
C’est l’histoire d’une petite fille endormie,
d’un voyage de retour
et d’une machine à café en panne.
Elle n’a même pas pleuré.
Même quand sa sœur est venue chercher Hugo, même quand elle a dû téléphoner à ses parents pour leur annoncer la nouvelle, même quand l’infirmière lui a expliqué que Morgane était plongée dans le coma. Rien, pas une larme. Peut-être parce qu’il émane une telle sérénité de la petite fille qu’elle a encore du mal à réaliser qu’elle n’est pas simplement endormie. Avec ses mains posées à plat sur le drap immaculé, ses joues à peine roses et ses cheveux bien peignés autour de son visage, elle ressemble plus à la Belle au Bois Dormant qu’à une enfant victime d’un traumatisme crânien.
- Par pitié, murmure Florence, par pitié trouvez lui vite un Prince Charmant, un qui la réveillerait rien qu’en l’embrassant.
La jeune femme avait toujours détesté les hôpitaux, sentiment ordinaire et partagé par la plupart des gens mais assez exacerbé en ce qui la concernait. Dès qu’elle en franchissait la porte, une angoisse étouffante lui nouait l’estomac. Elle ne supportait pas l’odeur âpre qui flottait dans les couloirs, atroce mélange de désinfectant et d’ether qui lui donnait la nausée. Et, évidemment, bien qu’elle s’en défende, elle ne pouvait s’empêcher de penser à Raphaël. Il s’y sentait bien, lui, dans ces couloirs sinistres. A vrai dire, c’était même sûrement là qu’il se sentait le plus chez lui. Pour elle, une souffrance latente se dessinait derrière chaque porte alors que pour lui, chaque seuil était la chance de sauver une nouvelle vie. Pour elle, des gens mouraient dans les hôpitaux. Pour lui, ils s’en sortaient .
Et c’était toute la différence.
Cet hôpital grouillait de souvenirs de Raphaël, images brouillées qu’elle tentait désespérément de chasser. Mais, à chaque pas, elle croyait l’apercevoir. De dos, ils lui ressemblaient tous et elle se perdait dans les dédales de ce lieu qui était le sien.
Les bras croisés contre sa poitrine, Florence arpente le corridor sombre et désert de l’hôpital sans pouvoir s’empêcher de sursauter au moindre bruit. Derrière une porte entrouverte, elle devine une vaste pièce où sont alignés plusieurs malades, reliés pour la plupart à des tas de machines dont elle est bien incapable de définir l’utilité. Mal à l’aise, elle détourne la tête et presse le pas. Arrivée au bout du couloir, Florence pousse avec soulagement les portes battantes de la cafétéria. Après avoir fouillé dans son porte-monnaie d’une main nerveuse, elle glisse une pièce de deux euros dans la fente de la seule machine à café disponible. Au bout de quelques secondes, constatant que l’appareil ne réagit pas, la jeune femme jette un regard circulaire autour d’elle dans l’espoir d’y trouver quelqu’un susceptible de l’aider. Au lieu de cela, elle remarque un petit papier blanc scotché sur le mur à côté d’elle et soupire en le déchiffrant: « Machine en panne. »
Elle ne l’avait pas vu ce foutu papier, elle ne l’avait même pas vu. De toute façon, elle ne voyait plus rien, elle ne voulait plus rien voir. Tout ce dont elle avait besoin maintenant, c’était d’un café. Elle en avait atrocement besoin si elle ne voulait pas faiblir, si elle ne voulait pas tomber. Juste un café, bon sang, c’est tout ce qu’elle demandait. Oh et puis elle était fatiguée, si fatiguée… Peut-être qu’elle aurait dû se coller un panneau sur le front elle aussi pour que quelqu’un s’aperçoive enfin à quel point elle allait mal.
- Florence !
Cessant brusquement de violenter l’appareil, elle se retourne vivement pour apercevoir Laurent se précipiter vers elle. Une fois à sa hauteur, il passe un bras sous le sien et l’oblige à s’asseoir. La jeune femme se laisse docilement tomber sur une chaise en plastique blanc sans réussir à faire cesser les tremblements de son corps. Derrière Laurent, elle devine la silhouette de Mathilde.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui se passe ? s’étrangle-t-il, visiblement paniqué.
