C’est l’histoire d’un homme qui a trop souffert
D’un rôle inattendu
Et d’une petite fée assise sur une branche d’arbre.

S’il y a bien quelque chose qui cloche depuis le début de cette histoire, c’est l’écoulement du temps. Parfois, il avance si vite que nous parvenons ni à le rattraper, ni en profiter. Et puis, plus souvent encore, la pendule égraine de trop longues minutes et c’est l’ennui qui nous submerge. Dans ces moments là, c’est comme si nous avions déjà tellement réfléchi et tellement vécu, que nous n’avions plus besoin d’une seconde de plus.

A vrai dire, le temps est élastique.
Mais on s’en rend moins compte quand on est heureux.

Oui mais voilà, Laurent Hardeketing est malheureux. Ce qui n’est pas normal parce qu’il a tout pour prétendre au bonheur: il est en pleine santé, encore jeune malgré ses quarante ans et les quelques fils argentés qui parsèment ses cheveux, a des enfants qu’il adore et qui le lui rendent bien et un boulot passionnant. Et c’est peut-être encore pire, finalement. Parce que quand tout va bien autour de soi, plus personne ne tend à l’indulgence, à l’empathie ou même à la compréhension. Tout est une question de volonté, il paraît. Alors il faut cesser de se complaindre dans son malheur, il faut se reprendre en main, il faut voir le bon côté des choses, il faut y croire encore, il faut essayer, il faut se lever le matin, s’habiller, se coiffer, sourire, se nourrir, affronter les discussions futiles du quotidien et puis sourire encore.

Il faut. Tout le monde n’a que ce mot là à la bouche.

Et si l’envie n’y est pas ? Dans ce cas, les autres finissent par baisser les bras en prétextant ne rien pouvoir faire de plus. Il n’y a que nous qui puissions nous sauver, personne ne peut le faire à notre place. Après tout, chacun a ses soucis, sa vie à mener, son cœur en bandoulière et ses matins d’hivers. Mais les gens qui souffrent sont trop égoïstes pour s’en apercevoir.

Ce matin, Laurent s’est encore réveillé à l’aube. Il est étendu, nu, à plat ventre sur les couvertures, le dos musclé, les fesses pommées, les jambes et les bras épars dans une pause de nageur indolent. Les paupières encore collées par le sommeil, il jette un oeil au réveil qui lui indique qu’il n’est pas encore six heures: les somnifères ne durent décidemment jamais assez longtemps. Déjà, le soleil du petit matin s’étire doucement par l’interstice des rideaux de la chambre. Quelques mouches virevoltent mollement autour de la moustiquaire et il grimace lorsqu’il se redresse et aperçoit son reflet éméché dans le miroir. Des mèches brunes sont collées sur son front et de larges cernes gris se dessinent sous ses yeux sombres. Une forte odeur de citronnelle et de sueur flottent dans l’air opaque. Dans la pièce voisine, Raphaël ronfle paisiblement et Laurent ne peut s’empêcher de ressentir un léger pincement au coeur. Quelque chose comme de l’envie, et puis de l’amertume aussi. Douloureuse impression que de ne pas se sentir à sa place. A côté de ses pompes, mais jamais dedans. D’un revers de la main, il enclenche le ventilateur dont le soufflement régulier estompe le sommeil bruyant de son colocataire. Se retournant dans son lit, le corps tendu sur le léger drap de coton blanc, Laurent sombre dans l’ennui d’une somnolence où il ne dort pas. Dans deux heures, il osera peut-être téléphoner à ses filles, juste un peu, rien que pour retenir l’écho de leurs petites voix fluettes avant qu’elles ne lui échappent pour partir à l’école.

* * *

Lorsque Maya entrouvre la porte de la chambre d’amis ce matin-là, Diane ouvre les yeux d’un coup, pareil à une poupée qu’on redresse. Recroquevillée sous la couette, l’adolescente perçoit le regard insistant de la jeune femme dans son dos mais remonte la couverture jusque sous son menton en grommelant.
- Dis donc jeune fille, chuchote Maya en amorçant un début de sourire, il faudrait penser à te lever si tu veux qu’Antoine ait le temps de te déposer à la gare avant de partir au boulot !
Pour toute réponse, Diane s’enfonce un peu plus profondément sous ses couvertures. La lumière du jour filtre à peine à travers les volets et la maison s’éveille doucement au rythme cotonneux des bruits récurrents d’un quotidien routinier. Au-rez-de chaussée, on vient de mettre la bouilloire en route et le petit poste de radio, posé en équilibre sur le haut du frigo, crache les informations du jour en grésillant.

«À l’issue de ce second sommet intercoréen des chefs d’État, le dirigeant nord-coréen Roh Moo-hyun s’est donc engagé en faveur d’un accord de paix dans la péninsule coréenne. C’était Marc Chauvelle pour France Info, il est huit heures.»

En entendant l’heure, la jeune fille envoie valser la couette qui la recouvre en soupirant. Puis, sans prendre la peine de tirer les rideaux, elle enfile à tâtons ses vêtements abandonnés la veille près du lit avant de se précipiter dans la salle de bain. L’eau froide lui fait du bien et elle nettoie son visage et ses sombres pensées tout à la fois. Alors qu’elle rassemble ses affaires de toilettes éparpillées dans la pièce et les glisse dans sa petite trousse «Hello Kitty», elle est envahie par une drôle de sensation; un petit goût d’inachevé lui picote le bout de la langue. Un vague manque lui tord le ventre, lui oppresse la poitrine et l’empêche de respirer. Anxieuse, la jeune fille s’accorde un instant de repit. Assise sur le rebord de la baignoire, elle essaie de se calmer. A sa gauche, accrochés à la tige d’une grosse fleur en plastique ventousée au miroir, pendent les colliers de Maya. Il y en a beaucoup, un peu emmêlés, avec des tas de couleurs exotiques. Diane essayerait bien celui avec les petites perles turquoise mais elle se contente de l’effleurer du bout des doigts. Le peignoir rose de Maya est bien plié sur l’étagère à côté, juste au dessous de la mousse à raser et des flacons de parfums. Le coeur serré, Diane secoue la tête et ravale un sanglot.
- Hé bien, lance t-elle à son reflet dans la glace sur un petit ton de défi, qu’est-ce que tu croyais ma grande, hein ? Qu’il allait t’accueillir à bras ouverts ? Qu’il n’attendait que toi ? Qu’il allait te revoir et t’aimer comme sa fille ? Mais tu es trop bête, beaucoup trop bête ! La vie, ça ne se passe jamais comme ça. Alors maintenant tu vas repartir, fermer la porte de cette maison bien sagement et oublier toutes ces histoires, c’est clair ?

