C’est l’histoire d’une jeune fille qui se voudrait différente,
Du bonheur de se retrouver malgré le temps qui passe
Et d’un petit livre à la couverture orangé.

C’était un sentiment nouveau.

Quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti jusqu’alors: un drôle de mélange entre cette appréhension qui pesait fort sur sa poitrine et une petite fierté presque diabolique qui lui chatouillait délicieusement l’épiderme. Sans doute que l’indépendance ne pouvait pas exister sans un léger pincement au cœur.
Il s’était écoulé près d’un mois depuis que Mathilde avait visité cette maison pour la première fois mais, entre les heures passées au bureau et sa vie de famille, elle arrivait à peine à réaliser qu’elle était désormais chez elle. A partir de maintenant, ce n’était plus Laurent qui payait les factures ou qui gérait l’intendance. Et puis, plus la peine de trouver un consensus avec Florence pour décider quelle petite lampe irait le mieux sur la table basse ni de se battre pour que le cadre de son arrière grand-mère ne trône pas sur la cheminée du salon. Non, c’était Mathilde qui décidait. Et c’était drôlement bon. Mais les travaux s’éternisaient: des cartons à moitié vidés traînaient encore dans chaque recoin de la villa et rien n’était vraiment terminé, à sa grande frustration. Le soir, une fois les petites endormies, elle essayait toujours de se mettre à ranger mais ne trouvait jamais autant de force que nécessaire et finissait toujours par s’affaler sur le canapé; un verre de rouge à la main, « Sur la route de Madison » à la télé. Depuis qu’elle ne vivait plus en couple, la jeune femme avait cessé de visionner toutes ces séries qui occupaient nombres de leurs soirées auparavant et initiait désormais Diane au plaisir des classiques. Enroulées dans cette vieille couverture en laine rouge qui faisait partie du décor depuis toujours, elles se blottissaient l’une contre l’autre avec une tablette de chocolat au lait et un paquet de mouchoirs. Elles adoraient surtout louer des histoires romantiques, des trucs de filles comme disait Diane, ce qui désignait tout ce que Laurent rechignait à regarder, leur préférant le dernier «Dexter».


Mais aujourd’hui c’est mercredi et elle a pris sa journée. Si bien que, depuis ce matin, Mathilde, Diane, Iris et Lucie s’activent avec enthousiasme dans leur nouvelle maison. La jeune femme  donne un dernier coup de pinceau et recule de quelques pas pour mieux juger de l’effet. Une peinture lisse et sans bavures recouvre la porte. L’ensemble est soigné, frais et original: une professionnelle n’aurait pas fait mieux, se félicite-elle. La moitié de la pièce dans laquelle elle se tient a déjà été tapissée et les soubassements ont été repeints en blanc. Satisfaite, Mathilde s’essuie les mains à un torchon et passe dans la pièce voisine où elle trouve sa fille aînée, juchée sur une échelle double. Vêtue d’une salopette effilochée et d’un vieux tee-shirt «Le Roi Lion» acheté à Disney Land du temps de Moïse, l’adolescente applique une large bande de papier rose pâle sur les murs de sa chambre. La pièce est baignée d’une clarté dorée, caractéristique des belles journées d’hiver. Armée d’une brosse souple, Diane caresse la surface pour effacer le moindre pli et Mathilde esquisse un sourire, attendrie par le petit air concentré qui altère les traits de l’adolescente. Des planches posées sur des tréteaux supportent quelques rouleaux de papier, un pot de colle et une mini chaîne-hifi d’où s’échappe une musique explosive.
-  Oh non, se désole Lucie en se plantant à son tour derrière Diane, j’aurai préféré du rose !
-  Mais c’est du rose, rétorque la jeune fille en tendant le lé par le bas.
-  Ben c’est pas du vrai rose alors, c’est du faux. Parce que le vrai rose, il est quand même vachement plus rose !
Diane se retourne alors vers sa petite sœur, les mains sur les hanches et les sourcils vaguement froncés:
-  Tout le monde n’a pas la chance d’habiter une maison de Barbie ! remarque-t-elle avec espièglerie.
Pour toute réponse, Lucie lui tire la langue avec élan. En un instant, la gamine a dévalé les escaliers, sans doute pour rejoindre Iris qui dessine une marelle de toutes les couleurs sur les dalles du jardin. Remarquant alors la présence de Mathilde à côté d’elle, un sourire éclaire le visage de Diane:
-  C’est beau, hein? Hurle-t-elle pour mieux couvrir le bruit de la chanson.
Mathilde baisse un peu le son de la radio et adresse à sa fille une grimace légèrement ironique:
-  La couleur des murs de ta nouvelle chambre ou cette musique de barbare ?
La jeune fille hausse les épaules et lance à sa mère un regard consterné, un regard bien connu de Mathilde qui signifie: «Tu es définitivement un cas désespéré, ma pauvre maman.»
-  Cette musique de barbare comme tu dis, rectifie Diane comme si Mathilde venait de l’attaquer personnellement, c’est System of a Down. Et tout le monde écoute ça au lycée, parce que c’est juste trop g-é-n-i-a-l. Et puis en plus, le groupe est engagé politiquement, pas comme tous ces nunuches de la Nouvelle Star !
-  Je te ferais dire qu’il y a une époque encore très récente, jeune fille, tu n’avais pas un jugement si sévère sur la Nouvelle Star… Et en particulier sur un certain Julien Doré dont tu arborais fièrement le poster au dessus de ton lit ! Me trompe-je ?
Alors que l’adolescente s’apprête à riposter, un bruit sourd résonne au rez-de-chaussée. Diane dégringole de son échelle et toutes les deux se précipitent au premier étage où elles découvrent Lucie, étalée de tout son long sur le carrelage, un pot de peinture dégoulinant à ses pieds. Le jean de la fillette est maculé de tâches et son petit visage, délicat et joufflu, s’empourpre instantanément.
-  Bon sang Lulu, s’exclame Mathilde en descendant quatre à quatre les quelques marches qui la séparent de sa fille regarde un peu où tu mets les pieds !
-  Pardon, bredouille la gamine en s’empressant de se remettre sur ses jambes, j’ai pas fait exprès…
Les joues roses, Lucie referme d’un claquement sec un petit cahier jaune qu’elle cache derrière son dos avec la précipitation gauche d’un voleur prit sur le fait. Levant les yeux au ciel en signe de désarroi, le regard de Mathilde tombe sur  le petit réveil posé sur la commode en bois clair; constatant l’heure tardive, la jeune femme porte instantanément une main à sa bouche.
-  Oh non ma Luciole, on va être drôlement en retard chez ton psy ! Viens vite dans la salle de bain que je te débarbouille !
Alors que Mathilde s’empresse de remonter les escaliers, talonnée de près par une Lucie penaude, elle s’écrie sans se retourner:
-  Dianette chérie, ça ne te dérange pas de garder Iris une heure ou deux ?
La petite voix d’Iris s’élève alors depuis la cuisine:
-  Pas de problème, annonce la petite fille avec une désinvolture comique, je me débrouillech trèch biench toute seulech !
Tout en tournant déjà les robinets de la baignoire d’une main et en déshabillant Lulu de l’autre, Mathilde la gronde avec une tendre sévérité:
-  Je t’entends d’ici Iris, range immédiatement ce pot de Nutella dans le placard !
Bougonnement de la gamine. Soupir de Mathilde. Décidemment, la vie d’une maman active et célibataire était un combat de tous les instants.