- Elle est en panne, articule Florence dans un hoquet, elle est en panne.
- Quoi ? Mais qui, qui est en panne ?
- La … la … machine. J’ai… je voulais juste un café, dit-elle dans un souffle à peine audible.
Laurent secoue la tête sans comprendre. Désemparée, Florence se tourne vers Mathilde. Une queue de cheval retient ses longs cheveux noirs et souligne les larmes qui brillent dans ses yeux. Avec douceur, elle s’assoit à côté de Florence et pose sur son amie un regard rassurant l’encourageant à répéter d’un hochement de tête. Dans un élan de tendresse, Florence se glisse entre ses bras, enfouie son visage au creux de la nuque de la jeune femme et se laisse envahir par son parfum. Une fragrance douce et sucrée, une odeur familière qui l’apaise tendrement.
- C’est bon que tu sois là, lui dit-elle en esquissant un faible sourire.
Visiblement à bout de nerfs, Laurent l’attrape alors par les épaules la forçant à se redresser et la secoue avec emportement.
- Tu vas nous dire quelque chose à la fin ? Comment va Morgane ? Où est-elle ?
Mathilde pose une main ferme sur l’épaule de son mari et lui jette un regard grave:
- Ça suffit maintenant ! Tu ne vois donc pas qu’elle ne sait plus où elle en est ? Va plutôt chercher un médecin, tu n’arranges pas les choses là.
Interdit, Laurent reste un instant immobile puis, livide, finit par se lever à contrecœur. S’éloignant d’un pas rapide, il laisse sa femme seule avec Florence. Mathilde caresse les boucles blondes de son amie et la berce entre ses bras.
- Tout va bien se passer maintenant, tout va bien ma Flo, je suis là, lui chuchote t-elle en essuyant d’un doigt les larmes qui glissent le long des joues de la jeune femme.
- Tu ne me détestes pas alors ? s’enquiert Florence, la gorge serrée.
- Sûrement pas, dit-elle dans un pauvre sourire, pas dans de telles circonstances…
Bon d’accord, pour de vrai, j’ai juste vu tout plein de lumière mais c’est ce que je raconterai à Iris dès que j’pourrai sortir d’ici. Elle va pas en croire ses oreilles !
Je sais que des gens entrent dans la pièce où je suis parce que j’entends grincer la porte à chaque fois. Je sais aussi qu’ils vont et viennent autour de moi mais je ne sais pas ce qu’ils me veulent et ce qu’ils me font parce qu’ils ne disent rien. Je crois que je suis dans un hôpital, mais c’est pas sûr. Peut-être qu’en fait j’ai été enlevé par des aliens et qu’ils font des experi…expermence…expérimentations sur moi ? Peut-être que la lumière de tout à l’heure, c’était un vaisseau spécial ? Tout ce que je sais, c’est que maman n’est toujours pas là. Parce que, maman, je la reconnais à son parfum. Quand elle entre dans une pièce, ma maman, ça sent bon la vanille.
- Pas tout à fait.
- Comment ça pas tout à fait? Vous êtes le père ou vous ne l’êtes pas !
- Je suis ce qui y ressemble le plus à ses yeux.
- Ecoutez Monsieur Hardeketing, j’aimerai beaucoup vous en dire plus mais, si vous ne faites pas partie de la famille, je ne peux pas. Parlez donc avec la mère de l’enfant, elle vous apportera certainement les réponses dont vous…
- La vérité, s’emporte Laurent sans laisser le médecin achever sa phrase, c’est que vous ne pouvez pas en dire plus parce que vous ne savez rien, rien du tout !
- Tant qu’elle est plongée dans le coma nous préférons en effet prendre des précautions, réplique le médecin du bout des lèvres, l’accident à été rude et elle est si petite…
Du bout des doigts, Laurent passe une main tendre dans les cheveux de la fillette. Princesse éphémère au visage ravagé, ange pâle perdu au milieu de tous ces zombies en blouses blanches, petite fille oubliée dans un lit qui parait gigantesque, Morgane demeure effroyablement immobile.
