C’est l’histoire de l’angoisse d’être parents
D’une rencontre inespérée
Et d’une jeune fille qui portait des papillons dans ses cheveux.

Dans les épisodes précédents:

 

-      Tes parents savent que tu es ici ? S’enquiert soudain Maya.

Diane secoue lentement la tête.

-      Et ils ne vont pas s’inquiéter ?

La jeune fille hausse vaguement les épaules:

-      J’ai dit à ma mère que j’allais chez une amie pendant quelques jours…

 

* * *

 

-      Dis papa, pourquoi tu n’es plus à Nice, toi ?

-      Parce que j’ai dû partir quelque temps pour mon travail. Mais tu le sais déjà ça, ma Lucie.

-      Mais on ne te manque pas du tout alors ?

-      Bien sûr que si, voyons ! C’est pour ça que je rentre bientôt.

-      Ça veut dire quoi, «bientôt» ?

 

* * *

 

-      Ecoute, ça fait un petit moment que je t’ai remarqué, explique le jeune homme et je crois que tu pourrais être parfaite.

Diane agrippe la bretelle de son sac à dos avec méfiance lorsqu’il plonge la main dans sa besace et en sort un livre qu’il lui tend en silence.

-      Antigone, déchiffre t-elle, c’est quoi ?

 

                  * * *

 

-      Qu’est-ce que tu fais là, Simon ?

-      Tu ne réponds pas à mes appels depuis des semaines, je m’inquiétais !

-      Tu ne t’inquiétais pas du tout, s’emporte Florence, tu as très bien saisi le message: je n’en ai pas envie ! Tu me laisses tranquille maintenant ?

-      Non. Tu n’as peut-être pas envie de moi, mais moi de toi, si. Je ne vois pas pourquoi je te laisserai gagner. Ne me jette pas avant même de me connaître, c’est injuste !

 

 

* * *

 

-      Ça te dirait d’aller manger un bout ?

-      Il faut que je rentre, lâche Laurent avec précipitation.

Nina passe sa langue sur sa lèvre supérieure, amusée.

-      Pourquoi, tu es marié ?

-      Non ! Enfin… oui, un peu.

-      On s’en fiche !

 

 

 

 

    

Ici la terre va plus vite, elle n’est plus droite.

 

Les allées entre les lits semblent de plus en plus longues et pourtant, la pièce est tellement étroite, soudain. C’est comme si les murs se resserraient d’un coup autour de lui. Et puis ça cogne si fort dans sa tête depuis ce matin. Boum, boum. Et encore. Boum, boum. Jusque dans la nuque, le dos, la mâchoire. Chaque seconde, sans répit. Petit leitmotiv sporadique d’un marteau piqueur, cruel et las, se pressant contre sa tempe. Oui, ça tape dans sa tête, inlassablement. Comme une répétition. Oui, mais de quoi ? De ses erreurs, de ses mauvais choix, de ses déceptions… de ses peurs ? Il se bat contre la sensation étouffante que son cœur est coincé dans sa gorge et il a soudain du mal à respirer. Son visage n’est qu’une crampe. Sentant ses jambes se dérober sous son poids, Raphaël ouvre la bouche comme s’il manquait d’air et se sent défaillir. Paniquée, la jeune infirmière se précipite à ses côtés et le maintient sous les aisselles:

 

-          Doctor Forester! Oh my God, are you all right?

-          I’m fine, parvient-il à articuler en sentant les gouttes de sueur perler le long sur son front, I’m fine Aminata, thank you…

 

La jeune femme le couve du regard, suspicieuse. Il se retourne vivement pour échapper à ses questions et reprend sa consultation en forçant un sourire. La patiente dont il s’occupe fronce légèrement les sourcils. Anxieuse, elle demande:

 

-          Mende no ?

 

Raphaël comprend sa question à l’angoisse qui perce dans sa voix et la rassure d’une main posée sur l’épaule:

 

-          Je vais bien, baragouine t-il en amharique, tchigri yellem ! Aminata, please, tell her to sit.

-          Coutchbé, traduit l’aide soignante avec un petit sourire timide, ebakesh.

 

Docile la jeune femme s’allonge avec pudeur. Enfin, ‘jeune femme’, façon de parler. Raphaël aurait plutôt tendance à la qualifier d’adolescente. L’idée que cette fille aux grands yeux mouillés de larmes, allongée devant lui comme devant Dieu le père, doit à peine avoir l’âge de Diane lui laboure le cœur. Peut-être même plus jeune ? Raphaël réprime un frisson et rejette aussitôt ses sombres pensées.

 

-          So, interroge t-il en enfilant son stéthoscope, soudain grave, what’s wrong ?

 

Sa collègue lui explique que la jeune fille a quinze ans, qu’elle s’est mariée l’an passé et vient de donner naissance à un ‘beautiful’ petit garçon. Le front plissé, Raphaël tente de toutes ses forces de l’écouter jusqu’au bout tout en essayant de chasser le mal de crâne qui l’empoisonne toujours, le narguant sans remord de ses pics incessants.  

 

-          Hodetekwet… boum, boum… she says that she has a stomachache, that she’s vomiting… boum, boum… ehoud… since Sunday… boum, boum… meutegenate… she says that she can’t sleep…   bela… neither eating… oura… boum, boum… She says that there is no water left at her home since two days… boum, boum… Doctor, are you listenin’ ?

 

Raphaël secoue la tête pour se remettre les idées en place et s’exclame:

 

-          Of course I do !

-          So ?

-          So what?

-          So what do you think?

-          I think she’s pregnant.

-          She can’t, she just had a baby a month ago!

-          I know that, Aminata. But she’s pregnant anyway. I’m sorry but I’m done here, conclut-il en tournant les talons.

 

Les poings enroulés sur les hanches, son interlocutrice arbore une petite moue contrariée. Elle aussi a eu sa dose de chagrins pour la journée: lépreux, mutilés, séropositifs, clitoridectomies qui tournent mal, gamins déshydratés. Et elle en passe. L’impuissance l’a écrasé de tout son poids et a emballé son cœur. Alors non, ce n’est vraiment pas le moment de jouer avec ses nerfs ! Ce matin, la désinvolture rude et désabusée du Docteur Forester l’insupporte au plus au point.

 

-          Doctor, insiste-t-elle alors qu’il s’éloigne déjà à grandes enjambées, are you sure ?

 

Il chasse sa question d’un geste de la main et disparait hors de sa portée.

 

 

* * *

 

-          Je veux te sauver, Antigone.

-          Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.

-          Tu crois ?

-          Ni me sauver, ni me contraindre !

-          Orgueilleuse ! Petite Œdipe !

-          Vous pouvez seulement me faire mourir.

 

Silence.

 

Les deux jeunes comédiens se tournent vers leur public, les bras ballants le long du corps, la respiration courte. Une légère incertitude plane au dessus de leur tête. Ben tape une fois dans ses mains et indique ainsi aux deux apprentis acteurs qu’ils peuvent retourner s’asseoir. Ne se faisant pas prier, ceux-ci retournent à leur place d’un petit pas pressé.

Installée au fond de l’amphithéâtre, Diane croise les bras contre sa poitrine, admirative. Les répliques venaient de s’enchaîner sous ses yeux avec une telle aisance, une telle simplicité, qu’elle y avait cru. Comment allait-t-elle pouvoir être à la hauteur ?

 

-          Bon, déclare Ben un grand sourire aux lèvres, hé bien on y arrive ! Samuel, un peu mou du genou tout ça. Tu es le roi, bon sang, je veux sentir ta poigne ! Lise, par contre, j’aimerais bien que tu sois un peu plus… forte, je dirai. Antigone refuse d’être fragile ou faible. Elle maintient son rang, sa dignité et ses idéaux jusqu’au bout, elle ne craque qu’à la dernière seconde… et encore. Je voudrais moins de fragilité, dans tes mots. La tension dramatique passe par sa force, tu me suis ?

 

La jeune fille désormais recroquevillée au premier rang hoche la tête avec conviction, les joues roses. Elle a ramené ses genoux sous son menton et les entoure de ses bras fins. Les paupières plissées pour mieux la regarder, Diane s’étonne du décalage entre son physique, si frêle, et ce dynamisme incroyable qu’elle vient juste de dégager sur scène.  D’après ce que Diane a capté des conversations autour d’elle, cette dénommée Lise est une ancienne élève du cours de théâtre, désormais à la fac dans une autre ville dont elle n’a pas compris le nom. Mais, en tant que petite favorite du prof, elle se permet de revenir de temps à autres prodiguer des conseils et sa grande expérience. Pourtant, dès le premier regard que celle-ci a posé sur Diane lorsque cette dernière est montée sur scène pour la toute première fois, l’adolescente a parfaitement senti que l’autre la méprisait.

 

-          S’il vous plait, s’agace le jeune professeur pour modérer les chuchotements de ses élèves, j’ai encore envie de vous voir bosser un poil les schtroumpfs !

-          Sadique, répond une voix grave au fond de la salle.

-          Ferme-là Sam ou je file ton rôle à Arthur, clair ?

 

Un fou rire général gagne la salle. La brunette du premier rang pouffe derrière ses mains, le dos secoué de hoquets. La raillerie échappe à Diane qui se rembrunit: pourquoi est-ce si drôle de donner un rôle à cet Arthur ? Le sentiment désagréable d’être à l’écart du groupe s’infiltre dans sa tête et alourdit ses pensées. La jeune fille a soudain l’impression blessante que c’est d’elle dont les autres sont entrain de se moquer. 

 

-          Je disais donc, continue t-il en s’enthousiasmant à mesure qu’il parle, que j’avais envie de vous voir vous débattre encore un peu. J’ai pensé à une petite impro sur le thème des relations familiales, puisque c’est pile dans le sujet ! Ce sera donc père et fils pour ces Messieurs et mère et fille pour les Demoiselles.

 

Diane se cale dans son fauteuil sans parvenir à retenir un profond soupir. Oh non, elle qui déteste les improvisations ! Pire, elle est même profondément convaincue de n’avoir aucune espèce d’imagination; et encore moins debout au milieu d’une estrade, les projecteurs braqués sur la tête et une lycéenne inconnue plantée en face d’elle feignant d’être sa mère. Pendant un bref instant, la jeune fille se demande si en simulant un malaise, elle réussirait à échapper à ça. Le côté paradoxal de son projet lui arrache un sourire: jouer la comédie pour fuir la scène, hein ?

