C’est une histoire coupée en deux.
Celle d’une mère qui affronte son passé,
D’un retour aux sources,
Et de l’odeur des chamallows grillés.
Dans les épisodes précédents :
- On ne peut pas, rétorque Laurent d’une voix basse et pressante, la déontologie l’interdit.
- La déontologie n’en saura rien du tout, assure Nina en riant sincèrement.
Le prenant au dépourvu, elle se lève à son tour et l’embrasse. Tout doucement, comme un souffle. Laurent sent son corps se raidir sous la caresse. Depuis combien de temps n’a-t-il plus tenu une femme entre ses bras ?
* * *
Mathilde toise sa fille aînée du regard, cache sa main qui tremble dans la poche de sa veste et lâche:
- Où étais tu la première semaine de septembre ?
- Je te l’ai dit, chez…
- Ose me dire chez Claire et je te donne une gifle pour la première fois de ta vie !
* * *
- J’ai fait un petit malaise ce matin, avoue Raphaël en chassant aussitôt sa confidence d’un geste de la main, rien de sérieux. Mais j’imagine que ça me fout le nez face à mes inachevés…
- Tu devrais peut-être consulter un médecin, s’inquiète Laurent.
- Moi, un médecin ? Jamais !
* * *
- Je suis désolée Simon, bredouille Florence. Mais il faut que tu comprennes : j’ai deux enfants et je ne peux pas me permettre de faire entrer un homme dans leur vie si je ne suis pas certaine que ça va durer. Je n’ai pas envie qu’ils s’attachent au premier venu et soient malheureux après. Je sais trop ce que c’est que d’être abandonnée et je tiens à les protéger de ce sentiment le plus longtemps possible.
* * *
Diane s’installe timidement sur le pouf bariolé posé à côté de Samuel, le garçon ténébreux de son cours de théâtre.
- Qu’est-ce que tu veux boire ? se soucie t-il en lui désignant d’un geste du menton les multiples boissons qui recouvrent la table basse.
- Hum… du jus de pomme s’te plait.
- Et va pour une vodka pomme pour la p’tite dame, répond t-il goguenard en la servant jusqu’à ras bord.
* * *
La sonnette de la porte d’entrée la sort de sa torpeur. Mathilde bondit sur ses pieds, le cœur battant la chamade et se précipite à la porte en espérant Diane. Mais c’est un homme qu’elle trouve devant chez elle. Le seul qu’elle n’attendait pas. Du tout. Le souffle coupé comme si elle avait couru, la jeune femme laisse tomber d’une toute petite voix:
- Antoine, mais… mais qu’est-ce que tu fais là ?
* * *
- Dianou, s’étonne Florence en ouvrant grand sa porte, qu’est-ce que tu fiches ici ?
- J’ai froid, j’ai faim et je veux de l’amour, s’enhardit la jeune fille en s’abattant contre la poitrine de sa marraine.
* * * * * *
C’est un vendredi soir de mars et le vent fait cogner les volets. Le nez enfoui dans les cheveux blonds de Florence, Diane s’abandonne dans les bras de sa marraine comme une gamine qu’elle n’est (presque) plus. Avec cette robe noire qui met en avant un début de décolleté, ces collants brillants et ces jolies ballerines dorées, on dirait qu’elle a déjà dix-huit ans. Mais cette petite moue là, celle d’une gamine perdue dans un monde trop vaste pour elle, sous entend des années de moins. Florence soupire, indécise : a-t-elle le droit de soutenir Diane sur ce coup-là ou est-elle supposée froncer les sourcils, comme le ferait une grande personne raisonnable ? Le choix est cornélien, mais la jeune femme déteste passer pour la méchante de l’histoire. Alors, afin de gagner un peu de temps précieux, elle attrape la main de Diane et l’entraîne derrière elle.
S’il y avait un observateur extérieur pour commenter cette scène, il vous aurait sûrement fait remarquer que ces deux-là avaient vraiment une drôle d’allure : devant, une jeune femme au visage de poupée, le regard embué et la mèche en bataille. Derrière, une grande brindille aux boucles blondes qui titube un peu, laissant dans son sillage des ballerines avachies.
Une fois dans la cuisine, Florence invite Diane à s’asseoir d’un geste du menton. L’adolescente se laisse tomber sur une chaise et remonte ses pieds sur le rebord. Les bras autour des jambes, le menton sur les genoux. Flo allume la petite lumière au dessus du four et en profite pour jeter un coup d’œil discret à l’horloge.
02 : 38.
Hum, pile le bon moment pour entamer une tablette de chocolat au lait, non ? Le calumet de la paix, en quelque sorte. Mais Mademoiselle Dianette détourne les yeux et esquisse une grimace dégoutée, repoussant le papier d’aluminium à l’autre bout de la table. Rien que l’odeur la rend nauséeuse. Pas de Milka ? S’étonne Florence intérieurement, oh là là, l’heure est grave.
- Je ne me sens pas très bien, avoue Diane d’une toute petite voix.
Florence enroule ses poings contre ses hanches et fronce les sourcils avec une tendre sévérité. Difficile de rester crédible enroulée dans son vieux peignoir rose négligemment noué.