- Il existe un test qui permet aux médecins d’appréhender la profondeur d’un coma, explique alors l’interne d’une voix plus douce, ce test, qu’on appelle en jargon médicale le score de Glasgow, est particulièrement utilisé dans le cas d’un traumatisme crânien grave. C’est une échelle d’évaluation neurologique qui décrit la réactivité d’une victime à un instant donné. Comme les autres éléments du bilan, il doit être réévalué car il est évolutif. Il s’établit à partir de trois critères cliniques bien précis.
- Qui sont ?
- L’ouverture des yeux, la réponse verbale aux questions posées, et bien sûr la réponse motrice. Sentant ses yeux lui piquer, Laurent se retourne vivement vers le jeune homme.
- Et alors ?
L’homme soupire et laisse tomber ses bras le long de son corps en signe de désarroi. C’est un jeune médecin, aux traits fins et séduisants. Grand et mince, il se balance nerveusement d’une jambe sur l’autre et observe la petite fille avec inquiétude tout en évitant soigneusement de croiser le regard de Laurent.
- En ce qui concerne Morgane, sa note à l’évaluation nous fait hésiter entre les deux premiers stades du coma. Les heures suivantes détermineront si elle n’en est qu’au stade de l’obnubilation où si les choses sont plus sérieuses.
- Mais est-ce qu’il y a des chances qu’elle… enfin, je veux dire…
- Je sais ce que vous voulez dire, mais il est encore trop tôt pour se prononcer… Il faut attendre.
- Attendre encore ? Mais attendre quoi ? hurle Laurent. C’est impossible, insupportable.
- Tout est trop récent, répond le médecin, on ne peut rien dire. Le choc au crâne, comme je vous l’ai dit, a été très violent.
- Mais elle va se réveiller ? Revenir à elle ?
- Le coma est quelque chose de très mystérieux. Tout ce qui est possible a été fait. Mais, elle devrait vivre, elle devrait s’en sortir. Nous avons jugulé l’hémorragie. Pour le reste, c’est plus compliqué.
- Ou voulez vous en venir ?
- Je parle en termes de séquelles, Monsieur Hardeketing, séquelles que même un examen neurologique complet ne parvient pas encore à déterminer.
- Quelles genres de séquelles ? demande t-il d’une voix blanche.
- On n’en sait pas plus pour le moment, malheureusement. Pour les jambes et l’épaule, tout ira bien. La tête, c’est autre chose. Il faut surveiller. Ce n’est que lorsqu’elle reprendra connaissance qu’on pourra se faire une idée. Cela peut aller d’une perte de mémoire partielle à la perte complète de l’usage de la parole, par exemple.
Le grincement caractéristique accompagnant l’ouverture de la porte de la chambre se fait entendre et les deux hommes se retournent pour voir entrer Florence, soutenue par Mathilde. La jeune femme s’approche du lit de Morgane et se penche pour l’embrasser. Le médecin soupire et explique avec douceur qu’une infirmière va venir s’occuper de changer le pansement de la fillette et vérifier sa” perf “,quant à lui, il reviendra d’ici une heure pour voir où en sont les choses.
- D’ici là, prévenez-moi au moindre changement, ajoute t-il en tournant les talons.
Florence le suit un instant des yeux alors qu’il s’éloigne dans le couloir. Il est si jeune… Comment peut-il avoir l’expérience nécessaire pour décider ainsi du sort de son enfant ? Inquiète, elle presse la main de sa petite fille dans la sienne et se mord la lèvre inférieure.
- Où il a eu son diplôme, hein ? Dans une pochette surprise ? Quand je suis arrivée à l’hôpital, il m’a expliqué avec le plus grand sérieux que ma fille avait reçu un énorme choc et qu’elle était victime de nombreuses commotions cérébrales. Tu parles d’un diagnostic, même moi j’aurai été capable de le pondre !
- Il voulait peut-être simplement dire que Morgane était atteinte d’un coma d’emblé dû à un accident déterminé, explique Laurent d’un ton posé, ce qui justifiait la pose d’une voie pour le rééquilibrage des minéraux dans son corps et sa mise sous monitoring de surveillance afin de…
- Tu le défends là ou quoi ?
- Il ne s’agit pas d’un procès, Florence.
Après quelques secondes d’hésitation, celle-ci déclare d’une voix tremblante :
- Je vais appeler Raphaël. Il est hors de question qu’un de ces foutus médecins touche un seul cheveu de ma fille avant qu’il ne l’ai vue.
- Diane arrête, demande t-elle suppliante.