 

-          L’idée, c’est que je désigne l’un d’entre vous au hasard et qu’il pioche le nom d’un de ses camarades dans cette charmante petite corbeille que j’ai préparée avec amour, poursuit Ben en insistant bien sur ce dernier mot.

 

Il gratifie ses élèves d’un clin d’œil appuyé et n’obtient en retour qu’un grognement assez caractéristique des adolescents. Diane se renfrogne, la tête rentrée dans son cou. Peut-être que si elle se fait assez petite, on ne la remarquera pas… Pitié, pitié, oubliez-moi !

 

-          Diane, tiens ! Puisque tu es nouvelle, à toi l’honneur !

 

Elle l’avait lu dans son horoscope, que ce serait une sale journée. La jeune fille reste encore assise une seconde, refusant de sortir de sa bulle. Si elle fait semblant de ne rien avoir entendu, peut-être passera t-il son tour ?

 

-          Diâââne, ici la terre !

 

Pour gagner une précieuse seconde de répit, la jeune fille ramasse une boucle blonde qui tombe négligemment devant ses yeux et la replace derrière l’oreille. Dans sa poitrine, son cœur fait déjà de drôles de bonds. Farouche, elle finit par abdiquer en sentant ses jambes flageoler dès la seconde où elle se lève de son siège. Elle traverse la salle avec la nette impression de parcourir trois mille kilomètres et se plante à côté du jeune professeur qui lui tend la fameuse corbeille – qui est en fait une casquette - avec un ravissement non dissimulé. Diane détourne les yeux et plonge une main tremblante entre les petits bouts de papiers blancs pliés à l’intérieur. Lorsqu’elle se décide, le prénom qu’elle déchiffre donne définitivement raison à son horoscope du matin. Les autres l’interrogent du regard, suspendus à ses lèvres.

 

-          Lise, annonce-t-elle dans un murmure.

 

Evidemment.

 

Un instant plus tard, Lise bondit sur la scène, à l’aise comme un poisson dans l’eau. Diane la suit en traînant des ballerines.

 

-          Okay les filles, je vous laisse choisir. Qui joue la mère ?

 

Encore une fois, Lise précède Diane et lève le doigt bien haut.

 

-          Pas crédible que cette gamine m’ait engendré !

 

Des rires fusent et Lise se tourne vers sa partenaire, visiblement satisfaite.

 

-          Vous avez cinq minutes pour vous concerter, annonce le prof en jetant un coup d’œil rapide à sa montre.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait: les jeunes filles disparaissent dans les coulisses. Une fois qu’elles se retrouvent en tête à tête, c’est Lise qui prend la parole:

 

-          Bon, alors je pensais que je pouvais te gronder parce que je t’ai surprise à fumer. Et du coup, on se prend la tête, le ton monte. Et puis, ché pas, on improvise quoi ! Ça te dit ?

 

Diane se racle la gorge.

 

-          Ben, je trouve ça un tout petit peu…

-          Un tout petit peu quoi ?

-          Cliché, avoue-t-elle en baissant les yeux.

 

Son interlocutrice pose ses mains sur ses hanches, vexée.

 

-          Cliché, voyez vous ça ! Et est-ce que Mademoiselle prodige aurait une idée de génie dans ce cas ?

-          Eh bien… On pourrait imaginer que le père de la jeune fille vient de mourir, et… et donc qu’elle se retrouve toue seule avec sa mère, par exemple. Du coup, leur relation s’avère assez fusionnelle. Et puis… euh… quand la mère rencontre un autre homme, la jeune fille le prend assez mal.

-          Parce qu’elle l’aime pas ?

 

Diane réfléchit un instant, comme pour trouver les meilleurs mots afin d’exprimer ce qu’elle voudrait dire.

 

-          Non, plutôt parce que ça menace le fragile équilibre qu’elles avaient réussi tant bien que mal à se construire. Et aussi, peut-être, parce qu’elle envie un peu ce flot de bonheur qu’elle ne comprend pas.

 

L’adolescente relève les yeux vers sa partenaire:

 

-          Tu vois ce que je veux dire ?

 

 

* * *

 

Le paquet de riz s’est ouvert à l’envers, l’eau bouillante lui a brûlé les doigts, la passoire a disparu, la hotte refuse de se mettre en marche, les poissons panés ont brûlé, une assiette lui a glissé des mains et s’est fracassée contre le carrelage et… et…

 

-          Et merde !

 

Le monde se serait-il ligué contre elle ? Là, tout de suite maintenant, Mathilde y croit. Il y a des jours comme ça où les petites choses du quotidien semblent révéler les plus grandes tragédies.

 

Comme l’air est étrange ce soir…

 

 Les mains enroulées contre les hanches, la jeune femme désespère devant les centaines de petits grains blancs éparpillés sur le sol. Elle soupire, la nuque tendue, le dos droit. Un coup d’œil par la fenêtre, un coup d’œil à l’horloge: il est sept heures passées et Diane n’est toujours pas rentrée. Pourtant, Mathilde connaît l’emploi du temps de celle-ci presque par cœur et sait parfaitement que cette dernière n’a pas cours le mercredi après-midi. Or, depuis sa rencontre fortuite avec la mère de Claire au supermarché, la jeune femme n’a pas cessé de guetter les minutes, attendant fébrilement le retour de sa fille aînée. Et ces fichues aiguilles qui tournent lentement, lentement, lentement…

C’est un peu trop cuit mais les petites filles mangent de bonne grâce, les yeux rivés sur une émission idiote qu’elles ne font même pas semblant de regarder vraiment. A croire que les enfants ont une capacité prodigieuse à sentir lorsque ce n’est pas le moment d’embêter les grandes personnes… enfin, jusqu’à ce que la curiosité qui les démange reprenne le dessus:

 

-          Mâââman, demande Iris d’une voix traînante, pourquoi Diane elle est pas là ?

 

Mathilde coince une mèche de ses cheveux entre ses dents et regarde ses filles par en dessous avec une impuissance attendrissante. S’ensuit une tentative de sourire un peu ratée. 

 

-          Elle arrive, finissez de manger maintenant.

 

Les gamines se laissent berner avec indulgence et plongent le nez dans leurs assiettes. Mathilde leur en est reconnaissante et le reste du repas se déroule dans un silence de plomb, seulement ponctué par les mâchonnements bruyants d’Iris, qui mastique longuement ses cuillerées de riz imbibé d’eau.

 

* * *

 

A peine Diane a-t-elle fait quelques pas hors de la salle que Lise l’arrête en lui tapotant sur l’épaule. L’adolescente ne peut s’empêcher de sursauter ce qui fait beaucoup rire la jeune fille.

 

-          Calmos, je mords pas !

 

Lorsque Diane lève le nez, elle aperçoit que Samuel, le jeune homme au regard sombre qui tient un des rôles principaux, est debout derrière Lise et lui sourit de toutes ses dents. Mal à l’aise, Diane tente à son tour un sourire maladroit et finit par fixer le bout de ses chaussures en attendant que ça passe.

 

-          Je crois que je t’ai un peu sous estimé à ta pas juste valeur, fillette. Tu as été épatante pendant l’impro mère-fille. Où tu as été pêchouiller toutes ces idées de dingues ? Sérieux, on aurait dit une série !

 

Diane hausse vaguement les épaules en sentant ses joues se colorer.

 

-          Bref, reprend la rouquine, pour s’excuser on t’offre un godet, tu nous suis ?

-          Un godet ? Répète Diane, perplexe.

-          Ouais, c’est comme ça qu’on dit un verre en Suisse. J’trouve ça trop excellent alors j’ai chipé l’expression. Bon, tu viens ?

 

Après un bref coup d’œil à sa montre, Diane secoue la tête.

 

-          Je suis désolée, on m’attend.

 

Lisant la déception sur le visage de la jeune fille qui lui fait face, elle ajoute avec empressement:

 

-          Mais une prochaine fois, peut-être.

 

Prenant la parole à son tour, le jeune homme s’adresse à Diane avec douceur:

 

-          J’fais une soirée posée chez moi demain soir, j’habite 6, rue du lycée, juste derrière Masséna. Si ça te dis de passer, t’es la bienvenue, d’accord ?

 

Diane acquiesce d’un léger signe de tête et s’empresse de tourner les talons, à la fois heureuse d’être appréciée par ces gens qu’elle admire tant et soulagée que son calvaire prenne fin.

En route vers chez elle, la jeune fille se remémore avec délectation les dernières minutes de ce cours impromptu qui n’en finissait plus.

 

« A demain, Diane », avait dit  Ben en se fendant d’un grand sourire qui lui deviendrait bientôt familier. Pas de sous entendu là dedans ni même une once d’indécision, que la jeune fille appréhendait pourtant depuis qu’elle était descendue de la scène, les joues en feu et une insidieuse petite boule qui pesait si fort contre sa poitrine qu’elle n’était même plus capable de respirer calmement. La réplique de Ben était franche, décidée, inébranlable. Une promesse faite les yeux dans les yeux:

 

« Bon, je ne te cache pas qu’il va y avoir du boulot. Mais je crois vraiment que tu pourrais faire une merveilleuse Ismène et je me suis toujours targué d’avoir une bonne intuition. Alors, je compte sur toi pour les répets du mercredi, jusqu’à ce qu’on joue la pièce en décembre – devant les parents, les amis, les profs, rien que d’y penser, la jeune fille en avait le souffle coupé ! – et le jeudi, pour une heure d’impro, histoire de bosser ton jeu. A demain, Diane. » Alors elle lui avait rendu son sourire. Et, même si elle avait tourné les talons, il ne la quittait plus depuis.

 

Du théâtre jusqu’à la maison, tout n’est qu’un chemin familier parsemé de sourires. Pourtant, ce sont les mêmes arbres touffus qui se dressent le long des trottoirs gris, les mêmes voitures qui passent à toute allure, le même ciel bas et nuageux, les mêmes bruits qu’on n’entend presque plus, à force. C’est juste qu’il lui semble qu’elle emprunte cette route là, celle qui se tord sous l’effet du bonheur, pour la toute première fois. Elle n’en est pas encore à se dire qu’elle va bientôt devenir la prochaine Marilyn mais elle n’en est pas très loin. Et la jeune fille sourit bêtement aux voitures, aux trottoirs, aux enfants, les mains dans les poches et le nez au vent.

 

Peu après, accroupie devant la porte de la villa, Diane farfouille son sac à dos à la recherche de son porte clefs en pensant avec fièvre qu’elle ne parviendra jamais à tenir sa langue une minute de plus. Comme elle a hâte de raconter à sa mère qu’elle a été choisie pour jouer un des premiers rôles dans une pièce de théâtre !

