C’est l’histoire d’une petite fille qui voudrait s’envoler,
d’un saut dans l’inconnu
Et d’une saison qui s’achève.


C’est vrai que le bonheur peut vite devenir une habitude, un avantage acquis, un état naturel. La présence de ceux qu’on aime autour de soi sonne trop souvent comme quelque chose de normal et le quotidien glisse sur nous, dérobé à notre attention.
On ne laisse plus ses enfants se fondre dans nos bras par manque de temps et on se lasse de dire ce qu’on ressent, laissant même les plus beaux souvenirs se perdre au détour des pages cornées d’un vieil album photos. Ainsi, la meilleure part de notre mémoire se trouve hors de nous, dérobée à notre regard. De temps en temps, elle nous revient d’un seul coup, grâce à l’atmosphère feutrée d’un lieu habité par notre enfance où au parfum d’un homme qu’on a serré dans ses bras.
Et puis un jour, sans prévenir, l’évènement survient et vous rappelle soudain à quel point vous aimiez votre vie, avant.
C’est idiot à constater mais, lorsque l’évènement arrive, c’est qu’il a déjà eu lieu.

Il est passé, advenu.

Nous ne pouvons ni le revoir, ni même le regarder, car le temps nous entraîne déjà loin de lui. Il ne reste que le choc de son apparition, de sa venue, de son entrée dans le visible ; dans notre visible. Alors, on ne peut plus rien faire pour le retenir. Seulement le regarder s’envoler au-delà d’un horizon qui nous échappe et essayer de faire face à la nouvelle donne.

* * * * *

-  Je n’en suis pas capable.
-  Mais si voyons, on l’est toutes !
-  Pas moi, rétorque Mathilde en secouant la tête avec conviction.
Florence soupire devant l’entêtement de son amie, hésitant entre tendresse et agacement. Les jeunes femmes sont attablées autour de la table de la cuisine et l’horloge murale indique presque neuf heures. Déjà, les premiers rayons du soleil se glissent à travers les persiennes de la pièce où il flotte une douce odeur d’enfance, de pain grillé et de chocolat chaud. Assise à côté de sa mère, emmitouflée dans une robe de chambre Snoopy deux fois trop grande pour elle, Morgane regarde les dessins animés sur M6 en croquant avec appétit dans sa tartine de Nutella; Une sombre histoire de petit cochon d’inde solitaire à qui personne ne donne à manger et qui pleure, tout seul, roulé en boule derrière les grilles de sa cage
« Mais qui va nourrir le cochon d’inde ? »
Palpitant, quoi.
La petite fille a ramené ses genoux sous son menton, ses nattes rousses sont presque défaites et elle chantonne le générique en dodelinant de la tête.
-  Tu sais, reprend Mathilde, j’avais à peine vingt ans quand je suis tombée enceinte de Diane et depuis je n’ai connu personne d’autre que Laurent. Ça paraît idiot, hein ? Aujourd’hui, plus personne ne reste fidèle au même homme pendant quinze ans. Moi, si ! Lui et moi, c’était réglé comme du papier à musique: un quart d’heure après que les filles se soient endormies, deux fois par semaine. Un peu de piment pour la Saint Valentin et les soirs où nous avions un peu trop picolés. Alors tu vois, les histoires de premier rendez-vous, de qui fait quoi et à quel moment, ça me dépasse complètement !
-  Mais enfin arrête, s’exclame Flo en forçant un sourire, c’est pas comme si il y avait des règles écrites !
-  Bien sûr que non, elles ne sont pas écrites ! Mais il n’empêche qu’elles existent… C’est un peu comme…
-  Comme ?
-  Oh, hé bien je ne sais pas moi… un peu comme mettre son doigt dans son nez tiens !
Florence l’interroge du regard, franchement incrédule. Morgane sourit, le nez dans son chocolat chaud.
-  Aucune loi écrite n’interdit de le faire, renchérit Mathilde, et pourtant tu ne le fais pas.
-  Ça m’arrive à moi, intervient Raphaël en entrant à son tour dans la cuisine, suis-je un hors la loi ?
Les deux jeunes femmes se tournent en même temps vers lui en esquissant une petite moue dégoûtée.
-  Un hors la loi peut-être pas, réplique Florence les yeux brillants, mais un voyou, ça y’a pas de doute !
Il esquisse un léger sourire et hausse vaguement les épaules en s’approchant du plan de travail. Alors qu’il ouvre tous les placards à la recherche d’un paquet de café, la jeune femme en profite pour le détailler. Il porte un grand tee-shirt gris un peu délavé sur lequel on peut lire: « Champions du monde, France 1998 » et un short Calvin Klein à carreaux.
-  Le café est déjà sur la table, finit-elle par dire alors qu’il s’accroupit pour chercher dans les tiroirs.
Les cheveux en bataille et une lueur de rire dans les yeux, il s’approche de la table et se sert une tasse de café en baillant. Une fois son breuvage avalé, il se penche vers Morgane et l’embrasse dans le cou. Elle le repousse en prétextant qu’il pique. Lui secoue la tête en passant sa main sur la barbe de trois jours qui recouvre son menton et tire une chaise sur laquelle il s’assoit à l’envers, les coudes posés sur le dossier.
-  Alors, demande t-il en se tournant vers Mathilde, un problème ma petite dame ?
La jeune femme triture ses phalanges alors que Florence se mord l’intérieur des joues pour s’empêcher de rire. Elle a envie de lui sauter dessus.
Encore.
Comme Mathilde bredouille en rougissant au dessus de son bol de Spécial K, elle prend la parole à sa place:
-  Mathy a un deuxième rendez-vous avec l’expert-canon ce soir, explique la jeune femme avec une légèreté amusée, et elle se demande si elle doit céder à ses avances ou non.
-  Le laisser la sauter tu veux dire ?
-  Raph ! s’indigne Mathilde en rougissant de plus belle.
Il rigole en baillant.
-  Il te plaît au moins ?
Elle hausse vaguement les épaules mais son visage s’éclaire malgré elle.
-  Et il embrasse bien ?
-  Eh bien, balbutie Mathilde en sentant ses joues s’empourprer, les façons d’embrasser sont très différentes, je ne sais pas si je peux comparer, je veux dire faire une échelle de qui embrasse mieux que qui et qui embrasse moins bien que qui et…
-  Mathilde, pitié !
-  D’accord d’accord, admet t-elle en baissant les yeux, il embrasse comme un Dieu !
-  Bon, c’est déjà ça. Et depuis combien de temps tu n’as pas couché avec un mec ?
Alors que Florence s’apprête à le faire taire, Mathilde l’arrête d’une main levée. Ses joues rosissent un peu mais son sourire demeure fixe. Elle les regarde par en dessous, avec une timidité butée et attendrissante.
-  Trois mois et vingt-six jours, avoue t-elle d’une toute petite voix.
-  Eh bien, conclut Raph avec malice, je crois que tu as ta réponse !
L’absurdité de la situation les fait sourire.
-  Dis donc, demande Mathilde désireuse de changer de sujet, tu n’aurais pas un avion à prendre aujourd’hui ?
-  Tu n’aimes pas mes conseils ?
Elle rit. 
-  Si, reconnaît t-elle dans un sourire, le point de vue masculin est toujours très enrichissant ! Mais je me demandais simplement s’il fallait que je te prenne dans mes bras pour te dire au revoir.
-  Il faut, oui: mon avion pour Columbia décolle à dix-huit heures.
-  Columbia, je croyais que c’était l’Ethiopie ?
Il acquiesce d’un signe de tête.
-  Je vais à Columbia pour un congrès, explique t-il,  et je ne part à Addis-Adeba avec Laurent que dans un peu plus d’une semaine.
A ses mots, Florence, se lève d’un bond et manque de renverser la cafetière. Elle ordonne à Morgane d’aller se préparer d’une voix nerveuse et, gênée, elle commence à débarrasser la table du petit déjeuner en faisant le plus de bruit possible.
-  Comment ça, avec Laurent ? interroge Mathilde d’une toute petite voix, presque inaudible.
Raphaël soupire en s’apercevant de sa gaffe et prend sa tête entre ses mains.
-  Je suis désolé, dit-il avec douceur, je pensais que tu le savais.
-  Que je savais ? Mais que je savais quoi enfin ?
-  Eh bien, qu’il avait décidé de partir.
-  De partir, mais quand ? Mais où ?
-  Ecoute Mathilde, je crois qu’il vaut mieux que tu en parles avec lui.
Florence fait celle qui ne voit rien, le regard à l’affût, épiant la réaction de son amie. Celle-ci se lève en silence, les lèvres sèches et le regard vide. Elle remercie Florence pour le café et se laisse étreindre par Raphaël sans même le regarder.
Elle est aimable. Indifférente. Hors d’atteinte.
Quelques minutes plus tard, Florence sursaute à peine en entendant la porte d’entrée claquer et les talons de Mathilde qui résonnent dans le hall d’entrée de l’immeuble.