- Arrêter quoi ?
- De marcher comme ça, tu me fais peur…
La jeune fille soupire, s’assoit à côté de ses petites sœurs et enfoui son visage entre ses mains. Lucie suce son pouce avec inquiétude, sentant parfois ses yeux se fermer malgré elle.
- Dis, Diane, ils vont vraiment divorcer papa et maman ?
- Oui, Lucie…
- Et Morgane, elle va mourir ?
- Ne dis pas n’importe quoi, répond Diane avec un peu trop d’empressement, elle ne va pas mourir voyons !
- Oui, mais si jamais elle meurt …
- Lucie ! Je t’interdis de penser à ça d’accord ? Je te l’interdis, s’emporte l’adolescente, elle ne va pas mourir je te dis !
- C’est pas la peine d’être méchante, c’est pas notre faute à nous si papa et maman n’ ont pas téléphoné !
Le souffle court, la jeune fille s’excuse en bredouillant :
- Je suis désolée, mais j’en peux plus moi, ils exagèrent… Je me sens tellement… impuissante…
- T’as qu’as faire une prière, suggère Lucie d’une toute petite voix.
L’adolescente hausse les épaules.
- Je crois pas en Dieu Lulu, c’est des conneries tout ça.
- Non, c’est pas vrai, c’est pas des conneries ! Maman elle a dit que quand on se sentait seul, il fallait toujours parler à Dieu dans son cœur.
- Par pitié Lucie, tu crois vraiment que si ton Dieu existait, il permettrait qu’une petite fille de neuf ans se fasse écraser ?
Mais, lorsque le répondeur se déclenche et que la voix douce et familière de Florence s’élève dans la pièce, il se réveille en sursaut et décroche le téléphone avec tant d’empressement qu’il manque de faire tomber la table de nuit.
- Flo ?
- Raphaël, dieu merci tu es là… excuse-moi de te déranger mais…
- Qu’est-ce qui se passe ? demande t-il avec inquiétude.
- Morgane a eu un accident.
Cette fois-ci, il se redresse complètement sur le lit le cœur battant.
- Quoi ?
A l’autre bout du fil, il entend la jeune femme éclater en sanglots.
- Un accident, répète t-il sans y croire, quel genre d’accident ?
- Elle s’est faite renverser par une voiture il y a quelques heures, elle est dans le coma, s’étrangle t-elle.
Son cerveau fonctionne à deux mille à l’heure et les explications de Florence se perdent entre ses larmes.
Une petite fille rousse dans une marre de sang.
- Oui, oui…
- Je voudrais que tu viennes.
- Que je vienne…
- Oui, je voudrais que tu la voies…
- En tant que médecin ? demande t-il d’une voix presque confiante se sentant à nouveau en terrain connu.
- Non, en tant que père.
Il sourit presque.
- Mais qu’est-ce que t’ont dit les médecins ?
- Rien justement, s’emporte t-elle, ils sont d’un calme exaspérant et sont avare d’informations ! Tu connais les gens ici, tu as travaillé avec eux pendant des années, je sais qu’ils seront honnêtes avec toi, je sais qu’ils la traiteront différemment s’ils savent que c’est ta fille… Et puis, s’ il lui arrivait quelque chose, je voudrais que tu l’aies… je voulais que tu… Oh, Raphaël, je t’en supplie, ne me demandes pas de te convaincre. J’ai besoin de savoir c’est tout, j’ai besoin de toi. Tu nous dois bien ça…
- J’arrive, dit-il dans un souffle, c’est bon, je viens.
Mathilde hausse vaguement les épaules sans répondre. Elle est lointaine, indifférente, hors d’atteinte.
Rêveuse à vide. Regard vague.
Elle a laissé ses yeux se perdre au delà de cette table où elle est assise en face d’un homme qui la trompe, au delà de cette sordide cafétéria d’hôpital où tout le monde à l’air malheureux, au delà de la fenêtre fermée par des barrières en fer, au-delà, bien au-delà… D’une main, elle joue machinalement avec une capsule. De l’autre, remue son café d’une façon mécanique. Elle regarde les arbres du jardin ployer sous le vent. Laurent observe sa femme avec inquiétude. A la forme de sa bouche, à son regard perdu dans le vide, à ses mains qui pianotent machinalement sur cette petite table en plastique, il sait qu’il va la perdre. Pour de bon cette fois. Il se penche au dessus de la table, pose une main sur la sienne et la presse avec tendresse.