- Bon laisse-moi deviner, dit-elle avec un zeste de malice au fond de la voix, à ton âge, on ne jure que par le trio gagnant : Malibu coco - whisky coca - vodka pomme. C’était lequel pour toi ?
Petit silence barbouillé, juste le temps pour Diane de baisser les yeux pour regarder le bout de ses chaussures.
- Un peu des trois, confesse l’adolescente.
Un drôle de sourire se dessine au coin des lèvres de Flo, trahissant à la fois son angoisse et un brin d’amusement. La première cuite, toute une histoire ! Elle se souvient encore de la sienne, le soir de ses dix-sept ans, et des mains Mathilde lui retenant les cheveux au-dessus de la cuvette des toilettes. Le genre de trucs à vous sceller une amitié pour toujours. Une étape écœurante mais néanmoins incontournable, à ne surtout pas prendre à la légère. Voila pourquoi Florence décide de prendre les choses en mains et se penche vers la jeune fille, posant sur elle un regard soucieux:
- Tu as la tête qui tourne, des nausées ?
Diane se redresse vivement et secoue la tête avec le peu de dignité qu’il lui reste.
- Non, proteste-t-elle fermement, je n’ai pas vomi du tout.
- Tu sais, lui conseille doucement la jeune femme avec toute la sagesse de l’expérience, tu te sentirais peut-être mieux si tu…
- Hors de question, s’emporte l’adolescente en ébauchant un mouvement de recul, c’est répugnant !
- D’accord, abdique Florence en haussant les épaules, comme tu voudras ; on va déjà commencer par te servir un grand verre d’eau.
- Ah nah pas ça, décline mollement Diane, j’peux vraiment rien avaler.
- Il va pourtant bien falloir ma grande, la réprimande gentiment Florence.
Diane lève le nez vers elle. Son regard est flou et son sourire incertain.
- J’te promets que si je bois une seule goutte de quoi que ce soit, dit-elle, je file direct aux toilettes !
- Ce serait peut-être pas plus mal…
- Ooooh nooon, pleurniche Diane en accompagnant ses mots d’une mimique exagérément désespérée, je jure que je ne toucherai plus j-a-m-a-i-s à l’alcool de touuuuuute ma vie !
Florence ne peut réprimer un gloussement.
- Ouais, ouais, c’est ce qu’ils disent tous.
* * *
Les jeunes gens n’ont toujours pas bougé d’un pouce. Ils sont plantés l’un en face de l’autre, elle à l’intérieur de la maison et lui de l’autre côté du seuil, tous les deux incapables d’amorcer un pas l’un vers l’autre. Mathilde n’arrive pas à déterminer quelle attitude elle est censée adopter tant ses pensées valdinguent dans tous les sens, cognant les rebords de son cerveau de tous les côtés, n’importe comment… Antoine, ici, maintenant ? Mais pourquoi ? Comment ? C’est impossible enfin ! Comment a-t-il pu la retrouver ? Son adresse ne figure même pas dans les pages jaunes ! Comment est-il arrivé jusque là ? Et puis que lui veut-il ? A cette heure-ci ?
A vrai dire, Mathilde hésite actuellement entre plusieurs possibilités: partir en courant, lui claquer la porte au nez dans un geste théâtral comme elle sait si bien le faire, lui tomber dans les bras, se mettre à hurler, le gifler ou peut-être fondre en larmes face à son incapacité à prendre une quelconque décision. La devinant en proie à tant de doutes à la fois, Antoine décide d’entamer la conversation. Chose peu aisée, après seize années de silence.
- Je suis désolé, commence t-il par dire.
Mathilde tente maladroitement de lui adresser une bribe d’encouragement, quelque chose qui ressemblerait à un sourire.
Raté.
- Désolé d’arriver si tard, reprend t-il avec un peu plus d’aplomb, de débarquer comme ça, après tout ce temps. Je sais très bien ce que cela représente. J’aurai dû téléphoner.
- Sans doute, murmure-t-elle tout bas.
- Je suis désolée, bafouille t-il encore, visiblement confus. Mais il fallait vraiment que je te voie.
Après un court moment de silence, il pose une main maladroite sur son épaule. Mathilde sursaute et il semble soudain à Antoine que son geste vient de la réveiller d’une longue torpeur. La jeune femme secoue la tête et cligne plusieurs fois des paupières, comme si elle allait forcément se réveiller d’un (mauvais ?) rêve.
- Antoine ? demande-t-elle alors en le dévisageant pour s’assurer que c’est bien de lui dont il s’agit et non d’une mauvaise blague.
Il écarte les bras et les laisse retomber le long du corps comme pour dire « Eh oui, c’est bien moi. J’ai quinze ans de plus, les tempes grisonnantes et de légères rides aux coins des yeux mais tu me reconnais, non ? »
- Antoine, répète-t-elle tout bas.
Mais cette fois-ci, il n’y a plus d’interrogation dans sa voix. C’est une affirmation, une certitude. Il la regarde en souriant avec les yeux, semblant quémander un peu d’indulgence. Et puis hoche la tête, de haut en bas.