Lorsque la porte s’ouvre en grinçant sur ses gonds, l’adolescente jette son Eastpack dans un coin, se déchausse à tout allure en laissant dans son sillage des ballerines avachies et se précipite dans le salon.

La moue contrariée de Mathilde lui coupe la chique.

 

-          D’où est-ce que tu viens ? L’apostrophe sa mère d’un ton sévère.

 

Prise de cours, Diane bredouille à toute vitesse:

 

-          Du lycée, je…

-          Ne te fiche pas de moi, jeune fille, tu n’as pas cours le mercredi après-midi !

-          Maintenant si, justement…

-          Ah oui et depuis quand ?

-          Cette semaine ! Je… j’ai… pas eu le temps de t’en parler.

-          Hum, hum. Cours de quoi ?

 

Sans vraiment avoir conscience de ce qu’elle raconte, Diane s’entend dire:

 

-          De maths.

-          De maths. Bien sûr. Avec qui ?

-          Monsieur… Un prof que tu ne connais pas !

-          Il n’a pas de nom ?

-          Si, c’est… à dire que je ne m’en souviens plus.

-         Comme de par hasard. Si j’appelle le secrétariat, ils confirmeront ?

-          Mais pourquoi tu ferais ça ? Tu n’as pas confiance en moi ?

 

Mathilde l’arrête d’une main levée.

 

-          Diane, n’inverse pas la situation s’il te plait !

 

Vlan, c’est dit. La phrase est coupante, comme un couteau qui tombe. Diane tréssaille et esquisse un mouvement de recul. La jeune fille baisse les yeux de brèves secondes, juste le temps de reprendre ses esprits. Et puis, dans un pauvre effort de dignité, elle demande:

 

-          Qu’est-ce que tu veux dire ?

 

Mathilde hésite presque, mais c’est plus fort qu’elle. Elle non plus ne sait pas tenir sa langue: telle mère, telle fille, hein ? Alors elle toise l’adolescente du regard, cache sa main qui tremble dans la poche de sa veste et lâche:

 

-          Où étais tu la première semaine de septembre ?

-          Je te l’ai dit, chez…

-          Ose me dire chez Claire et je te donne une gifle pour la première fois de ta vie !

 

Diane ouvre la bouche comme si elle manquait d’air, cherche à dire quelque chose et puis, finalement, se rétracte. Ses yeux sont secs et sa gorge lui pique. D’un seul coup, il fait cinquante degrés. Elle est dans un désert à l’autre bout du monde. Et cette conversation est une hallucination. Diane se raidit. Elle sait bien que le moment est opportun, il faut lui dire la vérité. Mais, au lieu de ça, l’adolescente s’enfuit encore plus loin: il y a certains fossés qu’on n’arrive pas à franchir. Et celui-ci en est un.

 

-          Je ne veux pas en parler, laisse moi tranquille ! J’ai quinze ans, j’ai le droit d’avoir une vie privée !

-          Oh oui, tu as quinze ans justement ! Tu es mineure et sous ma responsabilité et tant que tu vivras sous mon toit, j’exigerai de savoir où tu passes tes journées ! Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

-          Je… je ne peux pas en parler d’accord ? J’ai pas la force. J’ai… j’ai pas envie… j’ai le droit d’avoir mes secrets !

-         Pas gros comme ça, pas quand il s’agit d’une semaine entière où tu dors ailleurs ! Alors quoi, c’est quoi ce secret ? Tu étais chez un garçon ? T’as couché avec lui, c’est ça ?

-          Maman !

-          Ne prends pas cet air consterné ! Ce ne sont pas des insanités, c’est la vie !

-          Si, la façon dont tu le dis, c’est… ça paraît dégoûtant. Et d’abord, même si c’était le cas, j’aurai le droit, j’ai pas de comptes à te rendre ! Quinze ans, c’est la majorité sexuelle !

-          Non. Si. J’en sais rien, peu importe. Et puis zut, tu m’emmerdes avec tes cours d’éducation civique !

 

Mathilde porte une main à sa bouche en réalisant qu’elle vient d’insulter sa fille. Leurs respirations saccadées brouillent le silence qui s’installe entre elles. Finalement, Mathilde craque la première laissant les mots s’emballer:

 

-          Diane, est-ce que tu as pensé une seconde à moi, à ce que j’ai pu ressentir quand la mère de Claire m’a regardé droit dans les yeux en m’assurant que tu ne parlais plus à sa fille depuis l’été, hein ?

-          Ah, murmure Diane, c’est donc ça…

 

Mais Mathilde poursuit, imperturbable:

 

-          Tu as pensé à mon inquiétude, à ma peur ? A toutes les idées qui ont pu me passer par la tête ? Et moi qui pensais que tu étais une jeune fille mature et responsable !

-          Je suis responsable, s’indigne Diane en se redressant d’un seul coup.

-          Laisse-moi en douter !

 

Le sang de Diane ne fait qu’un tour et elle sent ses poings se serrer sous l’effet de la colère.

 

-          Ça te va bien de dire ça, à toi. A toi qui ne nous regarde plus depuis des mois toute aveuglée par ton bonheur tout neuf. A celle qui ne se rend même pas compte que ses filles souffrent et font n’importe quoi. Qui ne voit pas que Lucie a un pote imaginaire dans la poche, qu’Iris n’en fiche pas une en classe et crève de trouille à l’idée de se faire racketter et que l’aînée grandit de travers, fait un pas de côté quand le ciel lui tombe sur la tête et tombe amoureuse n’importe comment. Oh, tu  as donc eu besoin de la mère de Claire pour te rendre compte que j’avais mentit ? A la bonne heure, bravo maman !

 

Et puis, Diane tourne les talons et se précipite vers sa chambre en grimpant les marches quatre à quatre. Pendue à la rampe de l’escalier, Mathilde s’y raccroche de toutes ses forces comme pour garder le peu de dignité qui lui reste:

 

-          Diane, pardon. Ma chérie, mon petit cœur, dis moi, dis moi où tu étais ! Et aujourd’hui, d’où est-ce que tu viens, hein ? Je m’inquiète, je m’inquiète c’est tout ! C’est pas une histoire drogue, quand même ?  

 

Une seconde plus tard, la porte qui claque à l’étage fait trembler les murs.

 

 

* * *

 

Le lendemain

 

Des tâches de soleil pétillaient sur les draps depuis longtemps déjà; il était près de onze heures et Nina dormait toujours à poings fermés, comme une gamine qu’elle était. Allongé près d’elle, Laurent ne put réprimer un soupir: il ne faisait certainement pas partie de ceux qui prenaient la poudre d’escampette avant que la femme à leurs côtés n’ouvre les yeux mais il devait bien reconnaitre qu’il redoutait l’explication à laquelle il ne pourrait pas échapper au réveil de la jeune fille. Du coup, il n’osait pas bouger d’un pouce de peur de troubler son sommeil de plomb. Calé contre les reins de la jeune femme dans le petit lit de bois, il sentait le souffle régulier de Nina caresser sa nuque, et chacune de ses respirations confiantes ne faisait qu’augmenter sa culpabilité.

Il laissa pourtant trainer ses yeux le long du corps de Nina et admira inlassablement sa peau laiteuse, l’arrondi de son épaule, ses seins couleurs crème, son ventre moelleux, son joli nez, et ces cils… si longs ! Lorsqu’il sortit enfin de sa contemplation, Laurent décida qu’il était plus que temps de se glisser hors des couvertures mais elle le retint en l’attrapant par la main:

 

-          Tu ne veux pas t’arrêter à la superette avant de t’échapper Casanova ? demanda-t-elle, les paupières encore à demi-collées par le sommeil.

 

Dans la pénombre, c’est difficile à dire, mais il semble que Laurent rosit avant d’opiner. Et Mademoiselle ajoute, dans une fossette moqueuse:

 

-          Histoire que je noie mon chagrin dans un pain au chocolat !

Il ne put empêcher un sourire. Elle méritait bien ça, non ?

 

Lorsqu’il revient, un petit sachet en papier au creux de la main, Laurent constate que la jeune fille a enfilé un tee-shirt en coton clairement trop grand pour elle. Alors que Nina se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre le paquet de Nespresso, Laurent se mord la langue pour ne pas lui demander à qui il appartient. Après tout, en quoi cela le concerne t-il, hein ? Pendant qu’il s’embrouille dans ses contradictions, la jeune femme s’attable en face de lui, croque dans son pain au chocolat avec gourmandise et plonge dans ses yeux un regard délavé:

 

-          Alors, tu vas m’expliquer cette trombine de croque-mort ? Sérieux, j’ai l’impression de mater un épisode de ‘Carpe Diem’ depuis ce matin…

-          Ce n’est pas si déprimant, proteste t-il.

-          Quoi ?

-          Carpe Diem’ !

-          Tu te fiches de moi ? Attends, on parle bien de la fameuse série où la mère de famille meurt dès le pilot et laisse ses trois gamins au bord du suicide? Laurent, j’ai dû éteindre parce que j’étais en rab de Sopalin !

-          Je ne vois pas le rapport…

-          Eh bien ma maman m’a appris à ne jamais me moucher dans la manche de mon pull, le voilà le rapport !

-          Tu exagères ! Je suis d’accord sur le fait que ce soit triste au début mais ils se relèvent peu et peu, affrontent leurs vieux démons, se redécouvrent… C’est rempli de petits bonheurs aussi, ça parle d’amour fraternel, de connaissance de soi, des jolis souvenirs, de…

-          Okay, sourit t-elle, fair enough. Pas de psychologie dans mon appartement avant midi, c’est un principe ! Encore un peu de café ?

 

Il lui tend sa tasse, bon perdant.

 

-          Bon, reprend-t-elle avec une obstination toute féminine, pourquoi ce petit air triste ? Ta mère est morte à toi aussi ?

-          Il y a cinq ans.

 

Elle se rembrunit, le nez dans son bol.

 

-          Oh. Désolée…

 

Pose sur lui un regard contrit:

 

-          Ce n’était pas du tout là où je voulais en venir.

-          Je me doute !

-          Alors ?

-          Alors, quoi ?

-          Qu’est-ce qui te chiffonnes ?

 

Laurent laisse passer quelques secondes, les mots en suspend, avale son breuvage entre ses points d’interrogations et puis dit:

 

-          Je ne sais pas, c’est juste que…

-          Que quoi ?