- Mathy, tu m’écoutes ?
Elle se dégage avec une douce fermeté.
- Je vais rentrer maintenant, dit-elle en baissant les yeux, il faut que je m’occupe des filles. Toi c’est bien que tu sois là, tu la soutiens alors que moi…
- Toi, tu m’aides moi.
- Peut-être, mais le cœur n’y est pas… Je suis désolée Laurent mais c’est beaucoup trop dur pour moi tout ça. Cette gamine que j’adore et qui va peut-être… et puis moi, assise là en face de toi, moi en train de faire semblant alors qu’il y a à peine quelques heures nous étions sur le point d’annoncer notre divorce à nos filles, c’est trop… c’est tellement irréel…
La jeune femme enfouie son visage entre ses mains sans achever sa phrase.
- Je suis si fatiguée Laurent, si fatiguée…
D’un doigt, il soulève son menton et l’oblige à le regarder à nouveau. C’est la première fois depuis des mois qu’ils se regardent dans les yeux pendant plus d’une seconde.
- Hé, ça va aller…
Elle secoue la tête en silence. Il peut sentir l’odeur de ses cheveux. Il sourit en pensant qu’elle porte encore le « Mademoiselle » de Chanel, parfum qui ne la quitte pas depuis des années.
- Mathilde, je voulais te dire… J’espère… Enfin plutôt je voudrais…Oui, c’est ça, je voudrais… Je voudrais que cet accident te fasse relativiser un peu ce qui nous arrive. Promets-moi que tu vas repenser à toute cette histoire de divorce.
- Non, Laurent. Tu sais bien que non.
Elle se lève avec un peu trop d’empressement pour être naturelle et attrape son sac.
- Je vais m’en aller maintenant et il va falloir que tu me laisses partir, que tu me laisses…
Il ferme les yeux et acquiesce d’un faible hochement de tête.
- Comme tu veux, murmure t-il.
- Je voudrais que tu ne bouges pas et que tu ne te retournes pas, je t’en supplie. Je t’en supplie…
Il ne bouge pas. De toute façon, il n’a pas envie qu’elle le voit avec ses yeux gonflés et sa gueule toute tordue.
- Mais tu sais que je t’aime Mathilde, tu le sais, n’est-ce pas ? finit t-il par lâcher alors qu’elle tourne déjà les talons.
La jeune femme s’éloigne sans répondre et se retourne juste avant de franchir la porte battante. Plongeant un regard sombre dans le sien, elle secoue la tête de gauche à droite.
Il est près de trois heures du matin, Laurent est épuisé, son café est trop froid et la femme de sa vie vient de lui échapper.
Et la porte claque.
Et il ferme les yeux.
A bord, personne n’écoute vraiment. Raphaël esquisse un sourire en repensant au dernier sketch de Gad Elmaleh, celui où il dit qu’il arrêtera d’avoir peur de l’avion quand on arrêtera d’appeler un aéroport un “terminal.”; ça le fait marrer, Gad Elmaleh.
La dernière fois qu’il avait été à Paris, il avait emmené Elena à son spectacle. Il répète son nom dans sa tête, un nom délicieux: Elena Guarraguès. De loin la femme à laquelle il a le plus tenu depuis Florence. Brune, élancée, pleine d’humour et surtout, folle de lui. Lorsqu’elle avait parlé mariage, il s’était sauvé, une fois de plus. Elle s’était accrochée, elle aussi. Un soir, il l’avait même trouvé endormie au pas de sa porte en rentrant d’une soirée trop arrosée. Il lui avait fait l’amour avec brutalité et elle avait éclaté en sanglots. Il n’avait plus eu de ses nouvelles depuis. Il la regrettait souvent. Parfois, il composait son numéro rien que pour entendre le son de sa voix avant de raccrocher précipitamment. Enfin, jusqu’au mois dernier, jusqu’à ce qu’un homme réponde au téléphone. Elena était alors devenue une nostalgie diffuse,le prix de sa liberté.
Le souvenir de sa maîtresse le ramène une fois de plus à Florence.
Tout le ramène toujours à elle de toute façon.