- Ecoute Mathilde, laisse moi entrer, il faut vraiment qu’on parle. C’est à propos de Diane.
Diane.
Diane ?
Mais… Elle ignorait même qu’Antoine était au courant de la naissance de sa fille aînée. Comment peut-il connaître son prénom ? Se pourrait-il qu’il soit au courant de sa paternité ? Mathilde sent le sang monter dans ses oreilles et battre comme sur une enclume. Faire un boucan de fou. Taper partout. Elle n’entend plus qu’un mot sur deux. Elle est obligée de tendre l’oreille, d’allonger le cou jusqu’à la bouche d’Antoine pour saisir les mots, le sens des mots.
- C’est important, croit-elle discerner, laisse-moi entrer. Juste un moment, s’il-te-plait.
Comme une automate, Mathilde s’écarte et acquiesce d’un petit signe de tête embrouillée. Il passe devant elle. La porte se referme doucement derrière eux.
* * *
Raphaël a un pincement au cœur qui ressemble beaucoup à de la solitude. Il sent les maux de tête naître et s’empiler les uns sur les autres. Et, pour la troisième fois depuis le début de la nuit, il finit par abdiquer malgré son intention de ne pas se laisser faire et se traîne jusqu’à la salle de bain, le teint pâle et la démarche chancelante. Sur le seuil de la porte, il appuie par réflexe sur l’interrupteur mais la lumière l’agresse violemment et il sent déjà les percussions revenir cogner par bourrasques sous ses tempes douloureuses. Il éteint alors d’un coup de poing et se penche au-dessus de la cuvette en espérant évacuer ses nausées et sa faiblesse tout à la fois.
Depuis quelques semaines, ses migraines se faisaient plus présentes, plus pressantes. L’accompagnant chaque jour dans les moindres gestes de son quotidien. Parfois, il pouvait vivre avec, presque normalement. Il avait appris à s’habituer à cette souffrance, tapie en lui comme une vieille amie qu’on essaye d’oublier. Mais il ne l’oubliait pas, ou rarement. Il essayait simplement de vivre avec son souvenir. Ranger les souvenirs dans un coin, il était doué pour ça, non ? Il se souvenait qu’à l’époque de leurs jours heureux - comme cela semblait loin ! - Flo le surnommait son homme de fer : « Mon roc. Mon cap. Ma péninsule ! » Et ils riaient.
Il n’était pas question que ça change.
* * *
Nina chantonnait tout le temps lorsqu’elle se mettait aux fourneaux. Laurent se demandait parfois si elle s’en rendait encore compte. Mais cela importait peu, tout compte fait: ce qu’il savait, c’est qu’il adorait l’entendre chanter. L’écouter à la dérobée pendant qu’elle se déhanchait avec sa passoire de spaghettis. Et puis après, garder en tête des vieux tubes des années quatre-vingt-dix pour les trois jours à venir, comme on conserve le parfum d’une femme accroché à ses vêtements. L’heure du dîner était le moment déclic de la journée, celui où elle se permettait enfin de lâcher du lest, comme si elle laisser tomber toute la pression de ses semaines au beau milieu de sa ratatouille au pesto.
- Ma mère était une soixante-huitarde attardée, expliqua-t-elle un jour à Laurent alors qu’elle s’appliquait à caraméliser les pommes sur la pâte à tarte, et féministe tyrannique par-dessus le marché. A la maison, c’était mon père qui s’occupait de tout pendant que de son côté, elle bossait comme une dératée au bureau. Je crois que je n’ai aucun souvenir avec elle avant… mouais, mon adolescence sans doute. Quand papa s’est barré, en fait. Et pendant tout ce temps, je ne l’ai jamais vue passer le seuil de la cuisine. C’était contre ses principes ! Du coup, quand on s’est retrouvés seuls tous les trois, avec mon frère, elle ne savait même pas faire cuire un œuf. J’ai bien dû apprendre si je ne voulais pas mourir de faim ! Je crois bien que ça l’amusait de me regarder faire, mon application, tout ça. Je me souviens qu’à cette époque, elle m’appelait sa « parfaite petite ménagère » et puis elle m’ébouriffait les cheveux en m’assurant que je ferais un excellent chirurgien - elle disait chirurgienne d’ailleurs - parce que j’étais minutieuse. Tu parles d’une raison ! »
Et puis Nina riait. De bon cœur, la tête renversée en arrière et le nez retroussé telle une petite fille à qui on venait de proférer une énormité. Laurent admirait cette capacité qu’elle avait de passer d’une émotion à l’autre en un instant. Elle n’était pas du genre hystérique à se réjouir de tout et n’importe quoi, non, mais elle était si facilement enthousiaste face à toutes les petites choses de la vie que c’en était parfois déconcertant. Elle ajoutait une touche de couleur aux journées grises mines d’un quotidien en noir et blanc. Et en même temps, un rien pouvait la bouleverser en une seconde. Elle était constamment à fleur de peau, guettant sans arrêt la moindre émotion qui pourrait venir la toucher de plein fouet. Par exemple, elle pleurait toujours devant Titanic - « Ouais mais elles pleurent toutes devant Titanic, même quand elles l’ont déjà vu dix fois », avait remarqué très justement Raphaël en arborant une moue circonspecte - mais elle était capable de partir dans un fou rire incontrôlable juste parce que Laurent avait une moustache de chocolat au dessus de la lèvre. Alors elle bondissait sur ses pieds, les larmes au bord des yeux, et l’embrassait goulûment comme s’il lui appartenait.