* * *

Debout face à la glace, Florence fait la moue et se décide pour un maquillage léger. Puis, elle enfile un jean, enlève le jean, passe une jupe, enlève la jupe et remet le jean. D’une main nerveuse, la jeune femme lâche à nouveau l’élastique qui retient ses cheveux. D’épaisses boucles blondes tombent en désordre sur ses épaules dénudées et la jeune femme ne peut réprimer une grimace.
-  Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous, s’agace-t-elle en glissant la brosse le long de son épaisse chevelure, hein?
Un soupir résigné s’échappe de sa poitrine et elle décide alors de tenter de se coiffer la tête en avant. Dix minutes passent encore avant qu’elle ne se mette à la recherche de cette petite trousse argentée -celle dans laquelle elle range toutes ses barrettes- lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit, perturbant son activité. Florence réprime un juron et enfile à la hâte une courte robe en coton noir pendue au chauffage de la salle de bain.
-  Je déteste les visites impromptues, explique-t-elle à son reflet dans le miroir, y’a rien de piiiire pour une femme !
Un instant plus tard, elle ouvre la porte d’entrée à contre cœur et se retrouve nez à nez avec Simon. Celui-ci l’accueille avec un sourire rayonnant.
-  Bonjour toi, s’exclame t-il avec jovialité.
-  S’lut, bougonne-t-elle alors qu’il se glisse déjà à l’intérieur de l’appartement.
Il pique un baiser sur sa joue et lui tend un gros bouquet de tulipes jaunes.
-  J’ai pensé que les roses rouges ça ferait peut-être un peu trop, admet t-il avec une sincérité déconcertante, mais j’ai quand même hésité.
Pivotant sur lui-même, l’homme détaille avec un intérêt non dissimulé la pièce dans laquelle il vient de pénétrer et se permet même quelques pas jusqu’au salon. La lumière de cette fin de matinée filtre doucement à travers les persiennes faisant danser la poussière au dessus du canapé aux larges accoudoirs en bois. Plusieurs coussins colorés s’y amoncèlent négligemment. A côté, la bibliothèque croule sous le poids des livres entassés en pagaille.
-  Dommage, constate t-il avec une pointe d’amertume dans la voix, ça aurait été parfait avec la déco.
-  La prochaine fois, le rassure-t-elle en étouffant un bâillement.
Il lui sourit avec bienveillance et tente de la saisir par la taille. Mais la jeune femme lui échappe avant que leurs lèvres ne se rencontrent, à la fois rieuse et agacée. Oscillant entre deux attitudes contradictoires, Florence s’immobilise au milieu de la pièce.
- Qu’est-ce que tu fais là, Simon ?
Ce dernier baisse les yeux et laisse passer quelques secondes de silence avant d’avouer avec une tristesse contrôlée:
-  Eh bien, tu n’as pas réagi à mon petit cadeau de la dernière fois.
-  Les fleurs ?
Il approuve d’un léger signe de tête. Elle dépose le nouveau bouquet sur le bord de la table.
-  Non, ment-elle avec un aplomb, je n’ai pas trouvé le temps.
-  Et tu ne réponds pas non plus à mes appels des semaines. Je m’inquiétais !
-  Menteur.
-  Quoi ?
-  Tu ne t’inquiétais pas du tout, s’emporte-t-elle, tu as très bien saisi le message. Je ne répondais pas à tes coups de fils parce que je n’en avais pas envie !
-  Mais pourquoi ? Tu es toute seule toi aussi !
-  Je… justement, je suis toute seule. Tu comprends ça ? Toute seule. Avec deux enfants à élever, une carrière, des passions, des copines, des tas de choses à faire… Je n’ai pas la force de m’encombrer d’un homme.
-  D’un homme tout court, ou juste de moi ?
-  En l’occurrence, admet-elle, de toi… mais parce que tu es un homme, justement !
-  Un point pour toi, reconnaît t-il en lui adressant un petit clin d’œil.
Elle sourit presque.
-  Bon, tu me laisses tranquille maintenant ?
-  Non.
-  Comment ça, non ?
-  Tu n’as peut-être pas envie de moi, mais moi de toi, si. Je ne vois pas pourquoi je te laisserai gagner.
-  Et qu’est-ce que tu proposes ?
-  Une autre chance. Un resto, un ciné, une balade le long de la plage, un  truc bien cliché ou bien juste une nuit. Tout ce que tu veux. Mais ne me jette pas avant même de me connaître, c’est injuste. Tu sais, des tas de nanas se battraient pour être à ta place !
-  Dans ce cas, pourquoi perds-tu ton temps avec moi ?
-  Parce que tu me plais, ça ne s’explique pas.
Désemparée, Florence laisse tomber ses bras le long de son corps et secoue la tête avec un petit air fataliste. Il insiste:
-  Tu peux au moins me servir un café, non ?
Un ange passe.
-  S’il te plait.
Alors qu’elle s’apprête à céder devant un tel entêtement et l’entraîne vers la cuisine à reculons, la frêle silhouette de Morgane apparaît dans l’entrebâillement de la porte.
-  Coucou toi, lance Simon en l’apercevant, comment tu t’appelles ?
La gamine adresse à sa mère un regard inquiet auquel celle-ci répond par un vague haussement d’épaules.
-  Morgane, balbutie timidement la petite fille en se tournant à nouveau vers lui.
-  Oh c’est drôlement joli, siffle-t-il avec admiration. C’est le prénom d’une fée, tu savais ?
La fillette acquiesce, les yeux brillants de fierté. Elle hésite une seconde avant de s’approcher et de se planter juste en dessous de lui, les mains posées sur les hanches, dans une attitude de défi.
-  Et toi, demande-t-elle avec effronterie, comment tu t’appelles ?
-  Simon.
-  C’est joli aussi, c’est un prénom de juif !
Florence porte une main à ses lèvres:
-  Morgane, souffle-t-elle, retire tout de suite ce que tu viens de dire !
Mais Simon l’arrête d’une main levée en lui adressant un regard compatissant et prouve son bon caractère en esquissant un franc sourire. La petite rouquine se balance d’un pied sur l’autre, sans bien comprendre le sens de sa bêtise:
-  Ben quoi, reprend la petite fille, c’est papa qui dit toujours ça !
-  Qu’est-ce qu’il dit ton papa ?
-  Eh ben il dit que tous les Juifs, ils s’appellent Simon ou si c’est une fille, Rachel.
-  Il n’y a pas que ces deux là quand même, précise Simon en s’agenouillant à la hauteur de l’enfant, mais il faut croire que ton père a raison puisque ma mère était effectivement d’origine juive.
-  Haaaan et ton papa, il était au courant ?
-  Morgane !
Florence fait les gros yeux mais en réalité elle a du mal à contrôler le fou rire qui la gagne. A côté d’elle, Simon sourit de plus belle et ébouriffe spontanément les cheveux de la petite fille. Elle proteste:
-  Mais euh t’es casse pieds, tu me décoiffes !
Simon se relève en s’excusant avec tout le sérieux du monde et se retourne vers Florence:
-  Elle est trop mignonne, j’aurai adoré avoir une môme pareille !
Il y a un tel charme dans cet aveu que Florence ressent une bouffée de tendresse envers cet homme à qui elle n’accordait aucun crédit quelques minutes auparavant. Elle le remercie d’un sourire spontané.
-  Alors ce café, s’exclame-t-elle comme pour dissiper cette soudaine complicité qui la met mal à l’aise, j’espère que tu l’aimes serré !
A peine se sont-ils installés l’un à côté de l’autre, les coudes appuyés sur le comptoir qui sépare le salon de la cuisine, que Morgane les rejoint en trottinant. Le nez en l’air, la petite fille respire l’odeur familière de l’arabica et se hisse sur un tabouret en faisant pendre ses jambes dans le vide.
-  Mais maman, demande-t-elle en posant son menton entre ses mains, on ne devait pas aller chez le Docteur ?
-  Oh mer…credi, s’exclame Florence en se tapant la main sur le front, ça m’est complètement sortie de l’esprit !
Une demi-seconde plus tard, comme soudain sortie de sa léthargie, la jeune femme adresse à Simon quelques excuses embrouillées en le reconduisant à la hâte vers la sortie, avec des petites tapes dans le dos. Pressée par le temps, elle s’entend à peine lui promettre que oui, il y aura bien une prochaine fois et que non, elle n’ignorera plus ses appels. Curieuse, Morgane se penche en arrière et les observe s’éloigner sans réussir à réprimer le petit sourire qui étire le coin de ses lèvres. Avant que Florence ne claque la porte derrière lui, Simon avance un pied dans l’embrasure:
-  Hé petite fée, dit-il à l’attention de la fillette, ça te dirait qu’on aille voir le dernier Disney ce soir ?
La gamine bondit sur ses pieds en tapant des mains:
-  «Il était une fois», s’enquiert-t-elle la mine réjouit, l’histoire la jolie princesse bannie de son royaume des princesses par la vilaine sorcière ?
Il approuve en riant, sans laisser à Florence l’occasion de rétorquer quoi que ce soit.
-  Oh ouiiiii !
-  Mais tu as école demain, intervient sa mère avec affolement, il me semble que ce n’est pas très raisonnable de…
-  Oh maman, s’il te plééééééééé ! Toutes les copines l’ont vu sauf moi ! Dis oui, dis oui, dis oui, dis oui !
Alors Simon retire son pied, visiblement fier de son petit effet. Florence ébauche une petite moue contrariée, le regard faussement sévère. Morgane est pendue à la manche de son pull, les mains jointes sous le menton, dans une posture suppliante de condamné qu’on oblige à se taire.
-  Dis ouiiiii !
Les yeux de Florence passent de Morgane à Simon et de Simon à Morgane sans bien savoir quelle attitude adopter. Elle n’a pas aucune envie de se forcer mais elle ne veut pas non plus tenir le rôle de la méchante devant sa fille. Et puis, l’acharnement de Simon flatte délicieusement son égo. Elle marque une brève hésitation et, finalement, abdique en bonne perdante.
-  Très bien, concède-t-elle, mais on ne rentre pas tard je vous préviens !
Simon adresse un sourire triomphant à la petite fille qui le lui rend avec ravissement.
-  Alors à ce soir Mesdemoiselles, s’exclame t-il en tournant les talons, faites-vous belle !