* * *

« En 1918, sur les 65 millions de soldats engagés dans la Grande Guerre, environ 9 millions ont trouvé la mort. L’Allemagne et la Russie sont durement éprouvées avec respectivement 1,8 et 1,7 millions de morts. Mais, proportionnellement à la population, c’est la France qui subit le plus de pertes avec près de 1,5 millions de morts dont 100 000 colonisés. »

Etourdie par tous ces chiffres vides de sens qui glissent sur elle avec une banalité glacée, Diane ne peut retenir un profond soupir. Son livre ouvert sur son bureau, elle esquisse une moue désespérée en jetant un coup d’œil à sa montre qui lui indique qu’il n’est pas encore cinq heures. D’un doigt, elle effleure les photographies recolorées des tranchées en se demandant quel était le nom de tous ces soldats forçant des sourires fades et quelle avait bien pu être leur vie. Voilà, ce qu’elle aimerait apprendre en histoire à la place de cette série de dates et de chiffres perdant toute signification au fil des années. Bercée par la voix grave de son professeur d’histoire, la jeune fille a appuyée sa tête contre sa main gauche et laisse errer la droite sur sa feuille presque blanche. A côté d’elle, Claire  vient de tourner la page de son manuel. Diane l’imite avec lassitude et en profite pour observer sa voisine de table à la dérobée; cette dernière fait celle qui ne voit rien, affichant un petit air à la fois concentré et grave. Un ongle entre les dents, une mèche en bataille devant son nez, elle prend des notes avec un peu trop de sérieux pour que ce soit crédible. Diane sent un sourire se dessiner à la commissure de ses lèvres et se retient de lui donner un petit coup de coude avant de se souvenir qu’elle ne lui parle plus.
Au moment où la sonnerie annonçant la fin du cours retentit, la jeune fille se lève d’un bond, range ses affaires avec empressement et, une fois son sac à dos glissé sur l’épaule, s’apprête à quitter la salle lorsque Claire la rattrape par le bras:
-  Tu restes avec Will pendant l’heure de perm, j’imagine ? demande t-elle sur un petit ton plein de reproches.
Diane se balance d’un pied sur l’autre en tordant ses mains.
-  Je ne sais pas, balbutie t-elle avec sincérité, pourquoi ?
-  Parce que je veux m’assurer que tu ne le fasses pas souffrir. Tu as le droit de jouer avec Romain si ça t’amuses, mais pas avec mon frère.
-  Je ne joue pas avec Romain ! proteste Diane avec l’énergie de l’indignation, c’est plutôt toi qui est toujours entrain de…
-  Bonne soirée Diane, tranche Claire en tournant les talons.
Restée seule dans la salle de classe, la jeune fille demeure un instant interdite, debout au milieu de la pièce vide. Des rires provenant de la cour se glissent à travers les fenêtres entrouvertes et elle essuie d’un revers de manche les larmes qui piquent le bord de ses yeux. Alors qu’elle se hâte à son tour vers la sortie de la salle, elle entend déjà une voix familière l’interpeller. L’adolescente se retourne à contrecœur et aperçoit Will, qui arrive dans sa direction, un large sourire illuminant son visage.
-  Alors, demande ce dernier en s’arrêtant à sa hauteur, tu fais des heures sup ?
Diane secoue la tête et reprend son chemin alors qu’il lui emboîte le pas. Elle n’a aucune envie de discuter avec lui mais lui ne semble pas de cet avis et continue de lui raconter des tas de choses qu’elle n’entend même pas. Elle ne fait que croiser silencieusement les questions de Will.
-  On s’installe plutôt dehors ? suggère t-elle alors qu’ils atteignent l’entrée de la salle de permanence où ils sont sensés travailler jusqu’à dix-huit heures.
-  Heu, si tu veux… Il y a des gens là-dedans que tu n’as pas envie de voir ?
-  J’ai juste envie d’un peu d’air, réplique Diane d’un ton agacé.
Le jeune homme approuve d’un léger signe de tête et la suit en silence jusqu’à la haute porte métallique qui sert d’entrée principale au bâtiment. Dehors, les derniers rayons du soleil font briller les feuilles des arbres et un léger souffle de vent soulève les jupes des filles qui les retiennent en riant. Diane, elle, porte un simple jean et un pull rose et ample aux couleurs estompées, camouflant ses formes qui se devinent sous le tissu. Alors que Will s’installe à côté d’elle sur le muret qui fait le tour de l’école, l’adolescente farfouille dans son sac et lui tend une barre de céréales.
-  Tu la veux ?
-  Tu ne la manges pas ? demande t-il avec inquiétude.
Une nouvelle fois, elle secoue la tête.
-  J’ai pas faim.
-  Qu’est-ce qui se passe ?
-  Rien du tout, assure t-elle en haussant les épaules.
-  Mais si, raconte moi !
-  C’est rien, c’est idiot j’te dis…
Il insiste.
-  C’est de la faute de Claire ?