* * *

Ce matin, c’est l’odeur du chocolat chaud qui pousse Lucie à sortir de son lit. La petite fille enfile un gros gilet en laine par dessus sa chemise de nuit, celle qu’elle aime tant avec les jolies dentelles en bas, met un peu d’ordre dans ses couvertures en pagailles et assoit soigneusement le petit lapin en peluche avec lequel elle dort contre son oreiller.
- Voilà, lui dit-elle tout bas, comme ça tu es bien. Moi, je vais aller prendre mon petit-déjeuner maintenant parce que j’ai drôlement faim !
Et puis elle enfile ses pantoufles, les rigolotes en forme de moutons que Diane lui a offert pour son anniversaire, et elle se dirige vers la cuisine en sautillant. Une fois en bas, elle trouve Iris qui est déjà en train d’engloutir ses tartines de nutella et bavarde avec jovialité. A côté d’elle, Mathilde touille son café avec paresse et hoche la tête de temps à autre.
- Hum, hum…

- Et alors là, la grosse sorcière d’Halloween, elle s’est mis à me poursuivre jusque dans la maison, jusque dans ma chambre et moi j’avais super peur, tu vois, parce que je pouvais pas sortir, j’étais enfermée. Alors je criais, je criais et puis… Hé, touche pas à ça Lucie, c’est mon bol !
- Mais pourquoi tu veux pas me le prêter ? s’indigne la fillette.
- Parce que j’en ai pas envie c’est tout !
- Iris, intervient Mathilde dans un soupir, sois gentille avec ta soeur s’il te plait.
- Mais c’est le mien celui-là, rétorque Iris en arrachant le bol des mains de la fillette, elle a qu’à en prendre un autre d’abord !
-
Qu’est-ce que tu racontes choupinette ? Les bols sont à tout le monde voyons !
- Non, celui là il est spécial parce que c’est papa qui me l’a offert. Il y a les aristochats dessus. Il l’a acheté parce que j’étais tombée de la balançoire au parc la dernière fois et il est rien que pour moi, il me l’a dit ! S’exclame Iris avec la conviction d’un condamné.
- Moi aussi je veux un bol avec les aristochats dessus, réplique Lucie en se tournant vers Mathilde, un que papa m’aura offert rien que pour moi !
- Mais toi t’en auras pas, renchérit Iris, parce que toi t’es jamais tombée de la balançoire alors que moi, oui !
- C’est même pas vrai d’abord, je suis tombée une fois même que je me suis fait mal au genou et après j’arrivais plus à rentrer dans la mer parce que ça piquait et…
- On s’en fiche ! De toute façon, papa il t’en achètera jamais parce qu’il est parti !
Cette fois-ci, Lucie fond en larmes.
- Dis donc, s’interpose Mathilde avec une tendre sévérité, c’est pas bientôt fini toutes les deux ? Iris, prête ce fichu bol à ta soeur immédiatement. Et Lulu, on ira en acheter un autre tout à l’heure. Comme ça, vous en aurez un chacune. D’accord ?

- Et on pourra en acheter un pour Barney, renifle Lucie, il en veut un lui aussi.
- Lulu, tu ne vas pas recommencer…
- Mais c’est lui, il me l’a dit tout à l’heure !
Soucieuse, Mathilde s’agenouille à la hauteur de sa fille et prend son menton entre ses doigts.
- Tu sais ma Luciole, peut-être qu’on devrait reparler de cette histoire de docteur toi et moi.

- Non, proteste la fillette en secouant vivement la tête, je n’irai pas chez le psy, jamais !
- C’est quoi un psy ? Demande Iris, soudain plus intéressée par sa mère que par sa tartine et son bol réunis.
- Un psychologue, c’est un monsieur qui soigne les âmes qui sont, disons, un peu… tristes.
- Mais c’est quoi une âme ? Interroge Lucie en fronçant vaguement les sourcils.
- Hé bien, une âme c’est… c’est toi mais sans ton corps.
- Quoi ?
- C’est toi, tes pensées, tes goûts, tes envies mais sans ton corps, précise Mathilde.
- Tu veux dire que c’est moi mais sans mes mains et sans mes pieds et sans rien de tout ça ?
- A peu près, oui.
Les fillettes laissent passer quelques secondes de silence, visiblement perplexes. Finalement, c’est Iris qui rompt le silence:
- Mais alors, comment elle fait une âme quand ça la gratte ?

* * *

Blottie dans son manteau, Diane lutte sur le pas de la porte contre le froid engourdissant du matin. Alors qu’elle s’apprête à dévaler les marches du perron, Maya s’approche et presse son épaule d’une main maladroite.
- Alors, à bientôt ?
La jeune fille esquisse un sourire discret, faisant saillir ses pommettes. Au même instant, Antoine sort à son tour, embrasse Maya sur le front et enjoint Diane de se dépêcher. Celle-ci profite de la distraction pour échapper à Maya et lui adresse un petit signe de la main depuis la fenêtre de la voiture.

Ce matin, il y a beaucoup de monde sur la route et les voitures roulent au pas. Une bruine à peine perceptible descend du ciel et mouille le pare-brise. Le délicat profil de Diane se détache contre la vitre embuée et elle s’efforce de ne pas croiser le regard d’Antoine dans le rétroviseur. Enroulée dans son écharpe, elle a enfoncé la tête dans son cou et a croisé ses bras contre sa poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle.
- Tu as téléphoné à ta mère ? S’enquit soudain son père, la sortant alors de sa torpeur.

- Pardon ?
- Pour lui dire que tu rentrais, tu lui as téléphoné ?
Une petite moue confuse se dessine sur le visage de la jeune fille.
-
Je ne lui avait même pas dit que je partais, alors…
- Ah.
Le silence qui s’abat sur la voiture est lourd de reproches muets.
- Tu penses qu’elle ne t’aurait pas laissée venir ?

Diane hausse vaguement les épaules.
- Ché pas.

- Pourquoi tu ne t’es pas confiée à elle dans ce cas ?
- Je sais pas, s’exclame Diane avec une fougue jusqu’alors contenue, je sais pas ! J’en sais rien ! Je ne sais même pas pourquoi je suis venue !
- Comment ça ?
- J’ai fait ça sur un coup de tête, voilà.
Regrettant aussitôt ses dernières paroles, Diane bredouille:
- Enfin non en fait j’y avais réfléchi mais… pas tant que ça. Parce que je savais que si j’y pensais trop, si je pesais le pour et le contre, je ne viendrai jamais. Mais en même temps, j’étais curieuse. Je voulais voir à quoi tu ressemblais, je voulais entrer dans ta vie et puis… Oh, laisse tomber.
- Dis-moi, insiste t-il.
- Nan rien, rien du tout.
Antoine décide alors de ne pas chercher à en apprendre d’avantage et choisit plutôt de garder le silence pendant les quelques mètres qui les séparent de la gare. Ses traits, droits et fins, sont toutefois altérés par une anxiété visible. Une fois ou deux, il ouvre la bouche comme s’il allait dire quelque chose mais, à chaque fois, se rétracte. C’est donc sans un mot qu’il s’arrête en double file, enclenche son clignotant et laisse Diane glisser son sac sur son épaule. Mais, au moment où la main posée sur la portière, la jeune fille s’apprête à sortir de la voiture, il la retient par la manche. Elle se retourne vers lui et son visage se brouille instantanément. Antoine prend une une profonde inspiration et baisse les yeux lorsqu’il lui dit:
-
Ecoute Diane, je suis désolé. Je sais que je n’ai pas assuré depuis que tu es arrivée, que je t’ai abandonné avec Maya, que je me suis échappé au bureau tôt le matin pour ne revenir que tard le soir. Mais il faut me comprendre aussi, je… j’ai une vie dont tu ne fais pas partie.
- Oh ça j’ai remarqué, merci !
- Ne le prends pas mal, enchaîne t-il d’une voix douce, je suis marié à une femme qui a la moitié de mon âge et cet écart provoque de nombreuses disputes entre nous. On essaie d’avoir un bébé, je n’ai pas envie de lui imposer une adolescente, tu comprends ? J’ai trop peur de la perdre.
- Mais Maya et moi, on s’entend bien, proteste mollement Diane.
- Sans doute le temps d’un week-end, oui. Mais si on devait… tisser une relation, toi et moi, eh bien…
- Eh bien ça ne risque pas d’arriver, conclut t-elle.
- Ce n’est pas ce que j’ai dit !
- Non mais moi, c’est ce que je dis !
- Diane laisse moi juste le temps d’y réfléchir, d’accord ? Ce genre de décisions ne se prend pas à la légère, c’est trop important.
La jeune fille se redresse alors et sa voix, emportée par la rage de l’impuissance, se met à trembler lorsqu’elle hurle:
- Oui mais je suis là moi aussi, j’existe ! C’est pas comme si tu avais le choix !

Antoine fixe le rebord de la fenêtre.
-Je suis désolé, dit-il encore.