Depuis son coup de téléphone, le temps s’est précipité et il ne sait plus très bien où il en est. Il y a à peine quelques heures, il ne pensait même plus qu’il avait une fille et maintenant il crève de trouille à l’idée qu’elle puisse lui échapper. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’il est dix heure et demi, heure local. Avec un peu de chance, il sera en France vers midi. Perdu dans ses pensées, il ne voit pas que les moteurs de l’avion s’allument et ne sort de sa léthargie que lorsque l’appareil prend de la vitesse sur la piste avant d’enfin décoller. Le front appuyé contre le hublot, il regarde le tissu de la ville s’effilocher sans fin. Devant lui, le ciel s’étend à perte de vue. et, alors que Philadelphie disparaît sous ses pieds, il croit apercevoir les yeux de Florence à travers les nuages.
- Bye-bye Philadelphie, murmure t-il la gorge nouée.
Le lendemain
Je me souviens qu’avant d’arriver ici, je faisais la tête à maman parce qu’elle était arrivée en retard à l’école. De toute façon, depuis qu’on habite plus avec Laurent et Mathilde, maman elle fait n’importe quoi et elle est tout le temps en retard à l’école… et moi, je l’attends assise dans le préau et je suis la dernière à chaque fois. Hier soir, y’avait tous les copains qui me passaient devant en me faisant des petits signes de la main et y’a même cette petite peste de Sarah qui m’a tiré la langue en faisant trop sa belle parce que son papa était venue la chercher. Alors, quand maman est arrivée avec ses baisers mouillés, son parapluie à moitié ouvert et ses excuses même pas vraies, je lui en ai voulu. Je lui ai fait payer mon cinq sur dix en dictée et les betteraves à la cantine et les regards méchants de Sarah qui est partie avec son père alors que mon papa à moi, il m’aime pas. Après, dans la voiture, je lui ai pas parlé et j’ai même pas raconté son histoire de princesse à mon Hugo. Elle a voulu aller chercher le pain et elle s’est arrêtée sur le côté du trottoir. Moi j’aime pas quand elle fait ça parce qu’on se fait tout le temps klaxonner par tout le monde. Il pleuvait et les voitures roulaient très vite. Hugo, il s’est mis à pleurer parce qu’il voulait pas que maman sorte de la voiture. Alors j’ai dit «Laisse, j’y vais » pour lui montrer qu’elle avait qu’à s’occuper du petit puisque c’est tout ce qu’elle savait faire et que moi j’irai chercher la baguette toute seule, comme une grande qui n’avait pas besoin d’elle…Elle m’a sourit sans comprendre et a glissé quelques pièces au creux de ma main. Après, tout ce dont je me souviens c’est de cette grande lumière dans mes yeux.
L’ange, quoi.
Ou peut-être c’étaient des phares ?
- Eh bien, ça fait plaisir de constater que certains arrivent à dormir, remarque Flo en s’asseyant.
- J’ai dormi? s’étonne t-il d’une voix pâteuse.
- Plus que ça même. On entendait tes ronflements depuis le couloir.
- Je ronfle pas, se défend t-il en bougonnant, je n’ai jamais ronflé !
- C’est ce qu’ils disent tous, ironise t-elle en haussant les épaules et en lui prenant des mains son gobelet de café
- Pouah, c’est froid, s’exclame t-elle en grimaçant.
Avec dégoût, elle se force à avaler une gorgée en fermant les yeux.
- Où est Mathilde ? demande t-elle ensuite en désignant d’un signe de tête la chaise vide.
- Quelle heure il est ?
- Il est presque huit heure et tu n’as pas répondu à ma question.
- Elle est rentrée, elle s’inquiétait pour les filles.
- Elle s’inquiétait pour les filles ? répète t-elle accompagnant ses mots d’une petite moue dubitative.
- Oui.
- Laurent, tu lui as tout raconté, n’est-ce pas ?
- Je … Flo, est-ce vraiment le bon moment pour parler de ça ?
Florence hoche la tête en silence.
- Non, tu as raison, ce n’est pas le moment. Et puis, je l’ai déjà, ma réponse. Tu sais, Mathilde, je la connais pas cœur et je peux te dire qu’elle n’était pas naturelle avec moi, c’était comme si elle se forçait. Comme si elle était là tout en crevant d’envie d’être ailleurs.