Au bout de quelques secondes d’hésitation, elle finit par acquiescer d’un léger signe de tête en baissant les yeux.
-  On se parle plus depuis la dernière fois au ciné, explique t-elle en passant la main dans ses cheveux, et être là, avec toi et sans elle, c’est trop bizarre.
-  Où tu veux en venir, Diane ?
-  Ecoute, je préfère pas que… enfin, ça n’a pas de sens : toi et moi on est amis depuis l’enfance !
-  Et alors ?
-  Et alors, et alors… J’ai ne sais plus trop si j’ai envie que ça soit autrement, voilà.
-  C’est à cause de Romain ?
-  Non voyons, ça n’a rien à voir !
-  Je parie le contraire !
-  Mais puisque je te dis que non ! Ce n’est pas parce que je ne veux pas sortir avec toi que c’est forcément la faute d’un autre !
-  Ce n’est pas la peine d’être méchante, dit-il en levant les yeux vers elle, et puis de toute façon, il ne veut même pas de toi.
Diane l’interroge du regard. Lui mâchonne ses Mikados en savourant son petit effet.
-  Nan, il te trouve trop… grosse !
Il a dit ça au hasard; c’est la première chose qui lui est passé par la tête. Et il voit bien que ça la touche.  Il avale le morceau de gâteau qu’il a dans la bouche et la regarde perdre ses moyens avec une satisfaction non dissimulée. Diane le regarde, durement, immobile, refoulant la peine qui la submerge. Des larmes viennent dans ses yeux. Elle est à bout de nerfs, de fatigue, de chagrin.
-  Je crois que je vais rentrer chez moi, balbutie t-elle en sautant du muret avec tant d’empressement qu’elle manque de se tordre la cheville, je suis fatiguée.
Il hausse les épaules.
-  C’est toi qui vois, murmure t-il alors qu’elle s’éloigne déjà à grandes enjambées.

* * *

Raphaël ne peut pas s’empêcher de jeter un coup d’œil à sa montre, pour la troisième fois en moins d’un quart d’heure; aujourd’hui, le temps semble s’étirer à l’infini et il perd patience à force de regarder les aiguilles tourner au ralenti. Une fois encore, il vérifie qu’il n’a rien oublié en tâtant d’une main nerveuse toutes les poches dont il dispose: passeport, carte d’embarquement,  téléphone portable, il a tout. Et pourtant, il est envahi par la sensation diffuse et inexplicable que quelque chose lui manque.
Un sourire forcé au bord des lèvres, l’hôtesse de l’air lui fait signe d’avancer vers le comptoir et inspecte ses papiers sans sourciller.
-  Columbia ? demande t-elle d’une voix sans nuance.
Il acquiesce vaguement, un poids dans la gorge.
-  Embarquement à treize heures trente, en porte B.
Il esquisse un sourire poli et tourne les talons. Depuis ce matin, Raphaël sent le sol se dérober sous ses pas et ça ne lui ressemble pas. Un sentiment monte en lui comme une espèce de nausée qu’il connaît bien: la nostalgie. Elle le prend toujours, au moment de partir. Mais, cette fois, la tête lui tourne.

Juste après le départ précipité de Mathilde, Florence l’avait laissé sur le pas de la porte en prétextant qu’elle devait se préparer pour déposer la petite à l’école. Quand il avait voulu la serrer contre lui, elle s’était glissée hors ses bras avec agilité, le repoussant avec une douce autorité. Il l’avait sentie indécise.
Distante et fragile à la fois.
Une fois de plus, il n’avait pas su la retenir et elle avait claqué la porte sans un sourire.
Florence était le rêve de femme qu’il poursuivait de brouillon en brouillon et il le savait. Elle réunissait toutes les qualités qu’il ne pensait pas possible de trouver en une seule femme: l’intelligence, l’humour, la sensualité et l’enfance.  Pendant des années, il avait accueilli entre ses bras les créations de Florence, ses obsessions, ses lubies et les associations d’idées qui parfois jaillissaient la nuit pendant l’amour. Elle se figeait soudain, arrêtait ses mouvements pour écouter une voix en elle et finissait par pousser des clameurs du genre:
-  Mais c’est ça, la solution !
-  De quoi ?
-  Il faut ajouter une couche de satin !
-  Je t’aime.
-  Oui, mais ce n’est pas une raison !
Et elle sautait sur lui, prenait sa tête entre ses mains et lui déclarait avec un grand sourire moussant qu’il était l’homme de sa vie.
Elle lui avait donné toutes ses clefs, tous ses visages: la petite fille étouffée par ses frères, l’adolescente rebelle qui se murait dans le silence quand elle passait la porte de chez elle, le bûcheuse angoissée, la passionnée, la mère dépassée, l’amoureuse intacte… Les désillusions, les drames et les peurs n’avaient pas su ébranler son sourire.
Seulement, ce n’était pas son cas. Lui avait choisi de remplacer le rêve par l’ambition, la révolte par la susceptibilité et les jardins secrets par la pression sociale. Il n’avait jamais su l’aimer sans l’abîmer.