-          Eh bien, balbutie t-il, tu sais… tout ça est arrivé si vite. Entre toi et moi, je veux dire. Et je n’ai pas trop l’habitude de… de…

-          De quoi ? De prendre ton pied ?

 

Sourires échangés au dessus des cafés.

 

-          Allez, conclut-elle en se levant, n’en fais pas une toute une histoire, va. Je n’attends pas que tu me passes la bague au doigt !

-          Et qu’est-ce que tu attends, justement? Il ne me reste plus grand-chose à donner, tu sais.

-         Ça tombe bien, je ne suis plus très exigeante. Juste quelques dîners en tête à tête de temps à autre pour me donner l’impression que je suis importante, une partie de jambes en l’air par semaine parce qu’il paraît que ça donne bonne mine et ta main dans mes cheveux quand je perds un patient et que ça me laboure le cœur. Rien de bien méchant, tu vois.

 

Il secoue la tête, soudain très las. Décidemment, cette fille a le don de balancer des phrases qui le piquent juste là, sous le petit crocodile vert de son polo Lacoste.

 

-          Tu n’es pas très romantique, hein ?

-          Si ! C’est le monde autour de moi qui ne l’est pas, nuance. Moi, j’ai dû apprendre à faire avec.

 

Ensuite, gracieuse, elle rit et puis raconte beaucoup de bêtises comme pour se faire pardonner sa lucidité. Et lui se demande comment il va faire pour se débarrasser de cette gamine au regard pétillant, qui ne demande rien et c’est déjà trop.

Finalement, Nina s’étire en faisant des bruits de chat, enroule un chouchou coloré autour de ses cheveux et sort fumer une cigarette sur le balcon: étriqué, bordélique, mais gorgé de soleil. Ça dure combien de temps une cigarette ? Cinq minutes ? Alors Laurent reste immobile pendant cinq longues minutes, à contempler la silhouette souple de Nina qui se découpe en ombre chinoise derrière les persiennes.

Le retour de la jeune fille le sort de sa torpeur et il demande timidement s’il peut prendre une douche, histoire de combler un silence qui le tétanise.

 

-          C’est que j’avais rendez-vous au dispensaire avec Raphaël pour déjeuner et je suis déjà en retard…

-          Une douche ça ira, répond-t-elle après une courte hésitation, mais je crains que mon ballon d’eau chaude n’en supporte pas deux…

 

Il fronce vaguement les sourcils, ennuyé.

 

-          Il va donc falloir que je me joigne à toi, reprend-t-elle en ponctuant ses mots d’une petite grimace malicieuse, ça ne t’embête pas trop j’espère ?

 

Tendrement effaré, Laurent se laisse entraîner par le bras et par ce petit sourire espiègle qui le câline déjà. 

Les baisers de ces deux là ont le goût du savon.

 

 

* * *

 

Dans le miroir de l’ascenseur qui grimpe à toute allure au sixième étage où elle devrait être arrivée depuis au moins dix bonnes minutes, Florence s’aperçoit avec panique qu’une tâche de compote de pomme pour bébé s’étale sur son chemisier en soie Tara Jarmon. La jeune femme étouffe un juron, s’agenouille en tirant sur sa jupe et retourne son sac à la recherche de quelque chose qui pourrait la sauver. Un mouchoir, une lingette, une broche, n’importe quoi ! Au lieu de ça, elle retrouve la tétine d’Hugo et une chaussette enroulée autour de son agenda. Super, la journée commence bien !

Lorsque les portes s’ouvrent, la jeune femme s’élance à petit pas pressés jusqu’à son bureau en adressant un vague signe de la main à la secrétaire qu’elle bouscule sur son passage. Une demi seconde plus tard, elle a déjà avalé son deuxième café de la journée, a balancé ses escarpins – bon sang, pourquoi s’évertue-t-elle encore à prendre une taille en dessous de la sienne ? - sous la table face à laquelle elle est assise et allumé son ordinateur. Le temps que celui-ci accepte de démarrer, avec moult bruits suspects, Florence en profite pour écouter ses messages en s’ébouillantant avec le liquide brûlant. D’un coup d’ongle manucuré enclenche le répondeur et passe une dizaine de messages soporifiques, dont trois de journalistes arrogants et sept de sa mère. Le dernier attire pourtant son attention:

 

-          Bonjour, Madame Bourgeois à l’appareil, directrice de l’école des Baumettes. Je vous appelle parce qu’il faudrait que vous veniez chercher vos enfants dans les plus brefs délais à cause d’une invasion de poux dans notre établissement. Veuillez nous rappeler dès que vous entendrez ce message, merci beaucoup.

 

Au bip final, Florence s’écroule sur son clavier, ce qui finit d’achever son ordinateur qui s’éteint sur le champ. Son premier réflexe est de donner un petit coup agacé à la base, mais cela n’arrange étonnement pas les choses.

 

-          Putain !

-          C’est marrant de constater à quel point ton accent niçois ressort dès tu jures comme une charretière ! Chassez le naturel, il revient au galop, hein ?

 

Sans lever le nez vers sa collègue dont la silhouette enrobée apparaît désormais dans l’embrasure de la porte, Florence émet un borborygme intraduisible ici.

 

-          Tu m’aides à fermer ma robe, lui demande Mélanie en s’approchant du bureau de la jeune femme en sautillant. 

-          Pourquoi, tu t’es mise sur ton trente-et-un, toi ? L’interroge Florence, un brin d’ironie cachée dans la voix, en remontant la fermeture éclair le long du dos de Mélanie.

 

Celle-ci se retourne brusquement vers elle, les poings sur les hanches.

 

-          Ne me dis pas que tu as oublié quand même ?

-          Quoi ?

-          Flo, bon sang ! Mais où est-ce que tu as la tête en ce moment ?

-          Quoi, mais quoi ?

-          On présente la collection automne-hiver au boss dans une demi-heure !

 

Florence se tape la paume contre le front et… laisse ressortir son accent du Sud une nouvelle fois, dirons-nous.

 

-          Mélouche chérie, je suis navrée mais tu vas devoir gérer ça toute seule. Je viens d’avoir un appel de l’école de mes enfants, il faut que j’aille les chercher immédiatement !

-          Pourquoi ?

-          Une urgence !

-          Il est malade ? Blêmit son interlocutrice. 

-          Non, une histoire de poux !

-          Tu te fiches de moi ?

-          Non, je…

-          Flo, tu te débrouilles comme tu veux mais je t’attends dans la salle de conférence dans dix minutes pour préparer ton intervention, est-ce que c’est clair ?

-          Mais…

 

Mélanie l’arrête d’un regard noir:

 

-          Pas de mais !

 

Et puis elle tourne les talons, en prenant bien soin de claquer la porte derrière elle comme pour donner un peu plus de poids à ses paroles. Une fois seule, Florence s’affole. Qui va bien pouvoir aller chercher ses gamins à dix heures du matin, un jour de semaine ? Les prénoms de ses proches susceptibles d’accomplir une telle mission s’entrechoquent à toute allure dans sa tête et elle s’aperçoit avec effroi qu’elle n’a pas tant de monde autour d’elle. Sa mère habite Paris depuis des années, sa sœur cadette est en année Erasmus à Barcelone - la veinarde !- et la baby-sitter passe le bac. Quant à Raphaël, n’en parlons pas, hein. En désespoir de cause, elle compose les yeux fermés le numéro de Mathilde et abdique au bout de douze sonneries. Florence coince un ongle entre ses dents et fait défiler le contenu de son répertoire d’une main experte. Pas Alexis, ni Aurore, ni Brigitte et encore moins sa cousine frigide, ni la fleuriste qui postillonne et elle refuse de confier ses petits trésors à son kiné qui est sadique et risquerai de les tordre dans tous les sens. Reste un certain Simon.

Mais non, elle n’oserait jamais !

Pile au moment où elle se fait cette réflexion, Mélanie tape un petit coup bref sur la cloison qui les sépare comme pour la rappeler à l’ordre. Et Florence appuie sur la touche ‘Appeler’.

 

* * *

 

Lorsqu’il débarque au dispensaire cet après-midi là, Laurent se heurte à Raphaël qui inhale nerveusement la fumée de ses Malboro Lights, assis contre la façade du grand bâtiment en briques rouges.

 

-          Hé, l’interpelle t-il, désolé d’être en retard !

 

Son interlocuteur esquisse un mouvement d’épaules qui signifie moins la colère que le renoncement. Laurent fronce les sourcils.

 

-          Raph, ça va aller ?

 

L’autre secoue la tête de haut en bas.

 

-          C’est sûr ?

 

De gauche à droite.

Laurent se laisse glisser à côté de son ami et les deux hommes restant quelques minutes sans se parler, épaule contre épaule, le dos appuyé contre le mur, les bras autour des genoux. C’est Laurent qui craque le premier:

 

-          Qu’est-ce qui se passe ? Tu es tout pâle !

 

Du bout de ses chaussures, Raphaël dessine des arcs de cercles dans le gravier. Il laisse passer quelques secondes de silence, comme pour trouver les mots justes et puis laisse tomber:

 

-         J’ai passé plus de temps avec les malades qu’avec mes proches, tu te rends comptes ?

-          Pourquoi tu me dis ça maintenant ? S’étonne Laurent.

-          Comme ça.

-          Comme ça ?

-          Comme ça.

 

Silence. Et puis, sur le ton de la confidence:

 

-          J’ai fait un petit malaise ce matin, rien de sérieux. Mais j’imagine que ça me fout le nez face à mes inachevés…

-         Tu devrais peut-être consulter un médecin, s’inquiète Laurent.

-          Moi, un médecin ? Jamais !

-          Et pourquoi ?

-          Parce que ce sont tous des charlatans, pardi !

 

Sourires.

 

-         Ne me dis pas que tu fais partie de ces idiots qui s’occupent des autres au point de se négliger eux-mêmes, hein ?

 

Une fois encore, grand silence. Raphaël se tourne vers lui et lui sourit, le bluffeur.

 

-          Une cigarette ?

 

Laurent accepte avec joie en se demandant bien pourquoi tout le monde est accro à la nicotine dans ce foutu pays. En inhalant la fumée, il songe que Raphaël a passé le plus clair de ses dernières années à soulager les gens mais que personne ne s’est vraiment occupé de lui en retour. Sans doute parce qu’il n’a jamais laissé personne le faire.