* * *

-  Selon Ramonet, l’accident mortel dont la princesse Diana a été la victime il y a une dizaine d’années illustre parfaitement la tendance actuelle qui est à la sur-médiatisation. En fait, ce qui s’est produit à ce moment-là dans les médias, c’est une sorte de court circuit médiatique, comme il l’explique au premier chapitre, par lequel Diana a quitté le périmètre limité et folklorique du people pour entrer de plain-pied dans les rubriques principales des quotidiens de la presse politique. C’est pourquoi on peut alors parler de psychodrame planétaire. Ce qui est indiscutable, toujours pour le journaliste hein, c’est que nous avons vécu le premier épisode de l’ère de l’information globale.

Tout en parlant, Laurent chasse d’un geste désinvolte une mouche qui vole un peu trop près de son visage. Déconcentré, il observe l’insecte s’éloigner par la fenêtre entrouverte avant de poser son regard sur l’horloge murale surplombant la porte de l’amphithéâtre et d’ainsi s’apercevoir que le cours tire à sa fin. Alors qu’il conclut son explication d’un léger signe de tête,  les élèves se redressent d’un même mouvement et applaudissent avec ardeur. Un franc sourire se dessine alors à la commissure des lèvres de Laurent, faisant saillir ses pommettes. Il ne sait absolument pas si ces jeunes applaudissent ou non tous leurs professeurs, et à vrai dire il s’en fiche pas mal: quoi qu’il en soit, cette marque de reconnaissance lui réchauffe le cœur.
Alors que les étudiants s’échappent déjà de la salle dans un joyeux brouhaha, il rassemble ses fiches qu’il a éparpillées sur le bureau et laisse son esprit vagabonder. Pour la dixième fois depuis le début de la journée, les pensées de Laurent vont vers cette petite fille, trouvée un mois plus tôt, inconsciente sur le bord de la route. Paralysé devant le corps de la fillette, il avait admiré la facilité inattendue avec laquelle Raphaël s’était occupé d’elle, l’avait soulevé, rassuré, serré entre ses bras. Et puis la façon dont il lui avait parlé, aussi: doucement, tout doucement, presque comme dans un souffle. Alors oui, bien sûr que c’était son métier, mais Raphaël avait un don, Laurent en était désormais certain. Peut-être même que, finalement, il n’était pas si égoïste qu’il semblait l’être en apparence. En fait, Raphaël faisait simplement parti de ces esprits libres qu’un carcan routinier étouffait forcément. Et ce jour-là, Laurent avait soudain décidé de prendre un peu exemple sur lui, pour une fois. Depuis le souvenir de la fillette abandonnée restait un moteur pour lui, une véritable raison d’être encore là, dans ce pays si loin des siens. Quelque chose comme un désir d’être utile et de se sentir vivant tout à la fois.