Alors qu’il s’apprête à emprunter l’escalator menant à la salle d’embarquement indiquée sur son billet, il entend une voix familière l’interpeller. Il se retourne, sans trop y croire, et aperçoit Florence qui marche dans sa direction.
Elle est vêtue d’un jean et d’un col roulé gris, et a dénoué ses cheveux; elle presse le pas, paraît essoufflée, une cigarette au bout des doigts. De loin, elle esquisse un signe de vague explication, hoche la tête, sourit comme si elle quémandait un peu d’indulgence. Une fois à sa hauteur, elle retrouve son air absent du matin, cette légèreté brumeuse qui le met si mal à l’aise.
-  Je suis juste venue te voir t’en aller, dit-elle avec une désinvolture qui le fait vaciller, il fallait que je la touche du doigt…
-  Quoi ?
-  Ta lâcheté.
-  Flo…
Elle pose un doigt sur sa bouche.
-  Non, ne dis rien. Je dois te voir partir Raph, j’en ai besoin, tu peux comprendre ça ? Te voir me tourner le dos, me quitter une fois de plus, il le faut. Il le faut pour que je tourne enfin la page, pour que j’arrive à être heureuse; parce que j’ai plus envie de m’écrouler à chaque fois que ton avion décolle.

Elle a parlé d’une traite avec une rancœur farouche, une conviction de persécutée qu’on réduit au silence.

-  On savait tous les deux que ça devait se finir,  bredouille t-il comme pour se défendre.
-  Toi peut-être, mais pas moi. Moi, j’y crois toujours. Dès tu me serres contre toi,  je me prends à rêver que c’est pour la vie et c’est plus fort que moi.
-  Je ne t’ai jamais rien promis.
-  Oh, je suis au courant merci, réplique t-elle avec rancune, je sais parfaitement à quoi m’en tenir avec toi.
-  Il y a quelque chose à comprendre ?
-  Pour d’autres oui, pour toi non.
Silence.
-  Et voilà, soupire t-elle, pardonne moi. On croit que tout va bien, qu’on se comprend à demi-mot, et on se balance tout à la gueule quand on se quitte.
-  Mais qui parle de se quitter ?
-  Moi ! J’en ai marre de t’attendre et d’en crever quand tu t’envoles à l’autre bout du monde. J’ai envie d’être heureuse maintenant.
Il baisse les yeux sentant la culpabilité l’envahir.
Elle ajoute:
-  Et puis je veux que tu restes mon plus beau souvenir. Je n’ai pas envie de tout gâcher par amertume.
-  Je crois que je t’aime.
-  Tu crois, ou tu sais ? demande t-elle dans un sourire chargé de tendresse.
Il baisse les yeux.
-  Je nous ai perdu, Flo. Par négligence, par exigence ou par hasard; et je voudrai tant te demander pardon… te demander un sursis, un sourire, une autre chance. Un retour en enfance.

Elle se tait, sans écho, plongé dans un silence de rancune ou d’oubli mesuré.
Lui a fermé les yeux pour retenir son parfum.

Les secondes passent, dans les cheveux blonds de Flo où il a enfoui son nez pour rajeunir vers elle… et il est déjà en retard. La main de la jeune femme presse son bras avec la vigueur désolée qu’on emploi aux obsèques pour dire qu’on est là, même si ça n’aide en rien. Puis, elle secoue doucement la tête en feignant d’ignorer ses larmes, se rapproche de lui et l’embrasse sous l’oreille:
-  Fais attention à toi, Raphaël Forester.

* * *

A quatre heures et demi tapantes, dans chaque quartier de chaque ville, les enfants sortent des écoles primaires. Ce moment privilégié, ce bonheur spontané sonnant la fin de la journée, c’est « l’heure des mamans ». Entre les façades des longues rues ensoleillées, encore plongées dans la torpeur quelques minutes plus tôt, monte une rumeur très gaie portée par le rire des enfants. Les écoles s’ouvrent comme des coquilles et, s’entrechoquant dans une bousculade pressée, des enfants aux doigts pleins d’encre se précipitent dans les bras de leurs mères et clament en même temps des choses confuses en brandissant des objets confectionnés avec du carton, du tissu, du plâtre.

Odeur de mère, de baisers mouillés, de brioches au sucre.