 

-          Bosser dans le secteur médical, reprend Raph d’une voix lente, c’est une vie à la fois très dure et très protégée, en fait. Une vie d’uniforme, comme dans une bulle. Alors oui, on s’occupe des problèmes des autres mais ça permet de pas penser aux siens… C’est pas que je regrette, hein, mais y’a juste des moments où mes décisions me reviennent en plein dans la gueule et je me demande bien ce que je laisserai derrière moi si je crevais demain…

Laurent s’indigne en lui donnant un coup d’épaule:

-          Raconte pas de conneries, t’as deux gamins !

-          Qui ne me connaissent pas…

-          Et puis, tous ceux que t’as soigné ou que tu vas soigner. Franchement, ils te vouent un culte à l’hôpital ! C’est limite s’ils ne te font pas des courbettes !

 

Petit regard de côté.

 

-          Tsss…

-          C’est vrai Raph, ces gens t’adorent ! Parce que tu as toujours préféré soigner tes patients plutôt que d’organiser des conférences ou des emplois du temps. Y’en a pas deux comme toi. Tu interdis aux malades de mourir, tu les engueules, les fait chialer, les fait marrer. Bref, que des choses interdites !

 

Ces derniers mots lui arrachent un sourire. Raphaël lève les yeux au ciel, prend une profonde inspiration avant d’ajouter:

-          Tu sais mon vieux, tu devrais te désencombrer un peu de toutes ces fadaises, lourder ce boulet de Caliméro et reprendre pied. Parce que plus je te connais, plus je trouve que t’as une telle propension au bonheur que c’est trop con de tout gâcher.

 

Laurent le remercie d’un sourire. Ils se relèvent. Au bout de quelques pas silencieux, Raph demande:

 

-          Et alors, c’est un bon coup la p’tite Nina ?

-          Mais ! Comment tu as deviné qu’elle et moi, on… ?

-          Hé, on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, s’amuse Raphaël en lui adressant un clin d’œil taquin. Alors, bon coup ou pas ?

 

Le hochement de tête qui suit est significatif.

 

-          Tant mieux, mon salaud, profite ! Allez viens, je vais te montrer ce que tu peux faire pour nous aujourd’hui. On est débordés et cette pauvre Aminata est sur les nerfs.

-          Putain Raph, qu’est-ce que tu lui as encore fait ?

La suite de la conversation se perd dans le murmure du vent et le brouhaha autour d’eux et les compères s’éloignent déjà. Voilà comment Raphaël Forester retourne vers les autres, vers sa vie. Il se sent déjà mieux.

C’est presque fini.

 

* * *

 

La fillette s’immobilise derrière les grilles en discernant la silhouette incertaine de Simon à l’autre bout de la cour de l’école. L’homme lui adresse un petit signe de la main et s’approche du portail, un vague sourire accroché au bord des lèvres comme pour lui quémander un peu d’indulgence. Lorsqu’il arrive à ses côtés, il s’agenouille à sa hauteur et lui dit:

 

-          Coucou Mademoiselle ! Ta maman a été retenue au travail ce matin, elle avait une présentation importante et elle m’a demandé de venir vous chercher ton petit frère et toi. Alors je vais vous garder jusqu’à ce qu’elle rentre, tu veux bien ?

 

Petite mine ennuyée. Morgane veut bien être gentille, mais de là à rester toute seule avec lui, elle n’est plus très sûre tout d’un coup. La gamine lève des yeux implorants vers sa maîtresse mais celle-ci est occupée à soigner les genoux cabossés d’un petit garçon casse-cou.

 

-          Il paraît qu’il faut vous faire un shampoing anti-poux, ajoute t-il plus bas.

 

Grimace.

 

-          Mais moi j’ai pas de poux d’abord, c’est juste les autres qui en ont, ronchonne la petite fille.

 

Simon compatit avec une moue fataliste. On sent la malice percer dans sa voix lorsqu’il ajoute:

 

-          Dans ce cas, on pourrait peut-être désobéir et aller se balader tous les trois à la place. Qu’est-ce que tu en penses ?

 

Morgane lève vers lui un regard chargé d’espoir. L’idée de rater une journée d’école pour aller se promener au soleil l’enchante et la petite fille laisse tomber ses défenses.

 

-          Oh oui, souffle-t-elle, et on irait où ?

 

Il fait semblant de réfléchir et puis:

 

-          Hum. Je ne sais pas toi, mais moi j’ai un p’tit creux. Je pensais qu’un Mc Do sur la plage, ça pourrait être chouette, non ?

-          Mais maman déteste qu’on mange là-bas ! S’exclame la petite fille comme s’il venait de proférer une énormité.

-          Profitons en alors, puisqu’elle n’est pas là !

 

Morgane voudrait bien répondre quelque chose, prendre la défense de sa mère, mais elle se ravise: il faut croire que le petit cadeau qui l’attend au fond de la boîte en carton du Happy Meal l’aide à combattre son indécision. Alors elle lui sourit à la place: c’est un petit sourire timide avec une tête, des épaules et deux bras tout au bout.

 

-          Alors, c’est oui ?

 

La fillette opine vivement, il tente de l’attraper par la main mais elle lui échappe déjà, vive et amusée. Il regarde la petite rouquine le précéder en sautillant et ne peut retenir un sourire: même regard, même bouche, même front, même air canaille. Même sourire. Même mèche. Tout en elle est un écho de Florence. Morgane se retourne vers lui, le doigt tendu pour lui indiquer le chemin à prendre:

 

-          La classe de mon petit frère, c’est par ici !

 

Au même moment, à l’autre bout de la ville, une jeune femme se débat enroulée dans des dentelles, les pieds dans des tissus bouffants et des jupons rebelles. Un crayon à papier retient ses cheveux aux boucles épaisses et elle esquisse avec aisance des croquis fugaces sur du papier calque. Les lèvres pincées, le front plissé, Florence dessine comme si sa vie en dépendait. Couleurs pastel, voiles imperceptibles et décolletés gracieux, la collection prend forme sous le regard admiratif de ses collègues. Et elle ne saurait pas dire pourquoi, mais pas une fois elle ne s’inquiète pour ses enfants.

La confiance semble être une simple histoire d’intuition…

 

* * *

 

Il est près de cinq heures quand Mathilde rentre chez elle, Iris et Lucie sur les talons. Les petites filles trottinent à côté d’elle en racontant avec moult détails leur journée passée à l’école. Préoccupée, la jeune femme tente vainement de s’intéresser au dernier dessin de l’une et au spectacle de fin d’année de l’autre. Elle les interroge sur le menu à la cantine, hoche la tête quand il faut mais le cœur n’y est pas.

Depuis son altercation de la veille avec Diane, Mathilde ressasse leur discussion sans relâche avec l’espoir d’y trouver un sens mais elle en est incapable. Quelque chose lui dit que les mensonges de sa fille ne présagent rien de bon. Alors, elle s’attend à devoir affronter une nouvelle explication dès son retour, ce qu’elle souhaite et redoute tout à la fois. Désireuse d’arranger les choses avec l’adolescente, Mathilde espère des mots salutaires, qui les soulageraient toutes les deux. A quoi ça sert de faire des mômes s’ils ne vous parlent pas librement quand ils sont grands, hein ? Cette idée la frappe si brutalement qu’un sentiment d’impuissance infini envahit Mathilde et la fait vaciller. La jeune femme se découvre soudain si faible face à sa propre fille, cette jeune femme en devenir qui lui tient tête qu’elle a la sensation que la situation lui échappe complètement.

Avec Diane, Mathilde marchait sans arrêt sur des œufs, s’embrouillait dans ses recommandations et ne savait plus ce qu’elle était en droit de lui interdire. La jeune femme avait toujours été une mère exemplaire mais elle devait bien avouer que la crise d’adolescence de sa fille la laissait exsangue. Que devait-t-elle dire pour ne pas la braquer ? Où poser des limites ? Comment trouver un équilibre entre cette relation intime et fusionnelle qu’elles avaient toujours eu et l’autorité dont elle devait maintenant faire preuve ?

 

Lorsqu’elle pénètre dans la villa, Mathilde s’étonne en silence de trouver la maison dans la pénombre. 

 

-          Diane, appelle-t-elle, un brin d’angoisse dans la voix, tu es là ?

 

Pas de réponse, bien sûr. Dans ces moments-là, l’absence de l’autre est aussi palpable que sa présence, peut-être même davantage car on ne cesse d’attendre, mal à l’aise, que l’absent entre dans la pièce. C’est comme entendre des pas monter un escalier et ne jamais arriver en haut. Comme d’entendre ce faible tintement qui précède parfois la sonnerie d’un téléphone quand aucune sonnerie ne suit.

La jeune femme retire à Lucie ses chaussures et son manteau, ordonne à Iris d’aller se laver les mains et toutes les trois passent à la cuisine pour le goûter. Deux minutes plus tard, lorsqu’Iris débouche son pot de Nutella avec gourmandise, la gamine s’exclame:

 

-          Héééé mamââân, y’a un mot sur la table !

 

Soucieuse, Mathilde se précipite au côté de la petite fille et découvre avec inquiétude une lettre de Diane posée en évidence entre la corbeille de fruit et les vestiges du petit déjeuner du matin. Oh pas grand-chose, juste quelques mots griffonnés en vitesse de sa jolie écriture ronde sur une feuille à grands carreaux.

 

 

Mathilde déplie la missive le cœur battant, la parcourt en un instant et la referme presque aussitôt. La jeune femme passe un index sous ses cils délavés et ferme les yeux.

Qu’est-ce qu’elle est censée faire maintenant ?

 

 

* * *

 

C’est une belle soirée printanière. Douce, chaude, élastique.

La lumière est tombée depuis déjà longtemps lorsque Florence pousse enfin la porte cochère de son immeuble. Ereintée, la jeune femme emprunte néanmoins l’escalier car elle est bien trop impatiente pour supporter d’attendre l’ascenseur. Les escarpins à la main, elle grimpe en vitesse jusqu’au troisième étage et frappe mollement à la porte. Quelques secondes plus tard, le museau de Morgane apparaît dans l’interstice.

 

-          Maman !

 

La petite fille tire l’entrebailleur et se jette entre les bras de sa mère, le nez enfoui dans ses cheveux blonds. Jaloux, Hugo trotte vers elles et s’agrippe aux jambes de Florence en levant les mains:

 

-          Au bras, au bras !

 

Derrière eux apparaît déjà la silhouette de Simon. Il pose sur la jeune femme un regard bienveillant.

 

-          Hé les petits loups, s’exclame Florence en s’agenouillant entre ses enfants, ça s’est bien passé cet après-midi?