Florence disait toujours qu’il n’y avait pas d’amour, seulement des détails d’amours. Elle affirmait que, même s’il ne lui avait jamais clairement dit, elle savait avec certitude que Raphaël l’aimait - ou l’avait aimé, tout du moins. « Je pouvais le voir tous les jours, si j’y faisais un tout petit peu attention. ça pouvait être des choses très bêtes, comme cette fois où je l’avais trouvé accroupi dans le jardin, un matin glacial de février, parce qu’il mettait des chaînes à ma voiture. On avait annoncé du gel sur les routes pour le lendemain. L’amour sans les détails, ajoutait-elle avec cette petite nostalgie douloureuse qui lui était si familière, c’est un peu comme un dimanche sans grasse mat’, un croissant sans beurre…. Ou une période de soldes sans nouvelles paire de bottes. Insipide ! »
Florence lui manquait. La malice dans sa voix, sa désinvolture attachante et puis le bruit de ses baisers qui claquaient sur ses joues, comme ça : «Mouah ! ».
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire en ce moment ?
* * *
Florence passe une main dans les cheveux blonds de Diane qui s’emmêlent sur l’oreiller en dentelles. Elle l’a aidée à se déshabiller, lui a rincé le visage à l’eau froide et a dû la forcer à ingurgiter un peu d’Evian malgré sa mauvaise volonté. Diane s’est ensuite traînée jusqu’à la chambre où elle a enfilé au hasard un vieux tee-shirt Rolland Garros, rapporté par Raphaël des années plus tôt et dans lequel elle flotte littéralement (mais ça n’a pas l’air de la gêner outre mesure). Elle semble prête à sombrer dans le sommeil lorsque sa marraine rallume soudain la lumière et lui tend un cachet pour les maux de tête, avec un nouveau verre d’eau. Diane cligne des yeux et remonte la couverture jusque sous son menton, mais Florence insiste et l’adolescente finit par capituler en grimaçant. Des boucles blondes fatiguées tombent en désordre sur ses épaules à moitié dénudées et Diane baisse le nez lorsqu’elle demande, dans un murmure confus :
- Tu ne diras rien à maman, hein ?
Un profond soupir s’échappe de la poitrine de Florence, qui évite soigneusement le regard de la jeune fille. Comment peut-elle lui faire une telle promesse ? Mathilde est sa meilleure amie et elle doit sûrement être morte d’inquiétude à l’heure qu’il est. En cet instant, elle se sent proche de Diane, bien sûr, mais elle se demande comment elle réagirait si Morgane était à sa place dans ce lit trop grand pour elle.
- S’il te plait, supplie l’adolescente, déjà que ça va pas trop entre nous en ce moment…
- Qu’est-ce qui se passe ?
Diane chasse la question d’un geste de la main.
- Tu ne pourrais pas comprendre, dit-elle.
Les sourcils de Florence se froncent instantanément.
- Ah bon ? fait-elle, piquée au vif. Alors je suis sensée comprendre quand tu débarques chez moi en plein milieu de la nuit avec la gueule de bois mais je n’ai pas intérêt à poser la moindre question, c’est ça ton deal, jeune fille ?
En une seconde, les yeux de Diane se remplissent de larmes et elle détourne la tête en reniflant. Adoucie, Florence attrape sa main dans la sienne. Le contact est doux et familier tout à la fois.
- Arrête ça, glousse la gamine, tu me chatouilles !
A ces mots, Florence pose sur sa filleule un regard chargé de tendresse. Malgré ses bêtises de fausse adolescente rebelle, Diane est restée cette même petite fille chatouilleuse dont elle a toujours su consoler les plus gros chagrins grâce à ce petit geste câlin. La douceur de sa paume sous le bout de ses doigts. Alors, sans réfléchir, Florence s’entend lui promettre qu’elle ne dira rien.
- Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer !
La petite blonde s’abat contre sa poitrine, reconnaissante. Sa bouille craquante s’éclaire d’un large sourire, faisant saillir ses pommettes.
- Oh merci merci merciiii !
Bercée et liée dans les bras de sa marraine, Diane finit par fermer les yeux. Sa respiration est de plus en plus lente, régulière. Autour d’elles, juste le tintement régulier du réveil, posé sur la table de chevet. Chut ! Plus que quelques minutes et elles s’endormiront toutes les deux, emmêlées dans leurs chagrins noctambules.
* * *
- Tu as une très jolie maison, s’exclame t-il en entrant dans le salon.
Un instant plus tard, son regard tombe sur les frêles silhouettes d’Iris et Lucie, toutes les deux endormies sur le canapé.