Et puis, déjà, c’est la dispersion: chacun s’éloigne dans toutes les directions. Entourée des quelques enfants qui restent à la garderie, la dame en blouse bleue vient refermer la grille de l’école. Brusquement, le silence retombe dans la lumière déclinante du début de soirée.
Adossée au mur de la cour, les mains remuant dans les poches de sa petite veste rose, une petite fille aux boucles brunes regarde le bout de ses souliers. Quelqu’un la pousse par derrière et on repart en courant.
-  N’oublie pas de garder ton goûter bien au chaud, Iris, on a faim !
La gamine se laisse glisser le long du mur en briques en soupirant. Une fois accroupit, elle attrape une brindille sur le sol et la fait tourner entre ses doigts. Iris est inquiète, comme chaque soir depuis quelque temps, quand elle redoute de ne pas discerner sa mère dans la masse en attente, de ne pas sentir, braqué sur elle, le regard bienveillant de sa mère. Ce jour-là, Iris se sent de plus en plus mal et elle plisse encore les yeux en espérant découvrir à temps, à l’autre bout de la cour, la seule présence qui lui importe. Mais non, rien que des silhouettes qui s’éloignent. Au même moment, Lucie s’agenouille à côté d’elle.
-  Elle est pas là, maman ? demande la fillette en tortillant une de ses fines mèches blondes autour de son index.
Brutalement, Iris  s’arrache au mur auquel elle était adossée et attrape sa petite sœur par la main pour l’aider à se relever.
-  Non, mais c’est pas grave, assure t-elle avec aplomb, on va aller la chercher.
-  Où ça ?
-  Ben à la maison, explique t-elle comme s’il s’agissait d’une évidence.
Iris sait bien qu’elle connaît très mal le chemin entre l’école et la maison, mais tout vaut mieux que d’attendre ici. D’avoir cette sensation confuse de n’être plus rien, d’être invisible. D’attendre que les « autres » arrivent encore et lui prennent de force ce goûter qu’elle tient serré dans le creux de sa main ou bien lui arrachent cette petite bague en plastique rose et or, que son père lui a offert la semaine dernière en sortant du Monoprix.
-  Tu me refais mes lacets d’abord ? demande Lucie, confiante.
A ses yeux, Iris est une grande alors pas de raison de s’inquiéter. Depuis quelques mois, la petite fille se raccroche à sa grande sœur comme à une bouée. La présence un peu désordonnée de cette dernière, son affection débordante et sa spontanéité joyeuse sont ce qui empêche le monde autour de Lucie de tournoyer de façon vertigineuse, ce qui empêche son enfance de se dérober sous ses pieds.
Iris ramasse ses boucles brunes en queue de cheval et se baisse pour nouer les converses roses de sa petite sœur avec une concentration comique. Et puis, elle attrape la petite main de Lucie dans la sienne et elles partent en courant toutes les deux, malgré leur énorme cartable bourré de livres et de cahiers qui leur frappent les reins. Lucie agrippe la main de sa sœur sans bien comprendre le pourquoi de son affolement.
Une fois les grilles franchies, elles détalent quelques mètres à en perdre le souffle, de peur d’être traquées, ou même rattrapées dans leur fuite interdite. Tout semble étrangement brouillé dans le vacarme de la ville qui ne cesse de gronder alors qu’elles traversent, sans ralentir, sans regarder ni à droite ni à gauche, une rue puis deux, puis trois ou quatre, au hasard. Elles trébuchent, bousculent des passants, se heurtent plusieurs fois à du métal, à du béton, et s’écorchent les genoux. La gorge brûlante et les jambes douloureuses, elles courent au-delà de leurs forces lorsque, soudain, une voix aussi familière qu’inattendue les arrête dans leur course effrénée.
-  Mais qu’est-ce que vous faites là ?
Iris lève la tête. Au dessus d’elle, les feux des voitures font de grandes étoiles rouges dans ses yeux inondés de larmes.
-  Diane, murmure t-elle dans un sanglot en se jetant contre la poitrine de sa sœur aînée.
La jeune fille s’agenouille à leur hauteur, et serre ses deux petites sœurs entre ses bras. Elle aussi a envie de pleurer, mais elle ne sait plus trop bien pourquoi.  Les mots se dérobent dans sa tête, s’envolant comme des oiseaux, dispersés par tous les sentiments qui se bousculent en elle. Alors, elle les serre encore plus fort et essuie leurs larmes du bout des doigts.
-  Qu’est-ce que vous faites là, répète t-elle avec angoisse, où est maman ?
-  Elle est pas venue ! lâche Iris avec fougue en enfouissant son nez dans les cheveux blonds de Diane.
-  Comment ça, pas venue ?
-  Elle nous a oubliées, elle est même pas venue nous chercher.
La jeune fille secoue la tête et force un sourire. Elle passe une main souple entre les boucles de sa sœur.
-  Mais non, elle va sûrement arriver, elle doit juste être en retard ! On va lui téléphoner pour la prévenir et rentrer à la maison, d’accord ? Alors, arrête, arrête ma pucinette… Arrête de pleurer.

Quelques minutes plus tard, lorsque Diane glisse sa clef dans la serrure de la maison, elle sait déjà qu’elle s’apprête à affronter une nouvelle dispute avec sa mère. Ces derniers temps, Mathilde semble flotter au dessus de ses responsabilités avec une désinvolture qui est insupportable aux yeux de la jeune fille; et les larmes de ses petites sœurs remuent en elle toute la rage qui bouillonne en elle depuis quelques jours. Dans sa tête, sa dispute avec Claire, les mots blessants de Will et l’indifférence de Romain s’embrouillent et s’entremêlent au milieu du bonheur injuste de Mathilde. Diane a beau comprendre la difficulté de la situation de sa mère, il y avait certains jours où elle ressentait vraiment l’envie de la prendre par les épaules et de la secouer jusqu’à ce qu’elle réagisse.
En entendant la voix de ses filles dans le hall, Mathilde dévale les escaliers en une fraction de seconde. Elle s’est faite belle; une robe rose pale tourne autour de ses hanches, un chignon se défait sur sa nuque, et elle a forcé sur le maquillage autour de ses yeux.
-  Qu’est-ce que vous faites là toutes les trois ? demande-t-elle en posant ses mains sur ses hanches.
Diane tient fermement Iris et Lucie par la main.
-  Eh bien comme tu peux le voir, dit-elle en lui adressant un regard lourd de reproches, on est rentré.
Mathilde jette un coup d’œil inquiet à sa montre.
-  Déjà !
-  Maman, j’ai trouvé les petites dans la rue en rentrant à la maison.
-  Quoi ? s’exclame la jeune femme d’une voix étranglée, mais comment c’est possible ? Comment a-t-on pu les laisser sortir de l’école toutes seules ?
-  Elles croyaient que tu les avais oubliées.
-  Oubliées !?
-  Oubliées.
Mathilde s’accroupit devant les fillettes et embrassent leurs petites mains potelées avec une tendresse inquiète. Iris se raidit alors que Lucie se jette contre la poitrine de sa mère.
-  Mais enfin mes trésors, murmure la jeune femme en secouant la tête, je ne vous oublierai jamais voyons, j’étais simplement un peu en retard !
-  Ouais, fait remarquer Diane en toisant sa mère du regard, comme d’hab.
-  Oh, Diane, qu’est-ce que tu as encore ? demande Mathilde avec lassitude en déshabillant Lucie.
-  Rien, y’a rien. Puisque tu ne vois rien, c’est sans doute qu’il n’y a rien à voir.
-  Oh arrête ça, rétorque Mathilde sans chercher à dissimuler sa mauvaise humeur, à t’entendre on dirait que je suis la plus mauvaise mère du monde ! Ta façon de me parler est devenue insupportable et j’en ai plus qu’assez que tu passes ton temps à me juger. Je n’ai pas à justifier tous mes faits et gestes, je n’ai plus quinze ans bon sang !
Diane, désireuse d’échapper aux foudres de sa mère et peu encline à argumenter, préfère s’éclipser sous le regard anxieux de Mathilde. Montant les marches quatre à quatre, la jeune fille se précipite dans la salle de bain dont elle claque violemment la porte.
Une fois enfermée, l’adolescente jette un coup d’oeil à son reflet dans la glace et esquisse une petite moue sceptique. Puis, elle fait couler l’eau de la douche pour camoufler l’écho de ses gestes et se hausse sur la pointe des pieds afin d’attraper la balance posée en équilibre sur le haut de l’armoire. Le coeur battant à tout rompre, de peine et de colère, Diane se déshabille avec empressement et s’apprête à se peser en ayant déjà la ferme intention de perdre trois kilos.