 

La question est rhétorique et s’adresse moins à Morgane et Hugo qu’à Simon. Celui-ci acquiesce d’un hochement de tête. Florence s’apprête à dire quelque chose, mais avant qu’elle n’ait le temps de prononcer le moindre mot, ses mômes l’entraînent déjà par la main en clamant en même temps des choses confuses à propos de Mc Do, de pâte à modeler et de chasse au trésor.

 

-          Et même qu’avec Simon, on a joué à cache-cache ! Et les playmobils, eh ben, ils ont fait un pique-nique géant et nous on a mangé des pasgetthis avec des bouts de babybels dedans, mais sans la peau toute rouge hein, et même que c’était très bon et après on a fait la danse de la brosse à dents !

 

Florence n’a absolument rien compris mais elle éclate de rire, franchement soulagée. La soirée qui suit est joyeuse et pleine d’éphémères; on y croise une maman faussement contrariée par une histoire de double cheese-burger, un Mc Gyver en herbe qui colle à la glue la tête branlante d’une poupée Barbie, un petit garçon capricieux qui refuse d’aller se coucher sans qu’on ne lui ait lu deux fois l’histoire de Nino, le petit lapin qui avait peur du noir et deux trouillards dont les corps à l’affut s’effleurent à chaque occasion. Peau contre peau, regards complices et petits sourires en coin.

Une fois les enfants bordés, Florence et Simon se retrouvent nez à nez et mettent étrangement leur assurance en veilleuse. Long silence. Et puis elle abdique la première:

-          Tu…

-          Je…

-          Merci.

-          A votre service, Madame !

-          Mademoiselle, rectifie-t-elle en arborant une mine boudeuse.

-          Suis-je bête !

 

Petit coup de coude.

 

-          Je dois admettre que je suis bluffée, reconnait-elle, j’en connais plus d’un qui se serait emmêlé les pinceaux et aurait complètement paniqué. Mais toi… tu as une aisance incroyable avec les gamins ! Un vrai feeling. On dirait que tu as fait ça toute ta vie !

 

Il la gratifie d’un clin d’œil narquois.

 

-          Hé, qui sait…

 

Dans la pénombre, c’est difficile à dire, mais elle croit entendre ses fossettes.

Pourtant, elle sait d’avance que les mots qu’elle s’apprête à prononcer ensuite vont l’accabler. Parce qu’il les redoute, parce qu’elle ne le laissera pas la contredire, parce que…

 

-          Mais je ne voudrais pas que tu crois que tout ça signifie quoi que ce soit, entre nous.

-          Je savais que tu allais me dire ça, lâche t-il d’une voix très lasse, j’en aurai mis ma main à couper et tu ne peux pas savoir comme ça me…

-          Comme ça te quoi ?

-          Comme ça me… trouble. Comme ça me contrarie. Comme je t’en veux, je crois.

 

Elle ne peut retenir le profond soupir qui s’échappe de sa poitrine.

 

-          Je suis désolée, Simon. Je ne sais pas quoi dire, pour te remercier, pour… Mais il faut que tu comprennes. J’ai deux enfants, ils sont en demande constante d’amour, ils sont naïfs. Je ne peux pas me permettre de faire entrer un homme dans leur vie si je ne suis pas certaine que ça va durer. J’ai trop peur de les voir souffrir par la suite !

-          Mais tes enfants m’adorent, proteste-t-il mollement.

-          Justement, dit-elle en secouant la tête, justement. Surtout Hugo, il n’a pas… Je n’ai pas su lui donner un père, jamais. Je n’ai pas envie qu’il s’attache au premier venu et soit malheureux après, oh non, je ne me le pardonnerai pas ! Je sais ce que c’est que d’être abandonnée et je tiens à les protéger de ce sentiment le plus longtemps possible.

 

Sans un mot de plus, Simon tourne les talons et se dirige lentement vers l’entrée, le dos courbé. Que peut-il dire de plus, hein ?

Florence sursaute à peine au bruit de la porte qui claque. Essuie d’un revers de manche une larme qui menace de couler le long de sa joue et retourne dans la chambre d’Hugo à pas de velours. Agenouillée à côté du petit garçon, la jeune femme le regarde dormir pendant de longues minutes, comme ça, sans bouger. Elle approche son visage pour sentir son souffle réchauffer sa nuque, le recouvre tendrement, presse sa menotte, embrasse sa bouille joufflue du bout des lèvres. Et puis, doucement, lui murmure une petite mélodie familière au creux de l’oreille…

À la claire fontaine
M’en allant promener
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Et puis plus bas, encore plus bas:

Il y a longtemps que je t’aime.

 Jamais je ne t’oublierai.

 

Mais c’est elle qu’elle berce ainsi, personne n’est dupe.

 

 

* * *

 

Dans le séjour, les petites sont absorbées par un dessin animé en images de synthèse et Mathilde rechigne à les envoyer prendre leur douche. Tant pis, plus tard peut-être… Elle hésite à téléphoner à Diane sur son portable pour la dixième fois depuis le début de la soirée mais l’idée de tomber une nouvelle fois sur son répondeur l’en dissuade. Elle songe aussi à téléphoner à la police mais pour dire quoi ? Un poil dramatique, tout de même…

 

Au lieu de ça, Mathilde ressent soudain l’envie d’aller se recroqueviller dans la chambre de Diane, de respirer son odeur, de s’enfermer dans son cocon. Bizarrement rassurée à cette idée, la jeune femme s’y dirige de pied ferme mais, une fois sur le seuil de la pièce, reste une minute interdite avec l’impression qu’elle s’apprête à violer l’intimité de sa fille. Finalement, elle va s’asseoir en tailleur, le dos appuyé contre le montant de son lit, vide. Elle envoie une main derrière son dos et attrape le doudou de la jeune fille, un vieil ours en peluche rapiécé qui traînait sur le lit de Diane depuis des années.

 

-          Eh bien mon vieux Philibert, murmure-t-elle tout bas en serrant le petit animal dans ses bras, toi aussi tu es bien seul ce soir !

 

Dans la pénombre, la jeune femme lève la tête et inspecte le mur en face d’elle. Il y a bien longtemps qu’elle ne s’est pas penchée sur son petit monde alors qu’elle a toujours adoré ça: regarder ses dessins, ses photos, son bordel, ses gris-gris, sa vie… Des mètres carrés de papier peint recouvert par des posters, collés et recollés à coup de Patafix, des peluches en vrac, des bracelets multicolores, des classeurs Chipie qui ont fait leur temps, le sourire de Marylin Monroe et des vieux coupons de ciné abimés par le temps: Deux sœurs pour un roi côtoient Ratatouille et Il était une fois s’est collé à Paris je t’aime.

Mathilde songe que la chambre d’une adolescente est sans doute ce qui répond le mieux aux questions qui brûlent les lèvres des mamans trop curieuse: Où en est-elle aujourd’hui ? Qui est la copine chouchoute du moment, celle avec qui elle est allée faire le clown dans une cabine de photomaton ? Quels sont les petits secrets du jour et où se cache le visage de celui qui occupe ses pensées ?

La jeune femme s’étonne de trouver dans ce foutoir une photo d’elle et Laurent qu’elle ne connait pas, une que Diane avait prise enfant, du temps où son doigt apparaissait toujours à la place des nuages. Ils ont l’air heureux et on devine le pont des arts derrière leurs sourires. A côté traîne un badge rose sur lequel il est inscrit ‘Ma vie est tout à fait fascinante’ et un poème de Paul Eluard écrit à la hâte sur un post-it en forme de cœur et qui commence comme ça:

 

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté.

 

Et là, un passage du ‘Premier amour’ de Beckett, recopié avec soin sur une feuille volante d’écolière désordonnée:

 

Mais sitôt arrêté, je les entendais à nouveau, chaque fois plus faibles certes, mais qu’est-ce que cela peut faire qu’un cri soit faible ou fort ? Ce qu’il faut, c’est qu’il s’arrête. Pendant des années, j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant, je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’Amour, cela ne se commande pas.

 

Mathilde ne peut s’empêcher d’un sourire chargé de tendresse. Et dire qu’hier encore Diane n’était qu’une fillette, un tout petit bout de femme confiante qui donnait une main à maman et une autre à papa en sautillant dans les flaques de pluie. Une qui rêvait d’être une princesse et s’endormait le pouce au bord des lèvres. Mon dieu, mais où étaient donc passées les années ? Et hop, une petite perfusion de nostalgie lui transperce le cœur et les idées.

 

-          Plus haut maman, je veux aller plus haut !

-          Mais tu vas t’envoler, s’inquiète Mathilde sans pouvoir empêcher un sourire, ça ne te fais pas peur ?

La petite fille secoue ses boucles blondes, impétueuse du haut de ses cinq ans.

-          Non, assure-t-elle en se penchant en avant pour prendre son élan, je veux réussir à donner des coups de pieds aux nuages !

-          Des coups de pieds aux nuages, mais pourquoi ?

-          Ben pour faire tomber les Bisounours !

 La jeune femme rit de plus belle et pousse la fillette de toutes ses forces. Les joues colorées par le froid, les mains agrippées autour des cordes rugueuses de la vielle balançoire, les baskets tendues vers le ciel, Diane croit voler.

Diane s’est envolée…

 

 

* * *

 

La jeune fille se tient debout, indécise devant cette immense porte en bois, bien trop grande pour elle. Elle hésite encore, se mord les lèvres et puis toque trois coups en détournant la tête comme pour nier ce qu’elle en train de faire. Les joues rosies, elle est déjà prête à prendre ses jambes à son cou et à s’échapper le plus vite pour ne plus jamais revenir ici. Même qu’elle veut bien replonger dans les jupes de sa mère, finalement, parce que ça fait drôlement moins peur. C’est sans compter sur cette poignée qui s’abaisse pour l’ouvrir à un nouveau monde qui l’effraie autant qu’il l’excite. Elle voit la rousse de tout à l’heure, celle qui porte ses cheveux attachés avec des papillons de toutes les couleurs. Celle qui lui sourit avant de lui tourner le dos sans même lui dire bonsoir.

 

-          Sam ! S’époumone t-elle dans une intonation aigüe. J’t'avais bien dit qu’elle pointerait le bout de son nez, la chipie !

Et puis elle se retourne vers elle, en se raccrochant à la poignée de la porte comme si elle allait tomber. 

 

-          Ben alors, lance-t-elle à la nouvelle venue, reste pas plantée là comme une anguille sous roche !