- On crève tous d’envie d’être ailleurs Flo, répond t-il avec douceur.
Elle sourit tristement.
- Alors, Raphaël va venir ? demande t-il, incapable de retenir une légère grimace à l’évocation du père de Morgane.
- A l’heure qu’il est, il a sûrement déjà décollé.
- Tu crois qu’il va pouvoir faire quelque chose ?
- Je n’en sais rien, Laurent, franchement, je n’en sais rien. L’important c’est simplement qu’il soit là. Peut-être qu’il essayera, mais ce dont j’ai réellement besoin, c’est de lui… J’ai affreusement besoin de me raccrocher à sa présence.
- Ecoute, ce que je vais te dire ne vas pas te plaire, alors je vais essayer de faire vite.
- Pas la peine de te lancer dans ton sermon, je le connais par cœur, le coupe Florence d’une voix sèche.
- Excuse moi si je radote, mais je n’ai pas envie de devoir encore à te ramasser à la petite cuillère !
- Si c’est ce qui t’inquiètes, rassures-toi, tu n’auras pas à le faire, s’emporte la jeune femme, je ne te demanderai rien !
- Ce n’est pas ce que je voulais dire, voyons.
Florence soupire et ajoute d’une voix plus douce, presque triste :
- De toute façon, dis toi que quoi qu’il m’arrive, cela ne pourrait pas être pire que maintenant…
- Je suis tellement désolé, Flo, si tu savais.
- Mais je sais, dit-elle en lui attrapant la main sous la table, je sais.
- Courage ma puce, fais un petit effort, c’était ton idée, tu t’en souviens ?
La fillette sourit faiblement à sa mère et jette un regard inquiet à travers ses doigts aux grandes statues de pierres qui s’élèvent sur le côté de l’Eglise.
- On va simplement allumer une petite bougie pour demander à Marie de protéger Morgane, comme on l’a fait quand papi était malade, tu te rappelles ?
- Ouais, ironise Diane, c’est pour ça qu’il est mort d’ailleurs.
Mathilde jette un regard sombre à sa fille.
- A l’heure qu’il est, une prière ne peut pas nous faire de mal, d’accord ?
L’adolescente acquiesce d’un hochement de tête peu convaincu et suit sa mère et ses sœurs à contre cœur.
- Qu’est-ce qu’on se pèle là dedans, s’exclame Iris en s’avançant dans l’Eglise.
La jeune femme pose un doigt sur la bouche de sa petite fille :
- Chut, parle doucement…
- Ouais, Iris, parle doucement, y’a Judas qui pique un somme.
- Diane…
- Mais quoi ? Elle a raison, on se pèle ici ! C’est pour les bonhommes de neige bigots ou quoi ?
- Diane, s’il te plait, si tu n’avais pas envie de venir, tu aurais dû rester à la maison.
- J’ai pas trop eu le choix j’te signale, j’avais pas vraiment envie de rester toute seule…
- Dans ce cas j’estime qu’un minimum de respect serait bienvenu, est-ce que c’est clair ?
- Ouais ça va, bougonne la jeune fille, mais c’est que les statues me filent la chair de poule: j’ai l’impression qu’elles me fixent, alors j’utilise le cynisme pour dédramatiser la situation.
La jeune femme s’éloigne de sa fille en haussant les épaules esquissant toutefois un petit sourire amusé qui n’échappe pas à l’adolescente.
- Diaaane, demande Iris qui détaille les vitraux avec perplexité, c’est qui ce monsieur avec le bébé dans les bras ?
- J’en sais rien moi, un Saint.
- Un sein ?!?
Mathilde regarde la fillette avec tendresse et lui prend la main dans un sourire.
- Allez, viens par-là.
- Mais c’est quiiiii maman ?
- C’est Joseph, le papa de Jésus.
- Et il fait quoi le papa de Jésus ?
- Il est charpentier.
- Et c’est quoi un charpentier ? renchérit Lucie en glissant à son tour sa petite main dans celle de sa mère.
- C’est un monsieur qui travaille le bois.
- Qui c’est qui travaille et qui boit ?
- Le père de Jésus, un vrai pochtron…
- Diane, maintenant ça suffit !