* * *

Depuis sa séparation d’avec Mathilde, Laurent essayait de passer voir ses filles le plus souvent possible. Il jouait les courants d’airs, les nouvelles peaux, la légèreté et les pages tournées; il emplissait la maison de rires feints dont la jeune femme n’était pas dupe. Quant à lui, il constatait, avec l’orgueil amer des sacrifiés, que la vie continuait après lui et que personne ne savait le remercier de s’être effacé, sans rien casser autour d’eux. Mais, peu importe: de toutes les façons, il était incapable de se passer de ces instants de chaleurs volés et des baisers mouillés de ses filles. Et puis, il aimait croire que, malgré ces protestations, Mathilde appréciait de le voir traîner autour d’elles afin que les enfants sachent que leur père avait un libre accès à la maison. Mais, ce soir, alors qu’il se gare le long du petit chemin de gravier, l’hésitation le paralyse. Pour une fois pourtant, c’est elle qui lui a demandé de venir garder les filles mais c’est justement ce qui le fait frémir.

Parce qu’il sait.

Il sait qu’elle se sera faite belle pour briller dans les yeux d’un autre. Un inconnu qui lui prendra la main à sa place en rêvant de lui faire l’amour. A cette idée, Laurent réprime un frisson et le souvenir de Mathilde se glissant entre les bras de cet homme lui laboure le cœur. Et puis, par dessus tout, il appréhende déjà de devoir lui annoncer son départ en Ethiopie; ce foutu départ qui sonne comme un nouveau souffle et qu’il prépare avec maladresse et toute l’impatience du monde.
Lorsqu’il frappe à la porte, Laurent enfonce ses poings serrés au fond de ses poches, se promettant d’essayer une fois encore d’aimer Mathilde plus que sa propre jalousie. C’est Diane qui lui ouvre, enveloppée dans son peignoir « Hello Kitty », elle pique un baiser sur sa joue. Laurent râle parce qu’elle est encore pieds nus et a les cheveux mouillés; l’adolescente remonte l’escalier en grommelant.
Dans la cuisine, il trouve Iris en train de compter les feuilles d’artichaut de son dîner. A côté d’elle, Lucie souffle dans une paille pour faire buller sa soupe.
-  Papa viens voir, lance t-elle d’une petite voix fluette, la soupe elle danse !
Il sourit et leur pique un bout de pain.
Une fraction de seconde après, il monte retrouver Mathilde; elle est allongée sur ce lit qui était le leur, un sourire flou accroché au coin des lèvres, la télécommande au bout du bras. Elle se raidit lorsqu’il l’embrasse sur les cheveux.
-  Qu’est-ce que tu fais là ? demande t-elle en jetant un coup d’œil nerveux à sa montre.
-  J’ai besoin d’une raison ?
-  Tu as quelque chose  à me dire ?
Il détourne un instant le visage et un rien le bouleverse: l’odeur de la chambre, les vêtements de Mathilde sur la chaise et sa table de nuit à lui, désormais déserte.
-  C’est plutôt toi qui aurait quelque chose à me dire, rétorque t-il en secouant la tête.
Elle ôte ses lunettes dans un soupir.
-  Ah ?
Il ne peut plus retenir sa brutalité, il a trop mal pour continuer de feindre.
-  Ne fais pas l’étonnée, lance t-il avec une colère qu’il s’était promis de retenir, il y a quelqu’un d’autre !
A peine surprise par son intonation, elle esquisse un léger mouvement d’épaules.
-  Il n’y a pas quelqu’un d’autre, Laurent: je suis quelqu’un d’autre. Ne me demande pas de tricher pour rester celle que tu aimes.
-  Oh mais je ne te demande rien, rassure toi ! Je vais même te laisser tranquille, je m’en vais !

Silence.