- … et de très jolies petites filles aussi, ajoute-t-il alors. Celles-ci ne sont pas de moi, rassure-moi ?
Mathilde marque un temps d’arrêt, stupéfaite.
- Pardon ?
- Je ne sais pas, je m’attends à tout, maintenant.
- Oh, Antoine ! Je… Mais comment ?
- Diane est venue me voir dernièrement, explique t-il du bout des lèvres, nous avons fait connaissance. Enfin.
En-fin. Il a traîné sur le dernier mot, l’a accentué, comme si c’était une lame de couteau qu’il avait pris plaisir à remuer dans une plaie déjà ouverte.
- Elle a… quoi ? Mais comment ? Quand ?
- Si mes souvenirs sont bons, c’était la première semaine de septembre.
- Oh, soupire Mathilde en réprimant un petit sourire presque soulagé, c’était donc ça.
- Elle a débarqué chez moi à l’improviste, continue Antoine sans comprendre son allusion, et puis Maya lui a proposé de passer quelques jours à la maison et voilà.
- Maya ?
- Oui, Maya, ma fe… ex-femme.
- Je suis désolée.
- Chouette. J’espère que tu es aussi désolée de m’avoir caché ma paternité pendant toutes ces années ?
- Pas des années, deux ans tout au plus ! A la naissance de Diane, je ne savais pas.
- A d’autres Mathilde ! Garde ça pour le gentil et compréhensif Laurent, mais épargne-moi tes mensonges ridicules dignes d’un soap opéra.
- Mais c’est vrai, se défend Mathilde en se redressant, je n’étais pas sûre !
- A croire que tu ne l’as jamais regardée, avec ses bouclettes blondes et ses jolis yeux clairs. Dis-moi Mathilde, elle était supposée tenir ça de qui, une vieille tante issue de germaine ?
Elle laisse tomber les bras le long de son corps, résignée. Elle se sent entraînée dans une compétition qui l’épuise à l’avance, à bout de souffle avant même d’avoir commencé à se battre.
- Bon. D’accord. Peut-être que j’ai eu quelques doutes.
- Des doutes ? Mais bon sang, arrête de te moquer de moi ! Tu sais très bien tous les écarts que nous avons faits les quelques mois où nous étions ensemble.
- Un an.
- Quoi ?
- Nous sommes restés ensemble un an.
- Ah ? Bon. Peu importe !
Elle baisse les yeux. Oui, cela importait peu. Si peu ! « Peu importe, Mathilde, peu importe. »
- Quoi qu’il en soit, ce n’est pas avec le sage Laurent que tu aurais pu faire une erreur de parcours. Alors qu’avec moi, le nombre de fois où nous avions trop bu, pris des trucs, couché sans protection, à plusieurs…
Elle serre les poings. Tellement fort qu’elle se ferait presque mal.
- Baisse d’un ton d’accord ? Je t’interdis de débiter ce genre d’insanités dans ma maison, devant mes enfants ! Pas ici, pas maintenant, pas ce soir. Pas après tout ce temps… J’ai changé, tu sais, beaucoup beaucoup changé. Et toi, tu mélanges les souvenirs, parce que je n’ai jamais…
- Ose dire que tu n’as jamais goûté à rien d’illicite et que ce salopard d’Edouard Pingeot n’a pas eu le privilège de ton décolleté. O-s-e !
- Je ne vois pas ce que ma relation avec Edouard prouve de…
- Mais tout, ça prouve tout ! Tu étais une petite traînée, voilà ce que tu étais.
La gifle est partie avant qu’elle ne s’en aperçoive. Ses yeux sont secs et lancent des éclairs. Elle sent son corps trembler de tous ses membres.
- Sors de chez moi, lâche-t-elle d’une voix sourde. Tout de suite !
Il avance d’un pas et tente de lui attraper le poignet. Elle le repousse d’un geste brusque.
- Mathilde…
- Ne me touche pas ! S’emporte-t-elle.
A ce moment là, une petite voix embuée s’élève de derrière le canapé :
- Mââman, qu’est-ce qui se passe ?
Mathilde fait volte-face et se décompose en apercevant la frimousse de Lucie entre les coussins.
- Rien, mon petit cœur, rien du tout. C’est juste un ami, dit-elle d’un ton qui se veut rassurant, tout va bien.
La petite fille pose un regard inquisiteur sur l’inconnu qui se tient devant elle et vient se planter derrière sa mère, le pouce au bord des lèvres et les yeux plein de sommeil. Antoine s’accroupit à sa hauteur et lui ébouriffe les cheveux d’un revers de main. La fillette fronce les sourcils et se réfugie dans la jupe de Mathilde. Cette dernière l’attrape au vol et la soulève jusque dans ses bras. La petite tête de Lucie tombe instantanément contre l’épaule de la jeune femme qui dépose un baiser spontané au creux de la nuque de la gamine.
- C’est le milieu de la nuit pour elle, explique-t-elle dans un sourire attendri, il faut que je monte la coucher.
- Et l’autre ? Interroge Antoine en désignant sa grande sœur d’un geste du menton.