- Mais non tu ne l’es pas, s’emporte t-elle, c’est ça le pire !
- Ne te fâche pas, essaye de te mettre à ma place, s’il te plait. Tu me ramènes à une époque de ma vie que je n’ai pas du tout envie de faire ressurgir à nouveau. Et toi, tu as eu tout le temps de te faire à l’idée que tu avais un père biologique, alors que je découvre à peine ton existence. Laisse moi digérer.
- Je t’en prie, lance t-elle en sortant de la voiture, digère.
Et Diane claque la porte. Non mais pour qui se prend t-il à la fin ? Elle aussi, elle a une vie et tant pis si Antoine refuse d’en faire partie. Il ne sait pas ce qu’il rate ! Et puis un père, elle en a déjà un et elle voit mal comment n’importe quel homme pourra jamais l’aimer comme il l’aime, lui. Dans l’euphorie du moment, Diane se dit même qu’elle pourrait peut-être le rejoindre en Afrique si elle le voulait. Le coeur fiévreux, le sac à l’épaule, elle se précipite vers l’entrée de la gare comme si sa vie en dépendait. Un quart de seconde plus tard, son regard est figé sur le tableau des horaires où le cliquetis argenté dévoile peu à peu la marche à suivre. Le TGV à destination de Nice-ville partira sur le quai numéro trois. Diane hâte le pas et les lueurs des boutiques qui s’allument petit à petit sur son passage forment des larges étoiles qui s’étirent à l’infini dans ses yeux mouillés de larmes. Autour d’elle, passent et repassent les hommes impatients, les femmes avec leurs enfants, leurs magazines, leurs chats, leurs valises à roulettes, les clochards, les familles électriques, les anonymes couleur fumée, les fous qui parlent seuls.

Lieu des au revoir et des adieux, lieu aux histoires meurtries, aux décisions décousues, aux envols vainqueurs, lieu de toutes les souffrances, de toutes les interrogations et de tous les espoirs, lieu des larmes chaudes, des mains jointes et des serments hâtifs, lieu des derniers sourires, des paroles qu’on n’oubliera jamais et des baisers volés, la gare abrite ce matin une jeune fille aux boucles blondes qui s’apprête à s’envoler.

Parce que, ce matin, elle va prendre un train qui la ramènera vers chez elle. Et que cette décision, si raisonnable, lui donne l’impression d’avoir grandi plus en quelques jours que depuis ces quinze dernières années. D’être soudain une adulte accomplie qui n’a plus rien à apprendre. Et Diane se demande en même temps si, dans la vie d’adulte, on est toujours aussi seul qu’elle l’est elle-même ce matin, perdue au milieu de la foule pressée, dans cette gare grise et gigantesque.

Comment c’est possible de se sentir femme et petite fille tout à la fois ?

* * *

- Dis papa, pourquoi tu n’es plus à Nice, toi ?

- Parce que j’ai dû partir quelques temps pour mon travail. Mais tu le sais déjà ça.
- Oui mais pourquoi ? Il n’y avait en avait plus du travail, ici ?
- Si mais… Ecoute, c’est un peu compliqué ma Luciole. Pourquoi tu ne me racontes pas ton week-end, plutôt ?
Un ange passe.
- Mais on ne te manque pas du tout alors ?

- Bien sûr que si, voyons ! C’est pour ça que je rentre bientôt.
- Ça veut dire quoi, «bientôt» ?
- Eh bien, je ne sais pas exactement…
- Tu sais, on fait un spectacle pour Noël à l’école. Même que je jouerai un ange. Et puis j’aurai des grandes ailes blanches, comme ça, accrochées sur le dos et aussi une… une…
La fillette laisse passer quelques secondes de silence, juste le temps de chercher ses mots. Lui ne peut pas la voir mais il l’imagine: assise sur le rebord de l’escalier en bois, elle a ramené ses genoux sous son menton et a tiré sa chemise de nuit jusqu’à ses pieds. Maintenant, elle a adopté une expression ennuyée, le téléphone coincé entre son oreille et son épaule. A l’autre bout du combiné, il l’entend qui s’exclame:
- Mamaaaaan ! J’aurai quoi, déjà, sur la tête ?

Il ferme les yeux et devine la voix de Mathilde résonner derrière son dos. Lointaine mais presque proche.
- Une auréole, articule t-elle doucement.

- Ah oui, reprend la petite fille en s’animant à mesure qu’elle parle, une aurélole. Tu as entendu ça, papa ? J’aurai une belle, belle aurélole d’ange toute dorée avec des paillettes sur le dessus. Tu viendras me voir, hein ?
- Oui, je viendrai.
- C’est promis ?
- Oui, Lucie.
- Et puis tu sais, tu n’as même pas vu, mais j’ai plein de nouveaux jouets !
- Ah oui ?
-Oui, mais je joue presque plus à la maison de poupées maintenant parce qu’Iris ne veut plus, elle dit que c’est pour les bébés. Tu joueras avec moi, toi ?
- Bien sûr !
Le son qu’elle étouffe dans le combiné est peut-être l’écho d’un sourire. Mais déjà, il faut raccrocher. C’est Mathilde qui l’ordonne. Il faut se préparer pour l’école. Avant, la jeune femme prenait souvent l’appareil à son tour. Elle demandait si tout allait bien, s’inquiétait pour sa santé et lui disait de prendre soin de lui. Et puis, surtout, elle lui parlait de détails matériels, de problèmes administratifs et de tas de petits soucis futiles qui lui donnait l’impression réconfortante d’être encore indispensable. Des papiers pour le divorce, la pension qu’elle n’avait toujours pas reçue, le coup de fil de la banque, du courrier pour lui. Un jour, alors qu’elle s’interrogeait sur comment remplir la feuille des impôts, il avait cru entendre une voix masculine derrière elle. Il avait tendu l’oreille, consterné.
-
Il vient à la maison maintenant, c’est nouveau !
Elle s’était étonnée:
-
Qui ça ?
-
Lui, bien sûr. Monsieur ton amant. Qui d’autre ?
Quelques secondes de silence s’étaient écoulées avant qu’elle ne rétorque:
- C’est la télé Laurent, rien que la télé. Si tu es jaloux de Ruquier maintenant, on ne va pas s’en sortir !
Il y avait dans le ton de sa voix un petit quelque chose qui ressemblait à de la pitié. Il avait raccroché. Depuis, Mathilde ne prenait plus le téléphone et se contentait de lui passer ses filles. Depuis, Laurent n’entendait plus sa voix qu’en fond sonore. C’était doux et ça faisait mal tout à la fois.

Un déclic. Lucie a raccroché.
Au revoir Papa, à bientôt.

Et voilà, il se retrouve comme un con à écouter le vide qu’elle laisse derrière elle. Juste une petite note régulière et irritante qui s’étend sans s’éteindre.

* * *

La tête légèrement inclinée sur le côté, le corps tendu vers l’avant, Diane tente avec maladresse de jeter un œil discret sur la copie de Lola, sa voisine de table. Mais celle-ci semble bien trop concentrée sur son exercice de maths pour lui prêter la moindre attention. Ses cheveux, longs et épais, sont ramenés en un chignon dont les mèches se défont et cachent les réponses à l’adolescente. Déçue, Diane lève les yeux vers l’horloge murale et elle ne peut pas s’empêcher d’afficher une petite moue fataliste. Décidemment, malgré l’aide de Will, les maths en seconde générale lui paraissent toujours aussi insolubles. Surtout après avoir passé la semaine à vagabonder dans les rues de Nantes sans ouvrir un bouquin. A vrai dire, déroutée par les événements de ces derniers jours, la jeune fille avait même complètement oublié qu’un contrôle de maths l’attendrait dès son retour.
- Il vous reste cinq minutes, s’exclame le pion qui semble avoir capté son regard et lui adresse un clin d’œil compatissant, c’est le moment de relire.
Alors que Diane pousse un profond soupir, Lola s’empresse de terminer de noircir sa feuille. Franchement, à quoi ça sert d’être copine avec la meilleure de la classe si elle ne lui est d’aucune utilité dans un moment pareil ? Alors que Diane lui envoie un petit coup de coude, Lola se retourne enfin vers elle et remarque son trouble en feignant l’étonnement. Docile, l’adolescente fait finalement glisser son devoir vers le milieu de la table.
- Merci, chuchote Diane en esquissant un petit sourire gêné.
Mais, alors qu’elle a à peine eu le temps de recopier deux des dix formules infaisables, la présence du surveillant derrière elles la fait lever les yeux. Son regard est lourd de reproches et l’adolescente sent ses joues s’empourprer malgré elle.
- C’est l’heure, annonce t-il à l’attention de la classe, veillez à déposer vos copies sur mon bureau avant de sortir.