Mathilde passe une main dans ses cheveux, tendue, la nuque raide. Et puis, elle laisse le silence lui répondre par en un écho. Un peu déstabilisé par la neutralité de sa réaction, il lance dans un élan désespéré:
-   Oui, tu as bien entendu, je m’en vais ! J’ai enfin obtenu l’accord de mon directeur de projets et j’irai rejoindre Raphaël en Ethiopie dès qu’il y sera. J’y resterai deux mois, voire plus je ne sais pas encore.
Il a parlé d’une traite avec une rancune craintive, une certitude de torturé qu’on oblige à se taire. Mathilde baisse les yeux, et murmure de profil, doucement, sur un ton qui semble lui donner raison même si ce n’est qu’une concession à la vraisemblance.
-  C’est bien.
-  C’est bien ? s’étonne t-il.
-  Oui Laurent, c’est bien. On sait tous les deux que tu as besoin de respirer, d’aller voir ailleurs, de relativiser… Ce voyage ne peut te faire que du bien.
-  Ça t’arrange, hein ? dit-il avec méchanceté.
Elle secoue la tête. Ses yeux brillent mais aucune larme n’en déborde.
-  Mais arrête, je ne te demande rien, moi ! Je ne suis pas ta prison. Je ne suis pas ton devoir. Je ne suis pas ton excuse, et les filles non plus. Je veux que tu sois libre, c’est tout !
-  Libre de quoi ? De te perdre ?
Elle l’arrête d’une main levée, lentement, avec douceur. Ses yeux se voilent mais son sourire demeure étrangement fixe.
-  C’est toi qui es venu me dire que tu partais, alors n’inverse pas la situation s’il te plait ! J’en ai plus qu’assez de passer pour la grosse méchante de l’histoire, pour la femme indigne et la mère égoïste. J’en ai marre qu’on attende toujours de moi que je sois parfaite, qu’on pense me connaître alors que ce n’est pas le cas, qu’on veuille décider à ma place de ce que je dois dire ou faire pour être à la hauteur. J’en ai ma claque, merde !
Désarmé face à la violence de sa femme, Laurent cherche vainement quoi lui répondre. Mathilde  profite cet instant d’incertitude pour se lever et descendre les escaliers la hâte. D’une main nerveuse, elle attrape son blouson en jean et sac, pendus au dossier du gros fauteuil de l’entrée, et se précipite dehors en prenant bien soin de claquer la porte derrière elle. Il l’écoute avec impuissance dévaler quatre à quatre les marches du perron, grimper dans sa voiture… et démarrer en trombe.
Resté seul, il esquisse un mouvement d’épaules qui traduit moins la colère que le renoncement.
Le dos voûté et les mains moites, il rejoint ses filles qui finissent de dîner dans la cuisine. Il débarrasse en les écoutant d’une oreille distraite lui raconter les anecdotes de leur journée à l’école. Un chiffon sur l’épaule, il passe un coup d’éponge sur la table en bois et remplit le lave-vaisselle. Puis il prend ses petites filles par la main et les emmène se coucher.
Une fois à l’étage, il doit se battre avec Iris pour qu’elle se lave les dents et avec Lucie pour qu’elle enfile son pyjama. Et puis avec les deux pour réussir à éteindre la lumière, au bout de la quatrième histoire. Après leur avoir chanté toutes les chansons des Disney de son enfance, il perd patience. En l’entendant crier, Diane entre en coup de vent, s’arrête sur le seuil et lui lance un regard empli de reproches. Lui bredouille quelques excuses inaudibles en se raccrochant au bord du lit en hauteur.
Lucie sort de sous l’oreiller sa baguette magique et la pointe vers son père.
-  En quoi tu l’as transformé ? s’intéresse Diane,  pour dissiper l’incident.
-  En rien, répond la petite fille.
-  Ça c’était déjà fait, murmure Laurent en se levant.
Et il sort de la chambre alors que la jeune fille s’agenouille auprès des petites pour les border et les embrasser.
Quelques minutes après, quand elle sort à son tour de la chambre aux reflets roses, Diane se précipite dans la salle de bain et s’asperge le visage à l’eau glacée. Se sentant vaciller, elle ferme les robinets d’une main tremblante et se laisse glisser le long du mur contre lequel elle s’adosse. Prise de nausée, elle se penche au dessus de la cuvette de toilettes avec un dégoût maîtrisé. Une fois soulagée, secouée de sanglots, la jeune fille essuie d’un revers de manche sa bouche et ses larmes tout à la fois.

* * *

Assise au fond du canapé son PC sur les genoux, enroulée dans un plaid et dans sa solitude, Florence enfouie une nouvelle fois sa cuillère au fond du pot de glace déjà presque vide. La léchant avec gourmandise, elle ajoute une dernière ligne à son profil. Elle le relit, le trouve ridicule, le réécrit trois fois et puis finit par cliquer pour le mettre en ligne, malgré tout.
« Jeune femme aux boucles blondes lassée de sa solitude flâneuse, cherche gitan pétillant aux yeux sombres pour partir en roulotte à l’autre bout du monde. En l’attendant, elle rêve de voyages, de couchers de soleil, du rire de ses deux enfants, et de glace à la macadamia. »
Bien sûr, se rassure t-elle, elle fait ça simplement pour voir.
Juste comme ça.
Meetic, ce n’est pas sérieux.

* * *

Il sursaute en entendant son téléphone vibrer et ouvre brusquement les yeux. L’espace d’un instant, tout se met à tourner autour de lui dans l’obscurité: les lieux, les étreintes, les années. Il doit cligner des paupières à plusieurs reprises avant de se souvenir de l’endroit où il se trouve. Puis, progressivement, tout se redessine: les objets flous prennent forme autour de lui comme dans sa mémoire et ses yeux s’habituent au jeu compliqué des lumières et de l’obscurité.

Il se souvient qu’elle est arrivée en retard et qu’il l’a attendu, en la cherchant du regard à travers la foule, avec un drôle de mélange d’impatience et d’inquiétude.
Il se souvient qui l’a trouvé la plus belle lorsqu’elle s’est finalement assise en face de lui et peut encore sentir le parfum qui flottait autour d’elle lorsqu’il lui a prit la main sous la table.

Une douceur vanillée, un brin fruitée.

Il se souvient qu’au restaurant, lorsqu’il a voulu trinquer à l’avenir, elle a secoué vivement la tête en esquissant ce sourire empreint d’une nostalgie diffuse dont elle a jalonnée leur soirée :
-  Non, a t-elle corrigé en plongeant un regard grave dans le sien, trinquons au présent.