Iris est assise bien droite, comme si elle avait longtemps résisté contre l’endormissement et qu’elle ne faisait que somnoler, mais ses yeux sont clos depuis longtemps déjà. Sa respiration est doucement régulière, ses lèvres roses à demi entrouvertes. La télé crache toujours sa litanie en fond sonore mais la fillette dort profondément, si sérieuse, les bras croisés tout contre la poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle.
- Ah ça, admet Mathilde en ébauchant une petite moue fataliste, c’est l’inconvénient d’être une maman célibataire : je n’ai que deux bras !
Antoine lui adresse un regard compatissant et s’approche du canapé, d’un pas plein de bonne volonté. Mais, une fois posté devant Iris, il reste un instant interdit, comme si la gamine était une équation complexe qu’il ne savait pas comment résoudre. Du haut de l’escalier, Lucie pelotonnée dans ses bras pareil à un petit animal farouche, Mathilde observe avec amusement ce grand gaillard d’un mètre quatre vingt, perplexe devant une poupée de chiffon.
- Une main sous la nuque, une derrière les genoux, lui conseille-t-elle dans un sourire bienveillant.
* * *
Seulement voilà, ce qui devait arriver arriva : il y eut une saleté de matin où aucune des petites pilules de couleurs qui parsemaient ses poches n’était parvenue à le soulager. Pas à pas, tout doucement, la douleur avait finit par briser sa résistance (ou peut-être qu’elle l’avait brisé, tout court ?) jusqu’à ce qu’il n’ait plus le choix.
Et c’est comme ça que le super héros s’était résolu à capituler. Alors, pour la première fois depuis des années, Raphaël avait lâché les rennes et s’était laissé diagnostiquer par un autre que lui. Et qu’est-ce que ça faisait ? Ca vous déstabilisait complètement, voilà ce que ça faisait.
Le médecin l’avait ausculté avec perplexité et avait conclu à des crises d’angoisses, provoquées par le stress ambiant dans lequel il évoluait depuis quelques mois.
- Il est compréhensible que l’impuissance ressentie face au décès d’un malade puisse entraîner ce genre de réactions, avait-il dit d’un air sombre comme si c’était lui qui portait tout le malheur du monde sur ses épaules.
Sauf que perdre un patient, Raphaël Forester connaissait bien. Et ça ne lui avait jamais retourné les tripes. Du moins, pas littéralement.
- Si nous étions ailleurs, je vous aurais sûrement prescrit des examens complémentaires, s’était lamenté son confrère, mais ici malheureusement c’est impossible. On manque tellement de matériel ! Vous devriez peut-être envisager un retour, juste pour s’assurer que tout va bien.
Raphaël avait secoué la tête, buté :
- Mais tout va bien.
Et d’ailleurs, ça allait déjà mieux.
* * *
Lorsqu’ils redescendent au salon quelques minutes plus tard, Mathilde propose finalement à Antoine de rester boire quelque chose. La respiration confiante et régulière de ses petites filles a apaisé sa colère et son désarroi tout à la fois. Elle est assise face à cet homme qu’elle a tant aimé autrefois, sereine et un peu lasse, comme un marin après une tempête qu’on aurait évité de justesse. Tout va bien maintenant, la mer est calme comme un lac. Et Mathilde est enfin prête à affronter son passé.
- Je n’étais pas une traînée, lâche-t-elle avec une simplicité déconcertante en reposant son verre de vin sur le rebord de la table basse, j’étais juste follement amoureuse de toi et j’aurais fait n’importe quoi pour te garder.
Il lève le nez vers elle, le regard emberlificoté dans ses émotions.
- J’ai fait une erreur en ne te parlant pas de cette grossesse, c’est évident. D’ailleurs, je n’ose même pas imaginer l’impact que cette nouvelle a pu avoir sur ta vie d’aujourd’hui… Mais il faut que tu comprennes que j’ai fait ce choix dans un certain contexte.
- C’est à propos de Laurent ?
- Non Antoine, c’est de moi dont il s’agit.
Elle laisse quelques secondes s’égrainer, juste le temps de tenter de trouver les mots justes pour exprimer ce flot de souvenirs qui la submerge. Il n’est pas question de se prendre les pieds dans ses sentiments, non, il faut au contraire qu’elle parvienne à saisir la chance qui lui est offerte, celle de s’expliquer enfin.
De vider son sac.
De faire table rase.
Alors Mathilde se permet une gorgée de vin rouge pour se donner un peu de courage.
« Allez ma fille, un peu de poigne ! »
La jeune femme prend une profonde inspiration, et puis :
- Mes parents attendaient tellement de moi que je les décevais sans arrêt. J’ai compris avec le temps que rien n’aurait pu les satisfaire. Quoi que je fasse, ce n’était - et ce ne sera - jamais assez bien à leurs yeux. Mais quand je suis tombée enceinte, je n’étais pas encore parvenue à cette conclusion. Oh non, il m’a fallu des années d’introspection pour en arriver là ! A ce moment-là, j’avais vingt ans… vingt ans, cet âge décourageant où l’on croit encore que tout est possible. Tant de probabilités et tant d’illusions ! Tant de coups à prendre dans la figure aussi.