Alors que Diane bondit sur ses pieds, il l’arrête d’une main levée:
- Mademoiselle Hardeketing, ordonne t-il sur un ton autoritaire alors que tous les élèves se retournent vers elle avec curiosité, vous restez avec moi.

Et Diane se rassoit, dépitée, sans même remarquer le petit sourire qui se dessine à la commissure des lèvres du jeune homme. Un instant plus tard, alors que tous ses camarades se sont déjà précipités vers la sortie dans un brouhaha confus de bavardages et de fermetures éclairs, la jeune fille se retrouve seule face au surveillant.
- Je peux te tutoyer ? demande t-il, visiblement ravi de son petit effet.
Stupéfaite, Diane se redresse un peu contre le dossier de sa chaise et en profite pour l’observer plus en détails. La vingtaine, le regard sombre et les pommettes hautes, le pion lui adresse un nouveau clin d’œil.
-
Euuuh, bredouille t-elle, oui…
-
Je suis désolé d’avoir attiré l’attention sur toi, s’excuse t-il, mais c’est mon job.
Diane esquisse un léger haussement d’épaules, sans bien comprendre ce qu’il attend d’elle. Son désarroi semble flotter au dessus de leurs têtes pendant quelques secondes. Gênée, elle rougit alors qu’il demande:
-
J’imagine que tu aimerais que ce petit incident reste entre nous, n’est-ce pas ?
Alors qu’elle opine, la jeune fille a soudain la sensation que la température vient soudainement d’augmenter de cinquante degrés. En face d’elle, le surveillant esquisse un drôle de sourire.
-
Tu sais, reprend t-il d’un air grave, on pourrait passer un deal toi et moi. Enfin non, disons plutôt un troc.
Sidérée, Diane fronce vaguement les sourcils alors que le surveillant se racle la gorge avant de parler.
-
Ecoute, dit-il en la détaillant des pieds à la tête, ça fait un petit moment que je t’ai remarquée et je crois que tu pourrais être parfaite.
Elle agrippe la bretelle de son sac à dos avec méfiance lorsqu’il plonge la main dans sa besace et en sort un livre qu’il lui tend en silence.
- Antigone, déchiffre t-elle, c’est quoi ?
Courte pause. Petit coup d’oeil consterné.
-
Tu ne connais pas ?
Elle secoue la tête.
- C’est une pièce de théâtre assez difficile à résumer en quelques mots. Disons que c’est l’histoire d’une jeune fille entêtée et celle d’un roi qui hésite entre son rôle de gouverneur et son amour pour sa famille. C’est une tragédie classique qui a été reprise ensuite par Jean Anouilh au milieu des années quarante parce que les thèmes qu’elle aborde sont intemporels, finalement. Un vrai chef d’oeuvre si tu veux mon avis. Et j’aimerai beaucoup que tu le lises.

Avant qu’elle n’ait le temps de répliquer quoi que ce soit, il a sorti un petit bout de papier de sa poche et y griffonne quelques chiffres au crayon.
-
Moi c’est Ben, annonce t-il en le lui tendant, et ça c’est mon numéro de téléphone. En fait, je m’occupe du club théâtre du lycée et on monte Antigone à la fin de l’année. Seulement, on a du mal à trouver notre Ismène.
-
Ismène ?
-
C’est la soeur de l’héroïne, explique t-il en s’animant à mesure qu’il parle, c’est un rôle important mais il n’y a pas tant de répliques que ça en fait. Je crois qu’il faut surtout que l’actrice corresponde physiquement au personnage, et c’est ton cas; c’est pour ça que j’aimerai bien que tu viennes faire un essai sur une scène ou deux la semaine prochaine. Mais il faudrait que tu ais lu le bouquin avant, d’accord ?
Un peu mal à l’aise, Diane fourre maladroitement le petit bout de papier au fond de la poche de son jean et acquiesce sans conviction.
-
De toute façon, ajoute t-il en la gratifiant d’un regard entendu, je ne te laisse pas vraiment le choix. Tu m’as bien compris ?
Cette fois-ci, le hochement de tête est éloquent.
-
D’accord, balbutie l’adolescente, mais là j’ai cours à l’autre bout du lycée et je suis désolée mais il faut absolument que j’y aille…
D
éjà, elle a glissé son sac sur son épaule et s’est empressée de quitter la salle. Si bien qu’elle est déjà parvenue au bout du couloir lorsqu’il lui lance:
-
A bientôt Mademoiselle !

    * * *

      Il est midi quatre lorsque Mathilde pose enfin son stylo afin de jeter un coup d’oeil à sa montre. N’ayant absolument pas terminé de remplir la paperasserie administrative qui vient déjà d’occuper sa matinée, elle se donne encore une demi-heure avant de s’accorder sa pause déjeuner. Elle vérifie à nouveau l’heure au bout d’interminables minutes et s’aperçoit avec stupeur qu’il est à peine… midi six. Désespérée, elle replonge aussitôt dans sa paperasse en maudissant intérieurement son patron qui lui refile décidemment toujours le sale boulot.
      - Bonjour, bonjour Princesse !
      La voix familière qui vient de s’élever dans la pièce la fait sursauter et Mathilde lève le regard avec une étonnement non dissimulé. Maximilien se tient debout, adossé contre l’embrasure de la porte, un grand sourire illuminant son visage.
      - Eh bien, constate t-il en ébauchant alors une moue faussement boudeuse, tu n’as pas l’air très contente de me voir !

      Devant son petit air contrit, Mathilde saute sur ses pieds, envoie valser sa chaise à roulettes d’un coup d’escarpin et s’approche de lui. Mutine, elle l’attire contre elle en le tirant par le bout de la cravate et ferme la porte du bureau de l’autre main.

      - Mais si, assure t-elle en nouant ses bras autour des épaules de Max, je suis ravie au contraire ! Que me vaut cet honneur ?

      - Ah parce que j’ai besoin d’une raison maintenant ?
      - Max…
      C
      e dernier esquisse un petit sourire pétillant et lève les yeux au ciel avec une désinvolture feinte. Elle pique à la dérobée un baiser sur sa joue.
      - Très bien, consent t-il, tu as gagné ! J’ai appris une nouvelle ce matin que je ne pouvais pas me contenter de te donner par téléphone.
      E
      lle pose ses mains sur ses hanches, l’air moqueur.
      - Oh, mais quel suspens insoutenable !

