bruit de la porte qui claque.
- Je vais faire mes valises puisque c’est ce que tu veux, murmure-t-elle pour elle même alors qu’elle entend déjà le pas lourd de Laurent résonner dans l’escalier.
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