Au fond de l’Eglise, s’élève une statue de Marie. Le regard bienveillant et les mains tendues vers elles, elle leur sourit avec confiance. Mathilde glisse une pièce dans la boîte prévue à cet effet et allume une petite bougie au pied de la statue de la Vierge. Iris et Lucie observent, médusées, la petite flamme se consumer au milieu de toutes les autres. Leur mère frissonne et croise ses bras sur sa poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle. Elle essaye de se souvenir de la dernière fois où elle a mis les pieds dans une église… des années sans doute… Depuis l’enterrement de son père en fait.
Depuis qu’elle ne croit plus en rien.
Seulement, lorsqu’elle est rentrée de l’hôpital ce matin, elle a trouvé ses filles si inquiètes et si terrorisées, que, en essuyant leurs larmes du bout des doigts, elle leur a promis qu’elles iraient parler à la maman de Jésus. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre ? Elle n’avait pas de réponses à leur fournir de toute façon… Pourtant, maintenant qu’elle est ici, debout face à cette statue figée dans la pierre, elle ne sait plus ni quoi dire, ni quoi faire. Tout est trop vide, tout est trop froid. Dans sa tête, tout se mélange. Cette église où elle s’est mariée il y a des années, cette maison où elle a vécue, les couloirs trop blancs de l’hôpital, le regard de Laurent.
Non, Laurent, non. Je ne sais plus rien, tu vois. Plus rien du tout.
- Mais à la maman de Jésus je lui dis quoi: Madame ou Mademoiselle ?
Hier soir, il était près de minuit lorsque Iris et Lucie s’étaient enfin endormies. Agenouillée près du lit en hauteur, Mathilde avait retirée le plus délicatement possible les petites mains de ses fille de la sienne, les avait embrassé avec tendresse et avait quitté la pièce avec soulagement pensant qu’elle allait enfin pouvoir se reposer. Mais, revivant en boucle les deux jours qu’elle venait de passer, elle n’avait pas réussie à fermer l’œil de la nuit. Les évènements des dernières vingt-quatre heures avaient déjà étaient terriblement douloureux à vivre en eux-même mais devoir trouver les mots justes afin de rassurer ses enfants lui paraissait au-delà de ses forces. Les larmes impuissantes d’Iris et Lucie l’avait faite pleurer elle-même et le désespoir contenu de Diane l’avait dévasté. Devait-elle parler de divorce, de coma et de mort à de si petites filles ou devait-elle se taire si elle voulait les protéger ? Elle avait beau en vouloir à Laurent de tout son être, elle ne parvenait pas à détester le père de ses enfants. Pire, elle avait affreusement besoin de lui. C’était peut-être infantile de sa part mais elle avait besoin qu’il la prenne dans ses bras. Elle aussi, elle avait envie d’être protégée. Mais allait-il seulement rentrer une dernière fois ?
- Mamaaaaaan !
Emplit d’une nostalgie diffuse, ballottée entre colère et regrets amers, Mathilde essuie son visage humide d’un revers de manche, ravale ses sanglots et saute sur ses pieds :
- J’arrive ma Lulu, j’arrive.
Ou peut-être neuf ans ?
Merde. Il ne sait même plus quel âge elle a. Tout ça n’a pas de sens.
Après l’appel de Florence, il a eu son ancien chef de service au téléphone pour lui demander des détails sur l’état de Morgane. Celui-ci lui a répondu du bout des lèvres mais les mots qu’il a prononcés étaient loin d’être rassurants. Mais pourquoi alors a t-il tenu à faire le voyage ? Ne sait-il pas d’avance qu’il ne pourra rien faire ?
Il aurait tant voulu partager des choses avec elle. L’emmener au cinéma et lui acheter des fringues tendances par exemple. Oh oui, il sait bien que c’est facile de dire ça maintenant. Mais peu importe, c’est vrai. Il ne l’a pas vu passer, le temps. Il aurait aimé venir la voir dans d’autres circonstances, vraiment. Il aurait pris sa main dans la sienne et il l’aurait emmené à l’autre bout du monde avec lui sans jamais se lasser de l’entendre rire et d’admirer ses tâches de rousseurs. Il n’a jamais su de qui elle les tenait, ses petites tâches de rousseurs. Et là, il court dans un hôpital pour la sauver sans même savoir si il va la reconnaître.