Docile, Diane pose un pied incertain dans l’embrasure de la porte. Dans sa tête, les pensées défilent à une allure folle: mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Elle ne connait personne ! Ce n’est pas parce qu’elle s’est disputée avec sa mère qu’elle doit foncer ainsi dans la gueule du loup et se ridiculiser toute seule. C’est décidé, il faut absolument qu’elle trouve une excuse pour se sortir de là et… Lise coupe court à ses tergiversations en l’entraînant par la main dans un couloir infini. Un sourire espiègle éclaire son visage de poupée:

 

-          J’ai entendu dire que la fête,  ça se passait par là, annonce-t-elle, malicieuse.

 

Et la voilà déjà qui la pousse à l’intérieur de la pièce sans ménagement.    

 

-          La fête ?!! Sursaute Diane.

 

Elle n’a pas pu s’en empêcher, mais quelle gourde ! Maintenant elle a envie d’avaler sa langue toute entière, de la mâcher bien fort parce que c’est tout ce que cette fourbe mérite et puis de la digérer pour ne plus jamais pouvoir l’utiliser pour proférer de telles sottises.

 

-          Ben oui la fête ! Se moque son aînée. Tu fais jamais la fête ? Tu sais pas ce que c’est une fête ?

-          Ben… A une fête y a des gens…, murmure la petite blonde en filant une mèche derrière son oreille devenue rouge.

-          Et on n’est pas des gens nous ? demande Lise, incrédule. Moi j’suis un gens j’te jure ! Une gens bien, même que. Promis juré mais pas craché c’pas propre ! Et puis tu fais jamais des fêtes toute seule chez toi ? C’cool les fêtes toute seule chez toi j’t’assure !

 

Le débit impressionnant de la jeune fille rousse lui fait perdre sa langue - c’est peut-être mieux que l’avoir avalée, cela dit en passant -, si bien qu’elle ne sait que répondre à cette tirade sans queue ni tête et s’installe timidement sur le pouf bariolé posé à côté de Samuel, le garçon ténébreux de son cours de théâtre.

 

-          Qu’est-ce que tu veux boire ? se soucie t-il en lui désignant d’un geste du menton les multiples boissons qui recouvrent la table basse.

Diane se dit que jusqu’à présent, elle s’était toujours entendue demander ‘Est-ce que tu veux boire quelque chose ?’. Mais ici, dans cette drôle de baraque colorée ou une dizaine de jeunes étaient vautrés au milieu du foutoir, la question n’avait clairement pas lieu d’être. Le fait qu’elle veuille boire quelque chose relevait de l’évidence. Il s’agissait juste de savoir quoi. Oooh, mais tais toi, cerveau, tais toi ! 

La jeune fille lève le nez vers lui, refusant d’avouer qu’elle n’en a absolument aucune idée. Elle imagine bien que répondre ‘Un Cosmopolitan, comme Carrie Bradshaw’ ne ferait pas l’affaire. Ses yeux tombent sur un carton de jus de pomme. Tiens, voilà. Du jus de pomme. Le jus de pomme, c’est sympa, c’est frais, c’est pas compliqué. Parfait !

 

-         Du jus de pomme, annonce-t-elle fièrement.

-          Et va pour une vodka pomme pour la p’tite dame, répond t-il goguenard en la servant jusqu’à rabord.

-          La même chose pour moi mon chou, ordonne la voix de Lise derrière son dos.

C’est vrai, Lise ! Elle l’avait presque oubliée. Diane craint de se retourner et de la découvrir nue, enroulée dans une toge avec une perruque bleue. C’est vrai quoi, on sait jamais…

 

-         Tu m’apportes mon verre Didi ?

-         Pourquoi tu cries ? Je ne suis pas sourde ! Et Didi, non mais quelle drôle d’idée ! Je n’ai pas envie que tu m’appelles comme ça, c’est ridicule. Et puis Miss Didi n’a peut-être pas envie de te servir, d’abord.

Bon, ça c’est ce qu’elle aurait dit si elle avait eu un peu de courage, mais au lieu de ça Diane se contente d’attraper le verre de ses doigts tremblants, de décroiser ses jolies gambettes pour se lever, et se retourner vers la rousse, assise en tailleur sur une chaise devant une table. Elle a l’air concentrée sur sa tâche, lunettes posées sur le bout du nez pour trifouiller un truc au bout de ses doigts.

 

-          C’est de la drogue ?!! S’exclame Diane.

 

Oups !

 

-          Mais noooon bécasse ! S’esclaffe Lise. C’est juste de l’herbe t’inquiète, on n’est pas des drogués ça va pas ou quoi ?!

 

Diane dépose le gobelet près de Lise et une fois encore, ne peux s’empêcher d’intervenir :

 

-          De l’herbe ? Ah parce qu’en plus vous êtes herbivore !

 

Son sang ne fait qu’un tour, sa blague va faire un bide monumental, elle le sent !

Mais non, Lise se penche en arrière dans un geste délicieusement théâtrale et éclate d’un rire sincère.

 

-          Mais c’est qu’en plus elle a de l’humour la petite !

 

Et, pour la première fois depuis qu’elle est arrivée, Diane amorce un début sourire. Elle sent même son ventre se dénouer un petit peu. Un tout petit peu. Et la voilà qui retourne s’asseoir auprès de Samuel, très digne. Le jeune garçon lui tend son verre avec un regard qui semble dire, « Bon, passons aux choses sérieuses ! » Elle le remercie d’une toute petite voix et trempe ses lèvres dans le breuvage en priant pour qu’il n’y ait pas introduit une quelconque substance illicite pendant qu’elle avait le dos tourné. Oh mon dieu, si c’était le cas elle ferait sans doute un malaise et il faudrait l’amener à l’hôpital en urgence, elle aurait terriblement honte et sa mère lui en voudrait à mort et…

 

-          Hé mais c’est bon, s’exclame-t-elle à haute voix !

 

Samuel lui assène une petite tape dans le dos:

 

-          Bah oui ma grande, qu’est-ce que tu croyais ?

 

Il y a deux secondes, elle était encore une ‘petite’ dans la bouche de Lise, maintenant elle est devenue une grande. Et c’est un peu ce qu’elle ressent, finalement. Songeuse, elle boit une nouvelle gorgée sans même s’en apercevoir. Et puis une autre, et encore une autre. Lorsqu’elle dépose le verre vide sur la table, la tête lui tourne un peu, mais elle sent son cœur se gonfler d’une fierté encore inconnue jusque là. Quelque chose comme la sensation d’être une adulte, peut-être. Grisant !

 

Perdue dans ses pensées, elle entend à peine le ‘fricht’ de la pierre d’un briquet. Elle se retourne, curieuse: ce petit  bruit familier lui rappelle Raphaël en train de loucher sur ces Malboro en les allumant. Elle respire une odeur particulière, qui envahie peu à peu ses narines. Lise se pose à sa droite, le joint roulé à la main. Déjà ? Diane sent son ventre se tordre dans tous les sens. Elle a envie de leur dire ‘Pas trop à la fois s’il-vous-plaît, ma tête est déjà à l’envers’. Mais non. Au lieu de ça, elle se tait et attrape avec concentration le mégot que Lise lui tend. Parce qu’elle veut être une vraie grande, comme eux. Et puis parce que bon, ça peut pas faire tant de mal si des personnes aussi intéressantes en fument. Peut-être même que ça la rendra intéressante à leurs yeux? Et peut-être qu’il faut qu’elle arrête de se poser tant de questions surtout. Elle est là, assise au beau milieu de tous ces gens qu’elle admire, et reste prisonnière de ses réflexions. Ce n’est pas comme ça qu’on fait, non ! Alors, courageuse, Diane porte le joint à ses lèvres et insuffle la fumée qui picote déjà ses poumons.

 

La suite ne se raconte pas, trop vue, trop connue. Tout ce qu’il reste à dire, c’est que notre Dianette prend la poudre d’escampette: loin du cocon protégé de son enfance, elle découvre avec éblouissement les chemins tortueux de l’adolescence.

 

 

* * *

 

-          Allô ?

 

Une voix empâtée en guise de réponse, mais peu importe: Mathilde est bien trop soulagée d’entendre une voix familière pour y porter la moindre attention.

 

-          Max, ça fait du bien de t’entendre…

-          Qu’est-ce qui se passe ? Demande t-il d’une voix sans nuance.

 

La jeune femme sent sa gorge se serrer.

 

-          Je te dérange ?

-          Non, non…

-          Si, je sens bien que je te dérange !

-          Dis-moi vite ce qu’il y a, au lieu de dire des bêtises.

 

Des voix inconnues résonnent en fond sonore.

 

-          Qui est avec toi ?

-          Personne !

-          Tu es chez toi ?

-          Mais oui, s’agace t-il. Ecoute, je dois vraiment y aller, c’est important ?

-          Absolument pas, rétorque-t-elle, ma fille vient de fuguer mais il n’y rien d’important, rien du tout. Bonne soirée !

 

Elle a raccroché. Dans son emportement, elle éteint même son téléphone. Tant pis pour les autres, tant pis… Désormais, seul le ronron régulier du lave vaisselle, à l’étage au dessous, trouble le silence pesant qui s’abat sur la pièce.

 

* * *

 

A la fin d’une journée harassante au dispensaire, ils s’étaient retrouvés nez à nez avec Nina. Elle avait débarqué sans prévenir, essoufflée, un sourire mousseux qui pétillait au bord de ses lèvres roses. Craquante et désolée de n’avoir pas pu s’en empêcher.

Ils lui avaient proposé de se joindre à eux pour manger un bout, dans un petit restaurant sans prétention mais où on l’on pouvait dîner en terrasse. Lueurs des bougies qui dansent dans la pénombre, parfums épicés et quart de lune dans un coin du ciel. Mais aussi, les bras de Nina enroulés autour de ses genoux, ses pieds nus, sa gaité soudaine, son regard qui n’était plus tout à fait le même dès le troisième verre avalé, et ses regards malicieux que Laurent attrapait entre chaque gorgée. Ils avaient trinqué à rien du tout, rient beaucoup, piétinés les non dits et les tabous et s’étaient retrouvés en un rien de temps à refaire le monde et les gens. Bref, une espèce de flottement délicieux. 

 

-          Tu plaisantes j’espère ? S’indigne Raphaël.

-          Pas du tout ! Parfois, la solution des énigmes les plus compliquées est juste sous notre nez…

-          Pas cette fois, proteste Nina, David n’a pas pu tuer Laura, c’est juste trop évident ! Moi je te dis que Cathie est liée à tout ça.

-          Cathie ? C’est un ange !