- Mais…, ose t-il, quel rapport avec Diane ?
- J’ai eu peur, voilà le rapport. Peur que mes parents me renient, peur de ce faux pas de plus, peur de cette honte que je leur faisais subir et de ses conséquences…
Elle marque une courte pause et secoue la tête comme pour remettre ses idées en place.
- Et j’avais raison d’avoir peur puisqu’ils m’ont posé un ultimatum catégorique.
- L’avortement ? demande Antoine d’une voix blanche.
Elle sourit de son ton offusqué. Mais elle ne sait pas très bien si c’est parce qu’elle se sent comprise ou si c’est parce le comportement de ses parents ne la scandalise plus depuis longtemps. Parce qu’elle est capable d’en parler comme s’il ne s’agissait pas de son histoire.
- Pour eux, c’était juste impensable que je puisse ne serait-ce qu’imaginer garder l’enfant ou qu’ils m’aident à affronter cette épreuve autrement que financièrement. Mon choix était simple : soit je quittais mon bébé, soit je quittais la maison qui m’avait vu grandir. Je me sentais tellement seule, tellement désemparée, tellement… perdue. L’arrivée de Laurent sur le devant de la scène s’est faite sur un malentendu.
- Un malentendu qui a sauvé la vie de Diane, hein ?
Mathilde acquiesce en portant à nouveau le verre à ses lèvres.
- Il a été tendre, d’une patience exemplaire. Je ne sais pas s’il a compris qu’il était possible qu’elle ne soit pas de lui. C’était comme un accord tacite entre nous, comme si les choses avaient été dites et préalablement acceptées. Il m’aimait en entier, c’est-à-dire avec Diane à l’intérieur. Et si je choisissais de la garder, il serait là pour moi, pour elle, pour nous. A ce moment là, sa présence m’a sauvé - nous a sauvé - littéralement. Alors que toi, tu… tu étais trop gamin, trop irresponsable, trop frivole… trop immature !
- Et pan, prends ça dans la gueule mon grand !
- Ce n’est pas contre toi que je disais ça.
- Ah ? Alors préviens-moi le jour où tu me vises parce que déjà sans le faire exprès tu te débrouilles déjà très bien. Je n’ose même pas imaginer ce que tu ferais avec un peu de bonne volonté.
- Ecoute Antoine, ne le prends pas mal, je ne connais pas celui que tu es devenu. Mais à l’époque, je savais pertinemment que je n’aurai pas pu compter sur toi. Nous étions tous les deux dans une mauvaise passe, et tu le reconnais toi-même.
Il étouffe un soupir résigné.
- Et tes parents ?
Le regard de la jeune femme s’embue instantanément.
- Je ne les ais pas vus depuis presque quinze ans. Ma mère est vaguement venue me rendre visiter à la clinique deux jours après la naissance de Diane, mais elle n’était pas accompagnée. A l’époque, mon père était persuadé que je faisais la plus grosse connerie de ma vie et que je le regretterais forcément. Pour lui, accepter Diane, c’était abdiquer, c’était reconnaître que j’avais droit à cette chance-là, celle d’essayer. Il n’a pas voulu… ou pas pu ? Je ne sais pas. Ce que je sais c’est que finalement, ma mère s’est soumise et l’a soutenu sur ce coup là. A mon avis, conclut-elle d’une voix lasse, ça devait sans doute créer des tensions dans leur couple.
- Mais ça n’est pas une raison pour abandonner sa fille ! Comment est-ce que tu as pu supporter leur décision ?
Mathilde esquisse un pauvre sourire, les yeux humides.
- J’ai des beaux-parents formidables.
Elle hésite un instant. Et puis :
- Ma relation avec Laurent s’est révélée plus forte, plus profonde, plus salvatrice que je ne l’avais imaginée au départ. Je n’avais pas envie que qui que ce soit, et surtout pas mes parents, viennent gâcher ce que j’avais réussi à construire, mon petit équilibre fragile. Je m’étais relevée, j’étais devenue indispensable à la vie d’un petit être. Et ça, c’était ma plus belle revanche sur toutes ces années où j’étais transparente à la maison ! Quant à toi, j’ai eu vaguement de tes nouvelles au moment où tu as déménagé sur Nantes par l’intermédiaire d’amis communs et j’ai manqué t’appeler cette fois-là. Mais je n’en ai pas eu la force. Tu sais, une fois que tu es embarqué dans un mensonge, c’est de plus en plus difficile d’en sortir. Laurent et moi nous sommes mariés, Iris et Lucie sont arrivées dans la foulée, et j’ai relégué mes doutes dans un coin, comme un délire de jeunesse. Je ne voulais pas que le regard que Laurent posait sur Diane soit différent de celui qu’il avait pour Iris et Lucie. Je voulais que personne ne souffre…
Lui aussi marque un temps d’arrêt, comme pour essayer d’arranger un peu ses idées, de donner du sens à tout ce qu’elle vient de lui asséner. C’est beaucoup, en une seule nuit !
- Mais qu’est-ce qui s’est passé pour que ça change ?