Après maintes tergiversations, il avait donc accepté l’offre d’assistanat à l’université et annoncé à Mathilde qu’il ne rentrerait pas pour Noël. Elle lui en avait voulu, forcément. Au milieu de ses reproches façonnés de culpabilité, la jeune femme l’avait même comparé à Raphaël, puisque lui non plus n’avait pas tenu une promesse faite à ses enfants. Mais Mathilde était bien loin d’imaginer que rien ne pouvait alors faire plus plaisir à son mari. La déprime latente à laquelle il avait dû faire face le soir du réveillon en imaginant  les femmes de sa vie réunies ensemble au pied du sapin n’avait pas suffit à ébranler sa détermination. Une semaine plus tard, Florence lui avait envoyé par mail une vidéo prise lors du spectacle de Lucie, celui où elle était déguisée en ange. Et Laurent avait sourit entre ses larmes parce que bien que ses filles continuent à lui manquer, il refusait désormais d’en faire un drame. Il était enfin conscient qu’il devait faire sa vie de son côté, qu’il avait droit au bonheur, et que s’épanouir ferait de lui un meilleur père.

-  Félicitations, c’est rare d’applaudir un prof !
La voix, venue de très loin, le sort soudain de sa torpeur. Debout face à lui, une jeune fille au teint pâle et aux yeux brillants lui sourit avec bienveillance. Il s’étonne:
-  Je croyais que c’était normal, ici.
-  Pas plus qu’en France.
-  A vrai dire, mes études commencent à dater, je croyais être devenu un vieux crouton !
-  Oh non alors, vous n’avez vraiment rien d’un vieux crouton, assure-t-elle en secouant la tête.
Il ébauche un sourire gêné, sans bien savoir qu’est-ce qu’il est sensé répondre à cela.
-  Donc, hasarde t-il avec maladresse, j’imagine que je vous reverrez à mon prochain cours ?
C’est au tour de son interlocutrice de sourire.
-  Vous ne me reconnaissez pas, n’est-ce pas ?
Il soupire, désarçonné.
-  Oh mon Dieu, je devrais ?
-  Nina, annonce-t-elle en lui tendant la main, on s’est rencontré une fois…
-  Vous aussi vous donnez des cours ici ?
Elle rit.
-  Non, non: j’en prends ! Je suis une élève du Docteur Forester, précise-t-elle avec une fierté qu’elle a du mal à dissimuler.
-  C’est vrai ! Nina. Je vois très bien maintenant. Excusez-moi, je suis un peu  stressé. C’est ma première semaine de cours !
-  Je comprends, je comprends… Et si nous allions manger un bout, histoire de décompresser ?

Ces mots joyeux et presque étonnés sont sortis tous seuls, avec un naturel déconcertant, comme quand on allume une radio et qu’une voix chante, remplissant soudain la pièce. Prit de cours par la proposition, Laurent reste perplexe quelques secondes. Elle insiste:
-  En plus, j’ai lu une analyse à propos de l’importance de l’éducation en Ethiopie face aux mensonges des médias et j’aimerai bien avoir votre opinion sur le sujet.
Se sentant à nouveau en terrain connu, les traits de Laurent se détendent en un instant.
-  Dans ce cas, consent-il, pourquoi pas !
-  La cafet est par là, indique-t-elle en pivotant sur ses petites bottines à talons.
Il la retient par la manche.
-  Vous n’auriez pas une autre idée ? J’avoue que je commence à me lasser de cette cafétéria glauque. Et puis, j’ai toujours la sensation désagréable de ne pas y être à ma place.
Nina lève vers lui un sourcil interrogateur.
-  Le complexe du vieux crouton, avoue t-il à voix basse.
Déjà, la jeune fille l’entraîne par le bras avec un enthousiasme contagieux.
-  Je connais cette ville comme ma poche et je suis de celles qui ne sont jamais à court d’idées, venez !

* * *

A peine sa mère a-t-elle claqué la porte que Diane se précipite à la fenêtre de sa chambre  pour être bien sûre de voir la voiture démarrer. Le rideau soulevé entre ses doigts aux ongles roses, elle regarde avec fièvre le 4X4 disparaître au coin de la rue. Puis, la jeune fille se faufile jusque dans la salle-de-bain où elle nettoie avec frénésie sa peau pleine de peinture en les frottant avec une pierre ponce. Elle a les mains brûlantes et rouges lorsqu’elle retourne vers sa chambre, sur la pointe des pieds. Avant de s’enfermer, elle s’immobilise un instant sur le seuil, l’oreille tendue: dans la pièce voisine, sans doute assise en tailleur sur son tapis molletonné de petite fille, Iris semble jouer à la maison de poupées.  Rassurée, Diane tourne la clef dans la serrure, s’agenouille près de son lit dont elle soulève légèrement le matelas sous lequel elle glisse une main experte. Un instant plus tard, elle en sort un petit livre de poche à la couverture orangée qu’elle brandit comme un trésor.
Installée dans un recoin de sa chambre, le dos appuyé contre le chauffage, Diane mâchonne un crayon en récitant:
«Ton bonheur est là devant toi et tu n’as qu’à le prendre. Tu es fiancée Antigone, tu es jeune, tu es belle. Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c’est sur toi que se retournent les petits voyous dans les rues; que c’est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes sans pouvoir te quitter des yeux
Lorsqu’elle parvient à la fin de la phrase, le silence qui règne désormais dans la pièce s’infiltre le long de son échine la faisant frissonner. Autour d’elle, le monde semble s’être mis en pause. Alors, Diane referme doucement le livre et répète le passage en boucle dans sa tête. Elle bute encore sur certains mots, mais elle y est presque.
-  Ton bonheur est là, devant toi. Tu n’as qu’à le prendre.
Oh, comme elle aime cette phrase ! Rien que pour ça, elle recommence encore, mais à voix haute cette fois, juste pour mieux l’entendre résonner dans son cerveau. Les paupières closes, les lèvres à peine entrouvertes, Diane murmure:
-  Ton bonheur est là. Devant toi. Tu n’as qu’à le prendre.
C’est drôle, la façon dont s’est dit. Dans la bouche d’Ismène, on dirait que le bonheur est devenu un petit morceau de papier, un objet de rien du tout, une petite satisfaction sur laquelle les individus auraient de l’emprise. Il n’y aurait qu’à tendre la main pour l’attraper, pour se l’approprier, pour qu’il grandisse. Il suffirait juste de le vouloir. Et si c’était vrai ? Après tout, les choses n’ont pas toujours besoin d’être compliquées.
Diane pense qu’Antigone n’est pas très douée pour le bonheur et que privilégier un mort quand on aime autant la vie, c’est absurde. Du haut de ses quinze ans, la jeune fille considère qu’Ismène est en droit de s’insurger, d’essayer de faire entendre raison à sa sœur.
A vrai dire, même si elle refuse de se l’avouer, cette histoire lui plait bien finalement. Et elle se laisse prendre au jeu avec un plaisir qui l’étonne elle-même. C’est comme si le fait d’avoir un domaine rien qu’à elle, où elle s’épanouirait à l’insu de ses proches, lui conférait une certaine supériorité sur ses amies seulement intéressées par les sorties et aux garçons. Tellement futiles ! Il semble à Diane que le théâtre, tant qu’il resterait son secret, garderait un drôle de petit goût d’interdit. A cette pensée, la jeune fille se laisse envahir avec fierté par le délicieux vertige de la désobéissance et un petit sourire discret se dessine à la commissure de ses lèvres. Presque par inadvertance.