Il se souvient qu’elle a sans doute un peu trop bu, qu’elle a enlevé ses chaussures sur le trottoir et  qu’elle a commencé à le déshabiller dans l’ascenseur en gloussant.
Il se souvient qu’elle a vacillé en montant l’escalier et qu’il a dû la porter jusqu’au lit alors qu’elle pouffait en enfouissant son visage tout contre sa nuque.
Il se souvient que, lorsqu’il a posé les yeux sur son corps nu, elle a rougit comme une gamine en essayant de dissimuler son alliance qui dansait au bout d’une chaîne entre ses seins.
Il se souvient qu’il lui a sauté dessus… et qu’elle a hurlé.
Il se souvient d’avoir apprivoisé son corps et fait courir ses mains sur chaque parcelle de sa peau, en la frôlant, en l’embrassant, en la croquant.
Il se souvient du contraste émouvant entre la dignité qu’elle affichait enroulée dans ses draps et la timidité amusée dont elle a fait preuve.

Il se souvient aussi qu’elle lui a murmuré d’une toute petite voix:
-  Hé, on va pas tomber amoureux, hein ?
Il a fait semblant de s’étrangler:
-  Argh, tu es folle ou quoi ?
Le son qu’elle a étouffé dans l’oreiller était peut-être l’écho d’un sourire.

A côté de lui, l’appareil continue de grogner avec insistance sur la table de nuit et lui hésite un instant, le regard fixé au plafond, le cœur battant jusque dans sa gorge.
Et puis le silence.
A côté de lui, elle respire paisiblement et il effleure son corps sous les draps. Il la caresse du regard dans la pénombre et glisse une main tendre entre ses cheveux noirs. Elle sourit dans son sommeil alors que le téléphone s’éclaire à nouveau.
Cette-fois, il se glisse hors du lit avec agilité, enfile un tee-shirt au hasard et se précipite dans le couloir en refermant doucement la porte derrière lui.
-  Allô ? chuchote t-il en plaçant une main devant sa bouche.
-  Tu n’es pas venu aujourd’hui.
-  Vous avez vu l’heure qu’il est ?
-  Ne change pas de sujet, s’il te plaît. Je sais ce que tu essayes de faire avec cette avocate.
-  Ça n’a rien à voir. Laissez là en dehors de tout ça !
-  Oh mais cela ne tient qu’à toi et tu le sais. Un seul mot et pfft, elle disparaît. Me suis-je bien fait comprendre ?
Il se laisse tomber sur une des marches en pierre de l’escalier et prend sa tête entre ses mains sans réussir à retenir le profond soupir qui s’échappe de sa poitrine.
-  Alors, je peux compter sur toi ?
-  Oui, murmure t-il entre ses dents.
-  Bien. On se voit demain à dix-huit heures alors, comme d’habitude ?
-  Oui, répète t-il avec une étrange lassitude.
Elle raccroche, satisfaite.
Refoulant sa colère, le téléphone toujours collé contre son oreille, Max écoute son absence muette pendant quelques minutes encore avant de se glisser à nouveau dans la pénombre de la chambre. Il soulève le drap et se coule contre Mathilde. La jeune femme envoie le bras dans son dos et lui ouvre une main qu’il presse avec douceur. Les minutes passent, ils respirent l’un contre l’autre, les doigt entremêlés. Lui la caresse avec son souffle, immobile, le nez calé sur la bretelle de sa chemise de nuit.
Il la sent apaisée, vidée, confiante.
Et puis, il ferme les yeux.

* * *

La lumière de la lune se glisse presque timidement à travers la fenêtre de la chambre et seul le souffle du vent contre les volets vient rompre le silence de la pièce. Tremblante, Iris ouvre soudain les yeux et se redresse d’un seul coup, le souffle coupé.
-  Maman !
Ce mot, crié au hasard d’un cauchemar et étouffé dans le noir, ce « maman » à sec dans l’absence de larmes, atterrit dans l’oreille d’une grande sœur attentive qui se lève en grommelant. Au même moment, à l’autre bout de la nuit sans limites, une mère absente, une mère perdue, une mère dont le cœur bat la chamade pour les yeux d’un homme au regard sombre, crie désespérément qu’elle n’est encore elle-même qu’une gamine, qu’il n’y a pas de mère, nulle part, pas de grandes personnes. Rien qu’une enfant éternelle, qu’une éternelle petite fille…
-  Chut, mon cœur, murmure Diane en caressant les cheveux de la fillette, rendors toi, c’était un mauvais rêve. Je suis là.
Elle est assise à la tête du lit, sous la lampe où se décollent les restes d’un marsupilami qui a fait son temps.
-  Dis, chuchote la petite fille en attirant la main de sa sœur  tout contre sa joue, je peux te dire un secret ?
-  Hum ?
Au dessus d’elles, on entend la respiration sereine de Lucie qui dort roulée en boule, son doudou serré contre son cœur.
Iris laisse passer un petit moment de silence, comme si elle cherchait comment exprimer le mieux possible ce qu’elle voudrait dire.
-  A l’école, reprend t-elle avec hésitation, y’a des grandes, elles m’embêtent tous les soirs, à la sortie des cours. C’est pour ça que je me suis sauvée tout à l’heure. J’avais la trouille de les croiser.
-  Elles t’embêtent ? répète Diane, qui a du mal à assimiler les informations que sa sœur est en train de lui transmettre.
Iris ferme les yeux et tire sa couverture jusque sous son menton.
-  Oui, elles me prennent mon goûter, ou les sous que maman me donnent pour m’acheter des bonbons. Ou pleins d’autres trucs encore. C’est des CM2 et elles ont dit qu’elles me taperaient si je le disais à quelqu’un.
Diane reste un instant silencieuse, désarmée face à la confession inattendue de sa petite sœur. Et puis, dans un élan de tendresse, elle passe une main sur son front :
-  Eh bien, tu as bien fait d’en parler ma puce. Elles n’ont pas le droit de te faire ça, c’est très mal. Je vais en parler à maman qui en parlera à leur maîtresse et elles vont passer un sale quart d’heure, c’est moi qui te le dis !
-  La maîtresse va les frapper ? demande Iris en esquissant un sourire chargé d’espoir.
Diane secoue la tête en souriant.
-  Non, mais elle va les gronder très fort, et les punir.
Iris lève vers sa sœur un regard déçu. Diane compatit avec une petite moue fataliste.
-  Et après ? interroge la petite fille d’une toute petite voix.
-  Après dodo, réplique Diane en embrassant Iris sur le front, la suite au prochain épisode…

* * *