      - Et encore, renchérit t-il, tu ne te doutes pas une seconde de ce qui t’attends !
      - Qu’est-ce que tu veux dire ?
      - Tu veux savoir, tu es sûre ?
      - Oui oui, supplie t-elle en tirant sur sa manche comme une petite fille, dis le moi !
      Maximilien sourit de plus belle, prend une profonde inspiration et s’exclame avec fougue:
      - Les propriétaires de la villa de l’Archet ont téléphoné à l’agence ce matin et… ils ont accepté notre offre !
      Interdite, Mathilde échappe à son étreinte et fronce les sourcils.
      -
      Si c’est une plaisanterie, se contrarie t-elle, elle n’est pas drôle.
      - Non, je t’assure que c’est vrai ! Ils ont dit qu’ils avaient eu des tonnes de visites, qu’ils ne se souvenaient plus de la plupart des gens mais que toi, ils n’étaient pas prêts de t’oublier !
      - Tu m’en diras tant, grince t-elle, sarcastique.
      - Aparemment, ils t’ont même trouvé très drôle !
      - Ces gens ont de l’humour, je plussoie.
      - Je t’invite à déjeuner pour fêter ça ?
      Mathilde jette un coup d’oeil coupable à son bureau et hésite un quart de seconde avant d’accepter la proposition d’un hochement de tête.
      -
      A condition que tu m’emmènes dans une pizzeria, je meurs de faim !

      * * *

      Lorsque Laurent pénètre dans l’université d’Addis-Abeba cet après-midi là, il est à nouveau envahi par cette sensation étrange qui le poursuit depuis des mois: celle de flotter en dehors de son corps. Un peu comme si il était devenu étranger au monde qui l’entoure. Comme si il regardait une bobine de film se dérouler sous ses yeux, parfois au ralenti, souvent en accéléré. Comme s’il n’était qu’un spectateur chargé d’analyser les scènes, les dialogues, les sous entendus. Un critique qui décortique le monde sans y participer. Un enfant qui absorbe ce qu’on lui enseigne et n’est pas capable de l’appliquer. Ce n’est qu’un divorce pourtant, il devrait sans remettre et il le sait.

      C’est anodin, c’est la vie.

      Mais c’est comme ça, et les kilomètres n’y peuvent rien: il pourrait bien changer de monde, il resterait malheureux. Peut-être parce qu’il n’a même pas la force de ne plus vouloir l’être ? Il sombre dans son malheur comme d’autres sombrent dans l’alcool ou dans la folie et chaque geste de la vie quotidienne lui semble insurmontable, inaccessible, hors de portée. Il s’observe comme une bête curieuse en essayant de se comprendre avec le pressentiment qu’il ne pourra plus jamais vivre sans toujours tout analyser. Alors il ressasse perpétuellement la même histoire, encore les mêmes dialogues, les mêmes questions mais sans plus oser en faire part à qui que ce soit de peur de devenir lourd, lassant ou ennuyeux. Son chagrin, il le sait, est désormais sans intérêt. Alors il se tait et il avance en silence. Autour de lui, les étudiants se pressent pour aller en cours dans un brouhaha fait de claquements de talons et de chuchotements enthousiastes. Dans les couloirs, personne ne se plaint d’un cours trop long ou d’un professeur soporifique. L’université, ici plus qu’ailleurs, c’est un espoir aussi inattendu qu’incommensurable et le bâtiment dégradé révèle une ébullition intellectuelle insoupçonnée. Les élèves sont sérieux, adultes. Comme si chaque tragédie dont ils avaient été les témoins s’était incrustée dans leurs chairs dessinant les contours d’une blessure débordante d’humanité.

      Pourtant, Laurent n’y prête pas la moindre attention. Il traverse le corridor en automate, le dos droit, insensible au spectacle qui se déroule sous ses yeux. Il est venu rejoindre Raphaël et il n’a pas envie de perdre son temps. Finalement, il le trouve à quelques mètres de la salle où il était censé l’attendre, adossé contre la machine à café, en grande conversation avec une jeune étudiante. Le sourire aux lèvres, la barbe de trois jours au menton et les mains dans les poches, Raphaël est égal à lui même. Lorsqu’il aperçoit Laurent, il le gratifie d’un clin d’oeil et lui fait signe d’approcher d’un geste du menton.
      - Je te présente Nina, une de mes plus brillantes étudiantes, dit-il insistant sur l’adjectif qualificatif.
      La jeune fille esquisse un franc sourire, faisant briller ses yeux. Elle a un visage de petite fille, rond et malicieux, des cheveux bruns coupés au carré et le teint pâle. Son regard est décidé, pétillant, et d’un bleu indigo. Elle porte une robe vintage, courte et évasée, avec un petit gilet noir et des bottes hautes.
      - Enchantée, dit-elle en tendant une main ferme à Laurent.

      Ce dernier la serre avec indolence. Raphaël se tourne vers Nina:
      - Depuis que je donne des cours à la fac, s’exclame t-il goguenard, Laurent est jaloux ! Du coup, il voudrait jouer au prof lui aussi. Tu sais, ajoute t-il sur le ton de la confidence, avoir de jolies élèves, dociles et obéissantes, c’est le fantasme de beaucoup d’hommes !
      La jeune fille étouffe un petit rire et détourne les yeux.
      -
      On ne devait pas aller voir l’UFR de journalisme ? Demande soudain Laurent d’un ton sec, feignant de ne pas avoir entendu la dernière remarque de son interlocuteur.
      - Du calme Caliméro, tu ne vois pas que je suis en train de discuter médecine avec une jolie jeune fille qui s’inquiète pour ses partiels ?
      - Je vois bien mais si j’arrive en retard à notre rendez-vous, j’ai peu de chances de faire bonne impression ! Qu’est-ce que tu en penses ?
      - Je pense que si tu arrives tout nerveux tel un candidat de la Star Ac le jour des nominations, ce sera pire. Alors détends toi un peu et prends plutôt un café avec nous au lieu de râler ! En plus, le recteur est un vieil ami et le Centre d’Etudes Françaises ne ferme pas avant deux bonnes heures, on a tout notre temps.
      Irrité par l’attitude de Raphaël, Laurent secoue la tête et tourne les talons.
      - Je t’attends dans le hall, lâche t-il en s’éloignant.

      * * *

      Attablée à la terrasse d’un petit restaurant Italien au coeur du vieux Nice, Mathilde esquisse un sourire en mettant ses lunettes de soleil. Le temps est encore doux malgré l’arrivée imminente de l’hiver et c’est délicieux que de sentir quelques rayons lui chatouiller le bas de la nuque. Assis en face d’elle, Max déguste sa pizza avec un appétit proprement masculin et se délecte d’un petit rosé frais dont il la ressert sans arrêt. Elle l’observe avec tendresse évoquer mille projets à la fois et lui assurer comme il va pouvoir l’aider pour les travaux de la maison et à quel point ce serait formidable de repeindre en bleu les murs du salon.
      - Vraiment, ça pourrait donner à la pièce une toute autre luminosité !
      Elle dodeline de la tête et acquiesce avec indulgence.
      -
      Et on pourrait aussi faire une salle de jeu dans le garage, renchérit t-il en s’animant à mesure qu’il parle, de toute façon tu peux garer ta voiture dans la résidence !
      - Hum, hum…
      Un petit basculement de tête sur le côté et puis:
      - Cela dit, si tu veux que je joue ton Mike Delfino de service, il va falloir que tu me présentes tes filles d’abord.
      Elle lève le nez avec surprise.
      - Tu voudrais ?

      - C’est évident, non ?
      Cette fois-ci, elle sourit franchement, les couverts en l’air.
      - Mais je te préviens, c’est des dures à cuirs ! Diane est en pleine crise d’adolescence, Iris est hyperactive et la petite dernière, Lucie, refuse d’abandonner son ami imaginaire alors…

      - Ta fille a un ami imaginaire ?
      - Moui, admet Mathilde d’une toute petite voix. Et le pire, c’est que je ne m’étais aperçue de rien avant que sa frigide d’institutrice me le fasse gentiment remarquer. Il faut croire que j’étais trop occupée à…
      Elle baisse les yeux et suspend sa phrase. Un petit sourire troublé se dessine à la commissure de ses lèvres.
      -
      Trop occupée à quoi ?
      Penchés l’un sur l’autre, ils échangent un coup d’œil complice.
      -
      Eh bien, balbutie t-elle en rougissant, disons qu’à force de préférer jouer avec les grands garçons, j’ai un peu négligé mes enfants.
      - Mais moi du coup, je n’ai plus besoin d’amie imaginaire !
      - C’est déjà ça, reconnaît-elle avec malice.
      Le faible sourire qui illumine alors le visage de la jeune femme trahit une détresse que Maximilien parvient à ressentir sans pouvoir la décrypter pour autant.
      - Pourquoi tu me regardes comme ça ? Demande t-elle en plissant les paupières.