* * *

Une circulation dense encombre les rues de la ville et Mathilde, maudissant à haute voix l’ensemble des autres automobilistes, ne cesse de vérifier sa montre dont les aiguilles paraissent prendre un malin plaisir à tourner plus vite que de coutume. Vingt minutes plus tard, elle se gare enfin à quelques pâtés de maison de sa destination et effectue le reste du trajet d’un pas pressé, en traînant Lucie par la main. Après avoir sonné à l’interphone du Docteur Ricaud, poussé la lourde porte de bois et s’être engouffrée dans l’ascenseur, Mathilde se précipite dans la salle d’attente en priant pour ne pas être trop en retard. A peine a-t-elle franchi le seuil de la pièce, qu’elle aperçoit avec surprise Morgane qui sort du cabinet du psychologue pour enfant. La gamine lève le nez vers Mathilde et, après un bref instant d’étonnement, se précipite entre ses bras.
-  C’est toi qui viens me chercher aujourd’hui, interroge t-elle d’une petite voix fluette,  maman n’a pas pu ?
Interdite, Mathilde se retourne et découvre Florence, debout juste derrière elles, essoufflée, les bras ballants. Celle-ci lui sourit, avec une petite moue désolée, celle d’une gamine prise sur le fait qui quémanderait un peu d’indulgence. Attendrie, Mathilde lui rend son sourire sans même y penser.
-  Eh bien, plaisante-t-elle comme pour dissiper l’incident, les grands esprits se rencontrent !
-  Il paraît que c’est le lieu, réplique Florence du tac au tac.

Et alors, contre toute attente, les jeunes femmes éclatent de rire. C’est un fou rire complice, incontrôlable, de ceux que l’on ne peut partager qu’avec des amis de longues dates. Alors que les années défilent à la croisée de leurs regards, les barrières qui les séparaient jusqu’alors tombent enfin sous les yeux médusés de Morgane et Lucie qui se demandent où sont passées les grandes personnes.