-          Pfff, tu crois ça parce que tu ne regardes que son joli petit cul.

-          Attends, tu insinues que je fonde ma théorie sur le season final de Palune sur son ‘joli petit cul’ ?

 

Elle opine.

 

-          Oui, comme tous les hommes !

-          Tu es d’une mauvaise foi !

 

Elle lui sourit, crâneuse.

 

-          Oui, comme toutes les femmes !

 

Et il lui rend son sourire.

 

-          Et à part regarder des séries télés, s’interpose Laurent désireux de reprendre le fil de la conversation (Jaloux ? Oh, si peu…) que fais tu de ton temps libre ? Parce qu’avec la récente grève des scénaristes, tu as dû bien t’ennuyer !

 

Coup de coude. Il fait semblant d’avoir mal. Raphaël lui allume une cigarette.

 

-          Je lis beaucoup et puis je tricote…

 

Regard consterné des garçons.

 

-          Quoi ? Je vous vois vous moquer. Ah, je savais que j’aurai dû me taire. Mais ça me détend, se justifie t-elle.

-          Loin de moi l’idée de juger, assure Laurent, moi j’aime bien faire des puzzles, alors tu sais…

-          Ça par contre, tu aurais dû le garder pour toi. Tu viens de perdre tout sex appeal en trois secondes, s’amuse Nina.

-          On est quittes donc ?

 

Petite moue boudeuse.

 

-          Et ces livres alors… Qu’est-ce qui trône sur ta table de chevet en ce moment ?

-          Le dernier Paul Auster ! Mais je déteste… Trop. Je ne sais pas, trop Paul Auster.

-          Quel argument ! Tu vas déferler la critique avec ça, pas de doute.

-          Hé ! Je n’ai pas fait d’études littéraires moi Monsieur, c’est juste un sentiment général.

-          Bon. Je vais reformuler ma question alors: quel est le dernier bouquin que tu as aimé ?

-          Aimé, genre bien aimé ou aimé genre dévoré ? Tout est dans la nuance !

-          Nina…

-          Quoi ? J’essayais juste de me donner le temps de la réflexion.

-          Et c’est bon ?

-          Oui.

-          Donc ?

-          Joyce Carol Oates, Les Chutes ! Un chef d’œuvre qui me remue rien que d’en parler.

-          Je l’ai dévoré en deux nuits…  

 

Ses yeux brillent.

 

-          Oh,  toi aussi tu l’as lu ?

-          Je n’ai pas pu m’arrêter. Cette ambiance, si particulière, si troublante. Je suis sortie de là avec un sentiment de malaise collé au soulier. L’auteure est trop peu reconnue !

-          Tout à fait d’accord. Je ne comprends pas pourquoi Philip Roth récolte toujours tous les honneurs…

-          M’en parle pas, La bête se meurt ?

-          J’ai détéstéééé !

 

Ils se serrent la main au dessus de leurs poissons grillés. Malgré le faible éclairage, Laurent jurerait l’avoir vu rougir. Alors qu’il s’apprête à lui resservir un verre, une chanson familière fait frétiller son téléphone portable. Laurent attrape le petit appareil au fond de sa poche et s’excuse:

 

-          Ma… mon ex-femme. Elle n’appelle qu’en cas d’urgence, je reviens tout de suite.

 

Nina lui fait signe qu’elle comprend, Raphaël lui promet de bien s’occuper d’elle et Laurent s’éloigne déjà le long du chemin de gravier. Un instant plus tard, son doigt glisse sur la touche ‘répondre’ :

 

-          Mathilde ?

Petite syllabe écrabouillée qu’il prend pour un oui.

 

-          Qu’est-ce qui se passe, s’enquiert-il, les filles vont bien ?

-          Oh, je suis tellement désolée… mais je ne peux plus gérer tout toute seule, je ne peux plus, tu comprends ?

-          Il est arrivé quelque chose ?

-          Tu es parti depuis des mois, s’emporte-t-elle, bien sûr qu’il s’est passé des tas de choses ! Je… les filles ne tournent plus rond depuis ton départ. J’ai l’impression que tout s’écroule autour de moi, je n’y arrive plus, je n’y arrive plus… Iris se fait racketter à l’école et d’ailleurs, elle est la vingt et unième de sa classe ce trimestre. Sur vingt-deux ! Lucie a un ami imaginaire… pour te remplacer et crois-moi, le bougre n’est pas une mince affaire à gérer. Et puis… je, je crois que Diane…

 

Et de grosses larmes noient la suite.

 

-          Calme-toi, voyons ! Je ne comprends rien à ce que tu racontes !

-          Je ne sais pas, je ne suis pas sûre. Elle m’a laissé un mot pour me dire qu’elle revenait demain mais je…Oh, je suis tellement inquiète ! On a eu cette grosse dispute à propos de… et elle est partie ! Je ne suis plus assez forte, tu vois. Tout porter sur les épaules, je veux dire. Les cauchemars, les disputes, les gros chagrins, les petits bobos, les devoirs, les sorties, les mauvais choix. Je suis fatiguée, je n’arrive plus à fermer l’œil de la nuit parce que ça m’angoisse terriblement de savoir que des gamines dont la vie dépend de la mienne dorment dans la chambre d’à côté. Je comprends que tu ais eu besoin de prendre tes distances pour te relever, te retrouver mais… mais aujourd’hui, c’est trop. Tes enfants ont besoin de toi, Laurent.

 

Silence confus.

 

-          J’ai besoin de toi, supplie-t-elle tout bas.

 

Et puis, comme pour contrebalancer cet élan de fragilité, elle ajoute:

 

-          Tu ne peux pas être égoïste à ce point !

-          D’accord, Mathilde, je vais voir ce que je peux faire. Je vais m’arranger avec le recteur, je vais prendre quelques jours, je…

-          Non Laurent, non. Tu ne comprends pas. Il ne s’agit pas de quelques jours, il s’agit d’une vie ! Tu es le père de mes enfants et je ne suis pas Florence, moi. Je ne te laisserai pas te défiler. J’ai besoin de toi à mes côtés pour les élever. C’est le deal depuis la maternité, tu te souviens ? Alors je sais que tu t’amuses bien à jouer les Raphaël à l’autre bout du monde, mais il est temps de redescendre sur terre maintenant. Sinon…

-          Sinon quoi ?

-          Sinon toute cette histoire va vraiment mal se terminer.

-          C’est une menace ?

-          Non, simplement une prédiction.

 

 

 

* * *

 

Ce soir-là, pas de riz au goût douteux. La tête ailleurs et le cœur en bandoulière, Mathilde s’est contentée de préparer un biberon de lait à Lucie et un énorme bol de chocopops pour Iris. Elles ont mangé toutes les trois devant une énième rediffusion d’une Nounou d’enfer:

 

-          Gracie, on voit ta culotte à travers tes chaussures vernies !

-          Aaaaaah, Miss Fiiinne !!!!

 

Rires du public préenregistré, couvert par celui des gamines. Leur tête posée sur les épaules de maman, les petites filles finissent par s’assoupir, enroulées dans un certain plaid rouge qui est déjà apparu tant de fois dans cette histoire. Alors que Mathilde sent ses paupières clignoter malgré sa bonne volonté, la sonnette de la porte d’entrée la sort de sa torpeur. Elle bondit sur ses pieds, le cœur battant la chamade et se précipite à la porte en espérant Diane. Mais c’est un homme qu’elle trouve devant chez elle. Le seul qu’elle n’attendait pas. Le seul auquel elle ne s’attendait pas. Mais alors vraiment pas. Du tout.

A peine ouvre-t-elle la porte qu’elle le reconnaît déjà. Pourtant, elle le dévisage pendant une ou deux minutes qui leur paraissent interminables à l’un et à l’autre.

Long silence.

Abasourdie, ahurie, suffoquée, interdite, pétrifiée, stupéfaite, - et encore, il n’y a pas assez de synonymes pour exprimer son état- le souffle coupé comme si elle avait couru, Mathilde laisse tomber d’une toute petite voix:

-          Antoine, mais… mais qu’est-ce que tu fais là ?

 

 

* * *

 

Ce soir, le ciel lourd et opaque a transformé la ville en étuve. Sur la route du dispensaire, le long des trottoirs sales où il traîne les baskets, sa poche vibre. ‘Vous avez un nouveau message’:

Mon petit doigt me dit que ma douche de demain sera bien morose !

 

Laurent ripe sur la touche répondre et tape sans réfléchir:

 

‘Peut-être pas ?’

 

Léger pincement au cœur au moment de laisser l’enveloppe électronique s’envoler vers elle. Impression étrange d’avoir fait quelque chose de mal et petit goût d’interdit sur le bout de la langue. Et pourtant, alors qu’il accélère le pas, un petit sourire lui chatouille les oreilles pour le reste du chemin.

* * *

 

Il est deux heures du matin passé quand la porte de l’immeuble se referme derrière elle.  Diane détale quelques mètres à en perdre le souffle, comme si elle était poursuivie. Tout est tellement silencieux dans une ville endormie que le bruit de ses propres talons la fait sursauter. Elle a l’impression de flotter dans une sorte de brouillard, du coton dans le cerveau et un brouhaha infini qui lui écrase les pensées. Flageolante et encore un peu sonnée, la jeune fille traverse en vacillant, sans ralentir, sans regarder ni à droite ni à gauche, une rue puis deux, puis trois, quatre. N’importe comment. Elle trébuche, accélère, ne sent plus ses jambes mais court droit devant elle. La gorge brûlante et les muscles douloureux, elle n’arrête sa course effrénée qu’une fois parvenue à sa destination. Compose un code les yeux fermés, pousse une porte battante d’un coup de hanche, emprunte un escalier en colimaçon mal éclairé, s’immobilise au troisième étage, les mains posées sur ses côtes, le souffle court.

 

Elle sonne.

 

Cinq minutes passent avant que la lumière s’allume enfin de l’autre côté.

Pantoufles qui traînent sur le parquet. Verrou qu’on tourne. Cliquetis de clefs. Et finalement, loquet qui tombe. Mine surprise dans l’embrasure:

 

-          Dianou, s’étonne Florence en ouvrant grand sa porte, qu’est-ce que tu fiches ici ?

-          J’ai froid, j’ai faim et je veux de l’amour, s’enhardit la jeune fille s’abattant contre la poitrine de sa marraine.

-          Tout pareil, réplique Florence en l’enlaçant, tout pareil !

 

Diane lève le nez vers elle. Petit sourire malicieux.

 

-          Eh ben, on est mal barré !

 

* * *