      - Parce que tu m’impressionnes.
      L’éclat de rire de Mathilde envahit toute la salle, deux clients attablés se retournent. Elle met sa main devant sa bouche:
      - Ooops, pardon.

      - Ne t’excuse surtout pas, ça fait vraiment du bien de te voir rire. Et puis ne t’inquiète pas, je me débrouille bien avec la mère alors tu sais, les enfants et leurs amis imaginaires, ça ne m’inquiète pas le moins du monde !
      - Je ne sais pas comment je dois prendre le «débrouiller», réplique t-elle, faussement boudeuse.
      Il pose une main sur la sienne et caresse sa paume du bout des doigts.
      - Ça dépend si on a la même définition du verbe «se débrouiller». Dans mon dictionnaire à moi, ça veut dire aimer passer du temps avec une personne, la trouver belle tout le temps, ne pas se lasser de découvrir son univers, sa personnalité, ses goûts…

      - C’est bon, dit-elle en sentant ses joues s’empourprer, arrête ça idiot !
      Ils rient.
      -
      Au fait, dit-il en posant ses coudes sur le rebord de la table comme pour passer aux choses sérieuses, ça te plairait qu’on aille à une expo photo mercredi soir ? Je n’ai entendu que de supers échos de l’expo Gilletta.
      - Celle au théâtre de la photo ?
      Petit hochement de tête.
      -
      Il paraît qu’il y a quelque chose comme deux cent photos originales de Nice et de sa région dans les années cinquante. Je me disais que ça pouvait être sympa d’aller voir.
      - Bonne idée, approuve t-elle avec entrain.
      - Je sais pas si c’est à cause de la candidature de la ville pour devenir la candidate européenne de la culture, ajoute t-il, mais je trouve que Peyrat fait de sacrés efforts au niveau culturel depuis un moment.
      -
      C’est surtout à cause des prochaines municipales, nan ?
      - Peu importe, tant que Nice bouge un peu, je me fou de ses raisons ! Et avec la récente mise en place du tramway, ça semble plutôt bien parti.
      - Tu l’as déjà pris ?
      - Pas encore ! D’ailleurs, on pourrait peut-être aller faire un tour vers la place Masséna après déj…
      La sonnerie de son téléphone portable interrompt leur conversation et Max baisse les yeux en décrochant, comme pour quémander un peu d’indulgence. Mathilde fronce les sourcils alors qu’il se lève avec précipitation pour décrocher, à l’écart de la table. De loin, il esquisse un signe de vague explication et elle se ressert un verre de vin pour dissiper sa curiosité.

      Quelques minutes plus tard, alors qu’elle a déjà sorti le Cosmo d’octobre de son sac histoire de s’occuper, Max pose une main sur son épaule. Evitant soigneusement de croiser son regard, il adopte une petite moue navrée lorsqu’il bredouille:

      - Je dois y aller, une urgence au boulot.

      - Quoi, ironise t-elle sans lever le nez de son magazine, une maison a prit feu ?
      - Je t’appelle plus tard, marmonne t-il pour toute réponse.
      Son ton est grave et son regard bien ailleurs. Il se penche vers elle, effleure son front du bout des lèvres et, un quart de seconde plus tard, il disparaît au coin de la rue.

      * * *


      - Attends, tu te fiches de moi, ou quoi ?
      - Oh non au contraire ! Je suis on ne peut plus sérieux, rectifie Laurent en crispant un peu plus ses mains sur le volant de la jeep qui fonce à toute allure sur Churchill Road, l’avenue principale de la capitale.
      Raphaël hausse à nouveau les épaules et lui lance un regard en biais :
      -
      Nina ?
      - Oui, répète Laurent impassible, Nina.
      - Mais c’est n’importe quoi, alors là tu racontes vraiment que des conneries !
      -
      Ah parce que tu vas nier en plus ?
      - Mais évidemment crétin, c’est une gamine !
      - Pas du tout. Elle a vingt deux ans et tu l’a dragué à mort, tu crois que je t’ai pas vu ?
      - Hé mais regarde moi ça, t’es jaloux comme un pou. C’est pas plutôt à toi qu’elle plairait ? Tu te la sauterais bien au dessert, avoue !
      Hors de lui, Laurent freine d’un seul coup et tous deux sont d’abord projetés vers l’avant avant de retomber violement, la nuque en arrière, contre les sièges en tissu.
      -Mais t’es débile ! s’énerve Raphaël en se massant le cou.

      - Je ne suis pas jaloux, proteste Laurent les yeux exorbités, moi j’aime Mathilde ! Je m’en fou de Nina ! Mais toi, mais toi, tu, t’es vraiment, c’est trop, pfff…
      - Dis le, l’encourage Raphaël, presque amusé par la colère démesurée de son ami.
      - Toi, on dirait que depuis que tu as posé le pied ici tu as tout oublié de ta vie d’avant ! C’est dingue cette capacité que tu as à tout effacer, à tout laisser derrière toi sans remords ni regrets ! On dirait que tu as pénétré dans une nouvelle dimension et que tout le reste s’est évanoui !
      - Qui te dit que ce n’est pas le cas ? rétorque Raphaël, moqueur.
      - Putain, ta gueule. C’est chiant à la fin, merde !
      - Ouh là là attention, Monsieur devient vulgaire !
      Les yeux sombres de Laurent lancent des éclairs. Raphaël est mort de rire.
      -
      Je sais pas comment tu… comment tu…
      -
      Comment je ?
      - Mais comment tu fais, putain ! J’y arrive pas moi, bon sang. Je suis là, comme un con, à attendre que le bonheur me tombe dessus et au lieu de ça, je me prends le malheur des autres au coin de la gueule. Comment tu fais pour être si heureux dans ce pays où tout va mal, où tout le monde souffre ? Les gamins ont faim, leurs parents crèvent du sida, y’a pas un rond et toi t’es là, Monsieur Raphaël Forester est là, à l’aise comme un poisson dans l’eau !
      - C’est vrai que toi, t’es plutôt du genre poisson dans l’air.
      - Mais arrête ça Raph, on peut jamais avoir une discussion sérieuse avec toi !
      Raphaël lève les yeux au ciel et prend une profonde inspiration.
      -
      Très bien, tu veux savoir comment je fais ?
      Laurent acquiesce d’un hochement de tête fataliste.
      -J’arrête d’être un sale petit con égoïste pour une fois dans ma vie ! beugle t-il.