Une heure plus tard, Lucie sort à son tour de chez sa psychologue en sautillant et toutes les quatre se retrouvent attablées autour d’un café, pour les mères, et d’un jus d’abricot pour les petites qui le sirotent avec délice en suçotant le bout de leurs pailles fluo. C’est le jour du marché sur le cours Saleya, grande avenue piétonne du centre de Nice, et les fillettes demandent bien vite la permission d’aller se balader plus loin, juste pour mieux humer les mille saveurs dont les parfums appétissants flottent dans l’air. Le soleil glisse entre leurs cheveux et les jeunes femmes les suivent un instant du regard avec une tendresse toute maternelle.
-  Alors, demande Mathilde en se tournant soudain vers Florence, depuis combien de temps Morgane est suivie par le Docteur Ricaud ?
Flo gonfle ses joues et chasse la question d’un geste de la main.
-  Je ne sais plus vraiment. C’est si important ?
-  Oui, ça l’est. C’est pour savoir depuis combien de temps tu ne me fais plus confiance.
-  Ne dis pas de bêtises, j’ai une confiance aveugle en toi et ça n’est pas prêt de changer.
-  Mais ?
Florence laisse passer quelques secondes de silence.
-  Mais tu m’impressionnes.
Les mots sont tombés tous seuls, comme un fardeau devenu trop lourd à porter. Florence sent instantanément ses joues se colorer alors que l’incompréhension agrandit les yeux clairs de Mathilde. Déconcertée, celle-ci tente vainement d’assimiler l’information que son amie vient de lui transmettre.
-  Je t’impressionne ? Répète-t-elle.
-  Mais oui Mathilde, et c’est normal ! Tes filles sont un modèle de stabilité alors que la mienne pourrait déjà être l’héroïne d’un film de Woody Allen ! Ton couple a duré quinze ans, alors que je n’arrive toujours pas à tourner la page sur un salaud qui m’a largué sans ménagement. Et maintenant que tu es divorcée, rappelle-moi combien de temps ça t’a pris avant de retrouver un homme, tout aussi charmant et attentionné ? Sérieusement, je ne sais pas comment tu fais. Et moi, j’ai la sensation de tout faire de travers alors que tu gères ta vie d’une main de maître. Je me sens nulle comparée à toi, j’ai l’impression de toujours tout faire moins bien. Alors oui, c’est vrai, je n’avais pas envie que tu saches que Morgane allait voir un psy parce que j’avais l’impression que tu allais me juger, croire que je n’étais pas capable de prendre soin de ma fille; c’était de la fierté, voilà tout.
Abasourdie, Mathilde secoue la tête avec emportement.
-   Mais je suis loin d’être celle que tu crois ! Je suis tellement dépassée moi aussi, si tu savais. Et pour preuve, ma Lucie aussi va chez le psy… sauf que je n’ai pas eu honte de le dire, moi. Il n’empêche que parfois, j’ai tellement la trouille que j’ai ce poids qui pèse tellement fort contre ma poitrine que je n’arrive même plus à pleurer. Et alors je reste éveillée, des nuits entières, à me demander si j’ai fait les bons choix et si j’ai pris les bonnes décisions. Pour elles, pour moi. Oh, c’est tellement plus facile quand le destin prend les décisions à notre place, qu’il n’y a plus qu’à obéir…
Une ombre passe sur les traits de la jeune femme. Florence pose spontanément sa main sur la sienne et prend une profonde inspiration avant de dire:
-  Je suis désolée, Mathilde.
Celle-ci relève la tête:
-  De m’avoir mentit ?
-  Oui, mais pas que. Je suis désolée de bien plus encore. On était si proches avant… Il y a une époque, pas si lointaine, où te mentir m’aurait paru complètement incongru et aujourd’hui…
Florence baisse les yeux, en signe d’impuissance.
-  Ne pense surtout pas que mon mensonge signifie que je ne t’aime plus, reprend-t-elle avec élan, bien au contraire !
Le visage de Mathilde se brouille aussitôt et elle détourne vivement la tête, comme pour ne pas perdre le peu de constance qui lui reste.
-  Moi aussi, bougonne la jeune femme dans un souffle presque inaudible, moi aussi je suis désolée.
Elles se sourient à travers leurs larmes et partage un instant l’émotion d’une complicité palpable. Florence fouille dans son sac et tend une cigarette à Mathilde, qui la glisse entre ses lèvres avec reconnaissance. Toutes les deux fument quelques minutes sans dire un mot, perdues dans leurs pensées. Elles se disent des foules de choses en silence à propos du temps qui passe, du bonheur de se retrouver l’une en face de l’autre après tout ce temps, de leurs doutes et de leurs blessures. Et puis, Florence hausse vaguement les épaules.
-  En plus, je ne sais pas si c’est vraiment bénéfique toute cette histoire de psy. Parce que j’essaye tellement de suivre les conseils du docteur que je perds toute spontanéité à l’égard de Morgane: toutes mes réactions sont longuement réfléchies. Je t’assure que parfois, c’est juste épuisant.
Mathilde acquiesce d’un léger signe de tête tout en pensant au petit cahier que Lucie trimballe désormais partout avec elle. Et aussi à la difficulté d’élever des enfants quand on est toute seule et à Laurent qui a refusé de rentrer pour Noël. A cette idée, elle soupire avec une rancœur mesurée et essuie d’un revers de manche les larmes chaudes qui perlent au bord de ses yeux.
-  Dis Flo, murmure-t-elle en esquissant une sourire chargé d’émotion, promets moi que quand ce sera au tour d’Hugo d’aller chez le psy, je serai la première au courant !
Florence esquisse un sourire soulagé: il n’y a pas meilleure que Mathilde pour faire des petits pansements avec les mots. La jeune femme renverse sa tête en arrière, dans un mouvement délicieusement théâtral, pose une main sur son cœur et plonge un regard rieur dans celui de son amie:
-  Juré craché… Si je mens, je vais en enfer !
Flo marque une courte pause puis, les sourcils à demi-froncé, elle annonce:
-  Et pour te prouver ma bonne foi, je vais te confier un petit secret…
-  Un secret ? demande Mathilde en sentant monter en elle une excitation presque enfantine.
Florence se délecte du suspens. Un petit sourire espiègle étire ses lèvres roses.
-  Disons plutôt un projet qui me trotte dans la tête depuis quelques mois.
-  Raconte !
-  Eh bien, tu sais que je ne suis plus très satisfaite par mon boulot. Et je sais que, toi aussi, tu t’ennuies. Et j’ai trouvé cela dommage. Alors, j’ai eu une idée improbable qui va te faire bondir.
Mathilde l’interroge du regard.
-  Et si on écrivait un livre ! S’exclame Florence, les yeux brillants, comme s’il s’agissait d’un défi.
-  Un livre ?
-  Oui, un bouquin pour enfants. Des petits récits simples dont nos filles seraient les héroïnes. Des chroniques du quotidien tel qu’il est perçu à travers les yeux des plus petits. Quelque chose comme les « Martine », mais en moins niais… et en plus contemporain. Il ne serait pas forcément question d’abandonner nos jobs, simplement d’avoir quelque chose à côté, histoire de pas finir aigries.
Mathilde ouvre la bouche, comme si elle manquait d’air, et l’invite à continuer d’un geste du menton.
-  Tu comprends, reprend Florence en s’animant à mesure qu’elle parle, j’ai un assez bon coup de crayon mais je n’ai pas une jolie plume. Alors que toi, si. Et puis, on a des sources d’inspiration inépuisables avec les filles. A nous deux, on pourrait faire des merveilles !
Mathilde a l’impression soudaine que la température vient d’augmenter d’au moins dix degrés. L’idée lui plait, c’est vrai. Drôlement même. Et puis, ce n’est pas comme si elle n’y avait jamais songé auparavant. Mais de là à concrétiser ce rêve, il y a là un fossé qu’elle ne se sent  pas si prête à franchir. A moins que… Un frisson lui parcourt l’échine. Et elle amorce un début de sourire.
-  C’est loin d’être insensé, même si je dois avouer que je ne m’y attendais pas. Mais je ne crois pas être capable de tout assimiler d’un coup, c’est un peu trop de révélations pour aujourd’hui. Alors laisse-moi y réfléchir un peu, tu veux ? En attendant, parle moi plutôt du type qui te harcèle, c’est tellement plus amusant ! Tu l’as revu ?
-  Forcément, s’exclame Florence avec élan, il a quasiment forcé ma porte ce matin !
-  Non ?
-  Si ! Ce mec est dingue et il n’est pas prêt de lâcher l’affaire. Alors…
-  Alors quoi ?
-  Eh bien, je dois admettre que c’est flatteur. Je me dis, « Après tout, pourquoi pas ? » Je serai presque tentée de lui laisser sa chance.
-  Quoi ? Mais…
-  Oh je sais bien ce que tu en penses, Mathy, ça ne ressemble peut-être pas à de la passion mais au moins ça ne ferait pas mal. Avec lui, je n’aurai pas le cœur comprimé toute la journée par le poids de ses absences parce que je sais que je le retrouverai le soir. Je ne regarderai pas le téléphone tout l’après-midi en me demandant qui des deux a appelé la dernière fois. Je ne redouterai pas de m’être trompée dans le choix du restaurant ou dans ma façon de m’être habillée, ou de dire quelque chose qui  lui fasse porter un jugement définitif sur moi. Avec lui, je n’aurai pas l’estomac qui se noue le matin quand je me réveille parce que, en ouvrant les yeux, je le retrouverai contre moi. Je ne vivrai plus dans l’attente, mais dans l’instant. Tu vois Mathilde, je ne suis pas comme toi, je ne rêve pas d’indépendance !
-   Il ne s’agit pas d’indépendance, simplement d’aimer quelqu’un.
-   Sauf que tout ce que je demande moi, c’est d’être aimée. Aimer en retour, je m’en fou ! De ce côté-là, j’ai assez donné.
Alors que Mathilde s’apprête à objecter, Morgane et Lucie rejoignent leurs mères en courant à en perdre le souffle. Les petites parlent en même temps, avec émerveillement, de la dame qui vend des bonbons de toutes les couleurs, là-bas, à l’autre bout de la place et qui leur en a offert un sachet à chacune. Elles demandent si elles peuvent en goûter au moins un, tout de suite maintenant, avant le repas. Elles jurent qu’elles auront quand même faim. Elles supplient tout en arborant fièrement leur trésor entre leurs paumes entrouvertes. Florence est indécise.
-  C’est l’heure de rentrer déjeuner, tranche Mathilde, tenez encore le coup cinq minutes qu’on paye l’addition et vous aurez vos bonbons en dessert.
Les filles soupirent face à l’entêtement des adultes et se renfrognent en un instant, boudeuses. Quelques minutes plus tard, alors que le serveur dépose la monnaie sur la table, Lucie tire sa mère par la manche de son pull:
-  Mais maman, bougonne-t-elle les mains serrées autour de la gorge, je me tiens le cou, mais j’ai toujours faim !
Mathilde et Florence échangent un coup d’œil amusée et éclatent de rire. Morgane pouffe derrière ses mains, en retroussant le nez. Réalisant sa sottise, Lucie croise ses petits bras contre sa poitrine, vexée. Mathilde a un élan soudain vers elle, une bouffée de tendresse qui la fait sourire elle-même. Et, malgré elle,  la petite fille lui rend son sourire.

* * *


Nina est différente.

Elle le sait, elle le veut et elle en joue. Plus tard, pas de doute, elle sera un grand médecin; elle en est persuadée. Elle pense que les intellectuels et les professeurs rencontrés  en Ethiopie seront forcément meilleurs parce qu’ici, l’argent ne vaut rien. C’est ce qu’elle dit, sans le quitter des yeux, et en tirant une nouvelle fois sur sa cigarette.
-  Tu sais, explique-t-elle à Laurent sur le ton de la confidence, j’ai beaucoup de colère à l’intérieur et si j’étais restée en France, cette colère aurait explosée pour de mauvaises raisons. Mais depuis que je suis là, j’ai l’impression que je sers enfin à quelque chose. Dès la première année, on a le droit d’aider dans des dispensaires. C’est ça la vraie médecine, c’est le contact avec les gens, pas juste la théorie !
Laurent hoche la tête, plus par réflexe que pour acquiescer. Nina parle beaucoup, raconte pleins d’anecdotes croustillantes sur les étudiants qu’ils côtoient, s’amuse d’un rien et a les yeux qui pétillent dès qu’elle boit plus de deux gorgées de vin.
-  C’est parce que je n’ai pas l’habitude, avoue-t-elle en riant.

Nina légère. Nina jolie. Nina extravagante, aussi.

Laurent sourit lorsqu’il s’aperçoit qu’elle a une petite tresse dans les cheveux, une mèche brune entortillée glissée derrière son oreille. Elle soutient son regard, consciente de son charme.
-  Et cette analyse dont vous vouliez me parler, alors ? demande t-il soudain, comme pour rétablir entre eux une relation sérieuse.
C’est vrai, il a quinze ans de plus qu’elle bon sang. Mais elle déclare avec impudence:
-  On s’en fiche, tu ne crois pas ?
Et toutes ses bonnes résolutions s’écroulent en un regard.
* * *

A travers la cour balayée par le vent, Diane avance à grandes enjambées en serrant ses bras contre sa poitrine pour se protéger du froid. L’écharpe serrée autour du cou, le nez en l’air et les joues roses, la jeune fille emprunte le chemin familier qui la mène jusqu’au grand bâtiment aux façades décrépies par le temps. Les écouteurs de son baladeur enfoncés dans les oreilles, elle monte le son au maximum lorsque s’élève les premières notes d’une chanson qui, comme à chaque fois, lui laboure le cœur.
C’est un petit air triste, mais pas tant que ça. Alors, pourquoi ces larmes amères qui lui chatouillent le bord des yeux ? Peut-être est-ce un peu la faute de ce que cette musique fait ressurgir dans sa mémoire: une après-midi rien qu’entre filles, un baladeur pour deux, des fous rires à s’étouffer et le vent dans leurs cheveux. Avec cette complicité évidente qu’elles affichaient aux yeux des passants, le cœur gonflé d’une fierté adolescente et démesurée. Les promesses d’amitié à la vie à la mort. Assises là, le dos appuyé contre ce mur, ou là, sur ce banc tagué au blanco où les racines carrées savaient s’effacer derrière l’école buissonnière.

Et puis, avec la déception, vint la fin de leur histoire.
Diane se mord la lèvre et ravale un sanglot, partagée entre colère et nostalgie.

Mais c’est peut-être juste la faute de la chanson qui passe, finalement.

Il est quatorze heures quarante cinq et c’est un mercredi après-midi qui ressemblent à tous les autres, à ceci près que Diane Hardeketing se souviendra longtemps de celui-là. Même si pour l’instant, alors qu’elle grimpe à la hâte le grand escalier de travertin, elle ne s’en doute pas le moins du monde. Si elle avait été dans un film, la musique aurait indiqué que quelque chose d’important allait se passer. Mais dans la vraie vie, il n’y avait jamais de signal: on vivait une scène sans savoir si elle serait importante ou pas. Si on se la rappellerait toute sa vie ou si on l’oublierait dans l’heure.
Avant de frapper à la porte de la salle où le club théâtre se réunit chaque semaine, la jeune fille marque un instant d’hésitation. Essoufflée, le poing en l’air. Diane n’a aucune envie de retirer ses écouteurs; cette musique, qu’elle est la seule à entendre, la plonge dans une atmosphère cotonneuse qui l’isole du monde autour d’elle. Comme si rien ne pouvait plus l’atteindre, juste cette mélodie secrète qui la rassure et la berce tout à la fois. L’arrêter reviendrait à baisser sa garde, à se découvrir, à se jeter tête en avant dans la fosse aux lions. Sans armure.
De l’autre côté du rempart qu’elle s’est créé, il y a les autres. Des adolescents inconnus mais dont elle appréhende déjà le regard. Des amis qui riront entre eux, à voix basse, en la dévisageant. D’ailleurs, elle se sent soudain terriblement moche, avec ses boucles blondes en désordre et ce bouton trop rouge, juste au milieu de son front. Réprimant un frisson à cette pensée, Diane s’apprête à prendre ses jambes à son cou mais quelqu’un l’en empêche. C’est une main, soudain posée sur son épaule, qui la fait sursauter.

Et l’écouteur tombe de lui-même. Diane se retrouve alors nez à nez avec Ben, qui l’accueille d’un large sourire qu’elle s’efforce maladroitement de lui rendre.
- Formidable, s’exclame la jeune homme en la poussant à l’intérieur de la pièce avec une petite tape dans le dos, voilà notre Ismène !
* * *
La liste bien serrée dans sa main droite pour être sûre de ne rien oublier, Mathilde fait le tour des rayons du supermarché avec une aisance déconcertante, Iris et Lucie sur ses talons. Il y a dans cette scène un petit quelque chose qui ressemble à de la routine.
Mathilde soupire, se presse, tire ses filles par la main, regarde sa montre, hésite entre deux marques de yaourts et fourre à toute allure un pack d’eau gazeuse dans son charriot dont les roues glissent vers le coin des surgelés. Et là, quelque part entre les poêlés de légumes et les poissons panés, Mathilde croise la mère de Claire. Celle-ci est engoncée dans un tailleur sombre dont l’ourlet qui se défait décrédibilise la sévérité. Les jeunes femmes se saluent d’un signe de tête.
-  Je suis contente de vous croiser, s’exclame Mathilde en affichant un sourire poli, je comptais justement vous téléphoner pour vous remercier de…
-  De quoi ? C’est bien normal que je ne me sois mêlée de rien !
Mathilde s’étonne, soudain désemparée.
-  Pardon ?
-  Eh bien oui, ce sont nos filles qui se sont disputées, j’estime donc que c’est aussi à elles de régler ça.
-  Nos filles se sont disputées ? Répète Mathilde, incrédule.
-  Diane ne vous a rien dit ? Elle et Claire ne se parlent plus depuis l’été dernier !
Interdite, Mathilde laisse passer un instant de silence avant de demander, d’une toute petite voix:
-  Mais… et la semaine que Diane a passé chez vous le mois dernier, alors ?
Vague froncement de sourcils. Son interlocutrice se raidit, tourne les talons et laisse échapper d’un ton cassant:
-  Je ne sais pas ce que votre fille vous a raconté mais je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler !

* * *

Diane a avait lu et relu la pièce au point de la connaître presque par cœur. Désormais, elle pense la comprendre. Une partie de son âme la comprend en tout cas, elle en est sûre. Mais, maintenant qu’elle se tient debout sur la scène crûment éclairée, regardant en clignant des yeux la première rangée de sièges où sont assis les autres élèves, elle est brusquement prise de panique. Il faut qu’elle commence, mais elle ne peut pas. Elle tient le texte d’une main tremblante, les mots se brouillent sur la page, sa gorge semble se fermer. Les lignes qu’elle pouvait réciter les yeux fermés ce matin tournoient maintenant dans sa tête comme des mouches en folie. Face à elle, Ben s’impatiente. Une jeune fille aux longs cheveux roux soupire en gonflant les joues, comme pour être sûre que Diane l’a bien remarqué. Et puis, elle lui lance un regard qui semble dire: «Qu’est-ce que tu fous là, gamine, tu vois bien que tu n’en es pas capable !»
Alors Diane prend une profonde inspiration et finit par lire à toute vitesse, d’une voix étranglée. Elle bégaye, bredouille, s’égare. Sa langue lui semble cent fois trop grosse pour sa bouche. Diane secoue ses boucles blondes comme pour se remettre les idées en place. Finalement, la jeune fille quitte le texte des yeux et demande d’une toute petite voix:

-  S’il vous p… plaît, est-ce que je pourrais recommencer ?

S’en suit un silence embarrassé. Elle entend des murmures et des rires étouffés. Ses joues sont en feu, mais elle est bien résolue à garder sa dignité. Les mains tremblantes mais le regard fixe, elle répète:

-  S’il vous plaît….

Ben l’encourage d’un geste de la main.

* * *

Laurent détourne le regard. Nina a une telle façon de se pencher vers lui, suspendue à ses lèvres; de lui frôler le poignet en levant vers lui ses yeux bleus rêveurs et flous et le souffle court, comme si elle avait couru pour lui demander ce qu’il pense que l’avenir va leur réserver. Sous la table, elle a retiré ses chaussures et fait glisser son pied contre la cheville de Laurent, presque jusqu’au niveau du genou. Sa main trottine comme une souris sur sa cuisse. Il se lève d’un bond et lui saisi les deux mains, la dévorant des yeux en silence.
-  Il faut que j’y aille, lâche t-il avec précipitation.
Elle passe sa langue sur sa lèvre supérieure, amusée.
-  Pourquoi ?
-  Mais parce que, Nina, parce que.
-  Tu es marié ?
-  Non ! Enfin… oui, un peu.
-  On s’en fiche.
Elle sourit, laissant apparaître ses dents blanches et humides.
-  On ne peut pas, rétorque Laurent d’une voix basse et pressante, la déontologie l’interdit.
-  La déontologie n’en saura rien du tout, assure Nina en riant sincèrement.
Le prenant au dépourvu, elle se lève à son tour et l’embrasse. Tout doucement, comme un souffle. Sur la joue d’abord, frôlant de ses lèvres roses ses tempes mal rasées, et puis là, juste derrière l’oreille. Laurent sent son corps se raidir sous la caresse. Depuis combien de temps n’a-t-il plus tenu une femme entre ses bras ? Il murmure encore:
-  Il faut que j’y aille…
Mais elle s’abat contre sa poitrine et l’embrasse avec ardeur. Elle ouvre ses lèvres qui feignent de lui résister pour enfoncer profondément sa langue dans sa bouche, en s’agrippant à lui. Derrière eux, dans un anglais approximatif, une femme fait remarquer sur un petit ton sec:
-  Retournez chez vous si c’est pour faire ça !
Et c’est ce qu’ils firent.

* * *

Plus elle grandissait, moins Morgane aimait le cinéma. Les histoires étaient toujours si pleines d’espoir. A la façon dont les choses irréelles sont pleines d’espoir. On achetait des billets, on s’asseyait et on ouvrait les yeux… à quoi ?
Pendant la projection, alors que la princesse tombe doucement amoureuse, l’esprit de  la fillette vagabonde.
Il y avait un film où Maman et Simon étaient des amoureux et où Morgane était leur petite fille. Ils iraient même savourer une glace framboise-chocolat à la sortie de la séance, ils riraient beaucoup. Et puis ils repartiraient chez eux en se tenant par la main.

Mais on n’était pas dans ce film là.

* * *

Presque étonné qu’elle se laisse faire, Laurent s’empresse de déboutonner son chemisier d’un geste à la fois gauche et touchant, comme si elle pouvait se raviser à tout moment. Mais au lieu de cela, la jeune fille se plie à son désir avec impatience; une respiration profonde soulève ses seins sous le soutien-gorge à pois noirs et blancs. Une seconde après, elle apparaît nue devant lui. Troublé, Laurent reste un instant immobile et Nina prend un malin plaisir à deviner son émotion. Debout face à elle, il admire le charme impudique de Nina. Svelte, les seins hauts, les hanches dansantes, le ventre moelleux, elle a négligemment relevé ses cheveux sur la nuque avec quelques épingles. Fou de désir, il l’attire maladroitement contre lui et l’embrasse à pleine bouche. Mais, à la seconde même où il pose ses lèvres contre les siennes, il ne peut s’empêcher de se demander ce que peut bien faire Mathilde à cet instant précis. Cette idée le frappe avec tant de force qu’il la rejette aussitôt. Et, alors que Nina l’entraîne déjà vers la chambre, Laurent se sent rougir, comme lorsqu’il avait quinze ans.
* * *

Les jambes prêtes à s’affaisser sous le poids de son propre corps, la nuque raide, le regard embué et les bras tendus vers le profil délicat de sa partenaire aux longs cheveux roux emmêlés par le vent, Diane récite avec fougue:
-  Mais ton bonheur est là, devant toi, tu n’as qu’à le prendre !

Rideau.
* * *