      - Ah parce que c’est moi maintenant le petit con égoïste, c’est nouveau ! Mon petit doigt m’a toujours assuré le contraire, justement.
      - Ça c’est parce que ton petit doigt est un attardé mental et que c’est le meilleur ami de ton nombril ! Parce que tu ne vois jamais plus loin que ta petite vie, tes petits moyens et tes misérables petites préoccupations d’homme d’affaire mal baisé !
      - Là, tu es méchant ! s’indigne Laurent.
      - Je ne suis pas méchant je suis sincère, comme toi. C’est juste une question de vocabulaire.
      - Eh ben il m’emmerde ton vocabulaire !
      - Tant mieux c’est fait pour !
      - Mais t’es vraiment qu’un…
      - Tu sais, le coupe soudain Raphaël en se redressant, je vais t’avouer un truc: elle me fait chier ta Mathilde. Tu me saoules, voilà; ça commence à me filer la gerbe ton histoire ! Ouvre un peu les yeux, regarde autour de toi ! Elle n’est pas là, elle n’est plus là, et elle prend son pied avec un autre depuis des mois. Alors fais moi plaisir, oublie là cinq minutes !
      - C’est pas parce que je m’évapore à l’autre bout du monde que les gens que j’aime n’existent plus, proteste Laurent à bout d’arguments, je ne suis pas comme toi, moi !
      - Et c’est bien ça ton problème ! T’es juste pas foutu d’aller de l’avant. Oh c’est si facile de renoncer par nostalgie ! Quelle formidable douleur passive ! A notre arrivée en Ethiopie, tu me racontais que tu avais envie de t’en sortir, j’ai cru que tu m’appelais, je t’ai embarqué avec moi. Je t’ai proposé de faire un reportage, d’ouvrir un blog politique sur le quotidien d’Abbis Adeba, de faire des photos. Et l’idée que tu donnes des cours de communication et de journalisme à l’université, c’est encore moi ! Mais toi tu es resté là, prisonnier de ton imaginaire. Tu n’as pas bougé d’un pouce !
      - Si, j’ai bougé figure-toi ! C’est juste que moi j’aime ma femme comme un fou, j’arrive pas à la gommer en deux secondes parce que j’en rencontre d’autres ! C’est de quinze ans de ma vie dont il est question. Comment est-ce que ça peut-être aussi facile ?
      - Tais-toi, attends…
      - Je veux dire, dès qu’on pense pas comme toi, ça y est, on est des abrutis ! Mais c’est peut-être toi qui voit pas plus loin que le bout de tes couilles, parce que t’es trop occupé à t’auto congratuler et à…
      - Laurent, tu ne vois pas…
      - … te persuader que TU es le meilleur ! Oh mais non, laisse moi t’apprendre une petite chose mon vieux, tu es loin d’être le meilleur ! Tu ne sais même pas ce que c’est qu’être un père ! Qui était là pour Morgane le matin de la rentrée des classes, à la rassurer pour ne pas qu’elle ait peur, hein ? C’est bibi ! Et qui sait qui était là à la naissance d’Hugo à se faire broyer la main par Flo? Encore bibi ! Qui a prit tes enfants par la main ?
      - Arrête ça, j’ai l’impression d’être pote avec Yves Duteil. Regarde là-bas…
      - Et les fêtes d’anniversaires, la première communion, les Noëls, les…
      - Laurent !
      Raphaël a hurlé. Stupéfait, Laurent s’est arrêté net. Le souffle coupé par l’indignation, il suit des yeux le regard de Raphaël. A quelques mètres à peine, sur le côté de la route aride, une petite fille est allongée, telle une poupée désarticulée.
      -
      Tu vois où je veux en venir quand je te dis d’arrêter de ne penser qu’à toi ? demande Raphaël en sautant par-dessus la portière de la jeep devant la mine contrite de Laurent.

        * * *

        La bruine du petit matin s’est muée en pluie et le paysage se dilue sous le fouettement saccadé du balai de l’essuie-glace. Assise dans la voiture, Mathilde à les yeux rivés sur son rétroviseur et essaye de deviner la silhouette de sa fille aînée au milieu de la horde de lycéens qui se précipitent vers la sortie du grand bâtiment en briques. Au bout de quelques minutes, elle l’aperçoit et elle sourit malgré elle. Diane avance d’un petit pas pressé et sa queue de cheval balaie ses épaules en cadence. Elle porte un jean slim, des ballerines argentées et un long pull aux couleurs sombres. Son manteau Comptoir des Cotonniers, est boutonné de travers. Lorsqu’elle arrive à la hauteur du 4X4, elle adresse un petit signe à ses soeurs assises sur la banquette arrière et se précipite à l’intérieur pour se mettre à l’abri de la pluie.
        - Coucou tout le monde ! S’exclame t-elle en laissant sa mère la serrer furtivement dans ses bras.

        - Tu es jolie comme un coeur, la complimente Mathilde, les yeux brillants.
        Diane esquisse une petite moue incrédule en échappant à son étreinte avec agilité.
        -
        Tu as passé une bonne semaine chez Claire ? Demande sa mère en enclenchant le contact, et ce contrôle de maths, c’est allé ?
        - Oh, tu sais, on n’avait pas beaucoup bossé alors…
        - Diane, la gronde Mathilde, si ça continue tu vas finir en première technologique !
        - Et alors, s’insurge la jeune fille, qu’est-ce que tu as contre les sections technologiques ?
        - Rien, mais je pensais que tu voulais aller en section littéraire ?
        - C’est bien pour ça que les maths me servent à rien !
        Résignée, Mathilde secoue la tête sans parvenir à réprimer un petit sourire qui n’échappe pas à l’adolescente. On traverse une ville sombre, aux toits luisants et la jeune fille observe vaguement le paysage qui défile sous ses yeux. Son regard, que Mathilde ne peut pas voir, est fautif. Depuis qu’elle est rentrée de Nantes, la jeune fille ne peut s’empêcher de s’en vouloir d’avoir trahi la confiance de sa mère. D’autant qu’elle aimerait drôlement pouvoir se confier à elle, désormais. Drôle de sensation que d’être prise au piège par son propre mensonge. A croire que la plus grande partie de son existence se déroule désormais à l’insu de ses parents. Est-ce cela, grandir ? Un jour, se dit-elle avec un petit pincement au coeur, ce ne sera plus un adolescent boutonneux qui s’intéressera à elle mais un jeune homme. Bientôt, il ne sera plus question de premier baiser mais de désir. A cette idée, Diane ressent à la fois une bouffée d’angoisse et de fierté. Comme si elle lisait dans ses pensées, Mathilde se retourne brusquement vers sa fille et lui demande:
        -
        Au fait, tu pourrais me donner le numéro des parents de Claire ?
        - Pourquoi ? S’inquiète Diane en se redressant d’un coup sur son siège.
        - Eh bien, ces gens t’ont reçue chez eux pendant presque une semaine, la moindre des politesses serait que j’appelle pour remercier.
        - Oh nan, j’t'assure que c’est pas la peine m’man…
        - Si Diane, insiste Mathilde en fronçant légèrement les sourcils, ce sont des choses qui se font.
        - Mais puisque je te dis que c’est pas la peine, reprend la jeune fille avec une conviction peu crédible, je… je leur ai déjà offert un cadeau !
        - Un cadeau, s’étonne Mathilde, quel cadeau ?
        - J’ai apporté une bouteille de vin, bredouille l’adolescente en sentant ses joues s’empourprer.
        Diane devine avec inquiétude l’expression de Mathilde dans le rétroviseur. Ses traits semblent se détendre sous l’effet de la surprise.
        -
        Une bouteille de vin, toi ?
        -
        Oui, ment la jeune fille avec aplomb, j’ai même demandé conseil à un vendeur.
        - C’est vrai ce mensonge ?
        - Mais oui, puisque je te le dis.
        - Et tu as payé ça combien ?
        - Je sais plus, soupire Diane sur un ton faussement désespéré.
        L
        a jeune fille s’est recroquevillée contre le siège passager, les bras croisés très fort contre la poitrine, et laisse passer quelques secondes de silence, le temps de réfléchir à ce qu’elle pourrait bien répondre.
        -
        Six euros, hasarde t-elle finalement, une pointe d’interrogation dans la voix.
        -
        Six euros, s’indigne Mathilde, mais c’est de la piquette ! Tu vas me faire le plaisir de me donner le numéro de téléphone de ces gens, jeune fille !
        Alors que Diane s’apprête à répliquer, la petite voix de Lucie s’élève soudain depuis la banquette arrière. La fillette porte une jupe écossaise sur d’épais collants marron et un pull rouge un peu trop grand pour elle parce qu’elle l’a piqué à Iris. Deux petites nattes blondes tombent sur ses épaules frêles.
        -
        Je veux retourner à l’école, annonce t-elle.
        -
        Ce serait bien la première fois, s’amuse Mathilde en jetant à sa fille un regard à la fois tendre et moqueur.
        - J’veux pas aller chez le psy, bougonne la gamine en adoptant une petite moue contrariée.
        - Lucie, ma puce, il me semble qu’on a déjà discuté de ça. Tu y vas juste pour essayer, d’accord ?
        La petite fille hoche doucement la tête. Pendant quelques minutes, le silence retombe sur la petite voiture rouge et toutes trois retournent à leurs pensées. Diane pense à Claire, à qui elle n’a plus parlé depuis l’été et se demande ce qu’il pourrait se passer si sa mère appelait ses parents pour les remercier d’un séjour qui n’a jamais eu lieu. Mathilde pense aux embouteillages à Magnan et constate avec contrariété qu’elles vont arriver en retard à leur rendez-vous. Lucie, elle, se demande si elle sera obligée de parler de Barney au docteur. Finalement, c’est Iris qui prend la parole:
        - Chuis sûre qu’on irait même plus vite en poney ! Remarque la fillette avec espièglerie.
        Le sourire qui suit est unanime.

        * * *

        La psychologue se penche sur le dessin de la petite fille alors que Lucie rassemble avec précaution tous ses feutres sur le rebord de la table. Derrière ses lunettes aux montures en écailles, le Docteur Ricaut observe avec patience la fillette qui prend tout son temps pour les reboucher soigneusement, un par un.
        - Lucie, intervient-elle d’une voix douce comme pour rappeler sa présence à la petite fille, est-ce que tu pourrais m’expliquer ce que tu as dessiné ?
        La gamine esquisse un faible haussement d’épaules en se tortillant sur sa chaise. Elle entrouvre la bouche, comme si elle s’apprêtait à dire quelque chose et, finalement, se ravise.
        - Là par exemple, l’encourage le Docteur Ricaut en désignant une silhouette dont les couleurs passées se détachent à peine sur le papier, qui est-ce ?
        Lucie hésite un instant, ramasse une mèche qui tombe négligemment devant ses yeux clairs et détaille la psychologue avec un mélange de méfiance et d’appréhension. Madame Ricaut doit avoir à peu près le même âge que Mathilde mais elle ne lui ressemble pas du tout: elle est petite, pulpeuse et il y a moins de tristesse dans ses yeux. A côté, maman ressemble à une petite crevette, pense Lucie. Mais elle, elle trouve ça plus joli, une dame avec des formes; elle aurait presque envie de se blottir dans ses bras. D’ailleurs, elle regrette ce tailleur noir et sérieux que porte sa psychologue, beaucoup trop austère par rapport à la douceur de son regard.
        - C’est vos enfants, là ? demande soudainement la petite fille en montrant du doigt une photographie dont le cadre en bois est posé sur le bureau.
        Les cheveux châtains de la psychologue balayent fugacement ses épaules lorsqu’elle opine.
        - Oui, ils sont mignons, n’est-ce pas ?

        Lucie hoche la tête et un léger sourire se dessine à la commissure de ses lèvres.
        - Et comment ils s’appellent ?

        - A gauche, c’est Hanaé, elle a six ans. Et à droite, tu vois, c’est mon petit garçon. C’est encore un bébé, il est tout potelé ! Il s’appelle Térence.
        - Et toi alors, interroge la fillette avec un culot enfantin, comment tu t’appelles ?
        - Caroline.
        - Caroline, répète doucement Lucie en caressant l’image du bout des doigts, c’est joli.
        - Merci Lucie. Mais c’est de toi dont je voudrais parler aujourd’hui. Alors raconte-moi s’il te plaît, qui est cet homme sur ton dessin ?
        La petite fille lève la tête vers le plafond et soupire doucement.
        -
        C’est mon papa, balbutie t-elle d’une voix timide.
        -
        Et pourquoi l’as-tu fait aussi petit ?
        - Ben parce qu’il est loin, explique Lucie en haussant vaguement les épaules comme s’il s’agissait d’une évidence.
        - Et pourquoi est-ce qu’il n’est pas debout, comme les autres personnages de ton dessin ?
        Lucie marque un temps de silence, quelques secondes avant de relever les yeux pour regarder la jeune femme penchée au dessus d’elle.
        -
        C’est parce que, depuis qu’il est parti de la maison, c’est comme s’il n’était plus vraiment là.
        La fillette réfléchit une seconde, les sourcils froncés, choisissant ses mots avec soin.
        - C’est comme si il s’était endormi, ajoute t-elle d’un air grave.
        - Endormi ?
        - Oui, et seul le baiser de la princesse pourra le réveiller.
        - Mais elle ne le fait pas ?
        La petite fille secoue la tête avec vigueur.
        -
        Non, la princesse ne veut plus l’embrasser, plus jamais. Alors il faut qu’il trouve une autre princesse.
        - Et en attendant ?
        - En attendant, il dort.
        - Lucie, reprend doucement la psychologue, est-ce que c’est parce que ton papa s’est endormi que tu as besoin d’avoir Barney près de toi ?
        La fillette se renfrogne et enfonce sa tête dans son cou.
        -
        Ché pas…
        - Peut-être que tu as envie de partager avec lui tout ce que tu partageais avec ton papa avant qu’il ne parte, tu ne crois pas ?
        Une nouvelle fois, la petite fille hausse les épaules et laisse le silence répondre en un écho.
        - J’ai une idée, s’enthousiasme alors le Docteur Ricaut en se penchant vers l’avant pour ouvrir un des nombreux tiroirs de son bureau.

        Curieuse, Lucie s’incline à son tour et jette un œil intéressé par-dessus l’épaule de la jeune femme.

        - Qu’est-ce que c’est ? ne peut-elle pas se retenir de demander alors que la psychologue lui tend un petit cahier dont la couverture jaune, à moitié déchirée, semble avoir été vieillit par le temps.
        - Vas-y, ouvre-le.
        Docile, la fillette entreprend de feuilleter les pages du carnet et ses yeux s’éclairent alors qu’elle lève le nez vers le Docteur Ricaut.
        - Ooooh, ce sont des dessins d’enfants !

        La jeune femme acquiesce d’un léger hochement de tête.
        - Ce sont les dessins de ma fille, précise t-elle.

        - Elle dessine bien, conclut Lucie en détaillant avec sérieux le croquis d’une petite fée assise sur une branche d’arbre.
        - Elle dessine tout le temps, rectifie la psychologue. Et j’aimerai que tu fasses comme elle.
        - Moi ? Mais pourquoi ?
        Caroline Ricaut esquisse un sourire, satisfaite de constater qu’elle a réussi à attiser l’intérêt de la petite fille.
        -
        Ecoute-moi bien, Lucie. Je vais te donner ce carnet. Et je voudrais que tu en prennes bien soin et que tu l’emportes partout avec toi.
        - Tout le temps ?
        - Tout le temps. Parce que j’aimerai que, quand quelque chose te tracasse, ou simplement quand tu as envie de raconter un événement de ta journée à Barney, tu le dessines.
        Lucie referme le cahier dans un claquement sec.
        -
        Mais alors, je pourrai plus lui parler ? S’inquiète t-elle.
        - Si, bien sûr que si ! Mais tu verras que tu en auras moins besoin. Et la semaine prochaine, quand tu reviendras me voir, on regardera ton cahier toutes les deux et on pourra en discuter. Est-ce que tu es d’accord ?
        La fillette hoche vigoureusement de la tête, le petit cahier jaune serré tout contre sa poitrine. Finalement, Lucie aime bien aller chez le psy; d’habitude, les grandes personnes n’écoutent jamais ce que les enfants ont à dire.

        Ou à dessiner.

        * * *