- Oh, une histoire idiote. Tu sais, ça me fait penser à ces femmes qui débarquent à l’hôpital pour un mal de ventre inexpliqué, qui pensent à une simple appendicite, et puis on leur apprend qu’elles sont sur le point d’accoucher. Ça s’appelle comment déjà ?
- Le déni de grossesse ?
- Voilà ! Ce truc paraît insensé à l’entourage, personne ne comprend, on se rejette la faute les uns sur les autres parce que c’est trop gros pour être crédible. C’est pas vraiment explicable en fait, c’est juste un ressenti. Moi, je ne voulais pas que Diane soit ta fille alors j’ai gommé mes incohérences pendant des années. C’est aussi simple que ça. Je niais les détails flagrants, je portais des œillères. Et puis un jour, la gamine est en âge de comprendre et elle apprend en cours de biologie qu’il faut avoir le même groupe sanguin qu’un de ses parents et là, tout bascule.
- C’est dingue, conclut Antoine, abasourdi.
- Tu peux le dire. La bulle protectrice dans laquelle nous baignions depuis des années a explosé d’un seul coup et, crois-moi, le choc a été rude pour tout le monde. Diane est entrée de plein fouet dans une adolescence tumultueuse et Laurent et moi avons fini par nous séparer. Parce que c’étaient les bases mêmes de notre couple qui étaient remises en cause.
- Et à ce moment là, Diane n’a pas manifesté l’envie de me rencontrer ?
- Je lui ai toujours dit qu’elle le pourrait dès qu’elle le voudrait, que je ferai tout pour l’aider, que je ne lui cacherai rien. Mais je crois que sa vie était déjà assez compliquée à ce moment-là et elle a préféré tenter de sauver sa relation avec son père…
- Tu veux dire Laurent ?
- Oui. Laurent. Bien sûr…
- Alors comment tu expliques qu’elle ait finalement débarqué à Nantes sans même t’en parler ?
- Je ne sais pas, avoue Mathilde avec une tristesse contenue, c’est difficile à dire… J’étais certaine que le moment viendrait où elle voudrait en savoir plus, mais j’avais la naïveté de croire qu’elle se confierait. Cela dit, je dois bien admettre que toute cette histoire l’a beaucoup changée et que je ne la connais plus aussi bien que je le pensais. Elle a grandi tellement vite, et en si peu de temps ! Elle est devenue beaucoup plus introvertie.
- Ca s’appelle l’adolescence, non ? dit-il dans un sourire gentiment moqueur.
- Sans doute, reconnaît Mathilde en haussant les épaules.
Le vent s’est un peu calmé. Dehors, les lampadaires se sont tous éteints et les feuilles des arbres flottent dans le noir le plus total. De profil, Antoine ressemble étrangement à Diane. Même petit air insolent, même nez fin et droit, même arrondi de la bouche. Tout en lui fait écho à sa fille. Cette certitude frappe soudain Mathilde avec tant de force qu’elle est obligée de détourner les yeux.
- Où vas-tu dormir ce soir ? demande-t-elle alors comme si elle prenait brusquement conscience de l’heure tardive.
- Dans ma voiture ?
- Ne sois pas ridicule ! Tu vas rester là, déclare-t-elle en se levant. Comme tu as pu le constater, notre canapé est très confortable !
- Et que pensera Diane en me découvrant ici demain matin ?
Silence confus. Mathilde fait craquer ses doigts.
- Diane n’est pas ici, lâche-t-elle finalement au bout d’un moment d’hésitation.
Ce n’est pas le moment d’avouer qu’elle n’a aucune idée de l’endroit où leur fille se trouve, si ? Assez de confessions pour un seul soir, se dit-elle.
- Elle passe la soirée chez une amie, ment-t-elle avec un aplomb qui la bluffe elle-même.
- C’est pour ça que je n’arrivais pas à la joindre ! s’exclame Antoine en accompagnant ses mots d’un soulagement inattendu.
- Toi aussi tu as tenté de la joindre ? s’inquiète la jeune femme.
- Depuis des jours ! C’est bien pour cela que je suis ici, je me faisais un sang d’encre. Elle m’a tellement dit qu’elle ne se séparait jamais de son portable, que c’était sa…
- Bouée de sauvetage, termine Mathilde dans un petit sourire empreint de nostalgie.
Lui la regarde, et il réalise soudain qu’il ne se souvenait pas combien elle était jolie quand elle souriait. Alors, sans même s’en apercevoir, il lui rend son sourire.
- Exact ! Mais il faut dire que sa visite s’est vraiment mal terminée… J’ai réagi comme un sale con en apprenant la nouvelle. Diane venait compliquer ma vie, elle chamboulait mes habitudes, mon quotidien, mon couple… j’ai été très égoïste, j’étais sous le choc. Je me souviens que lors de notre dernière altercation lorsque je l’ai ramené à la gare, elle était très en colère. Du coup, sans nouvelles d’elle, j’ai eu peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, j’ai culpabilisé. Et puis je me suis dit que s’il lui était arrivé quelque chose, personne ne savait qu’elle était chez moi. Que personne ne me préviendrait… Alors comme elle ne m’avait pas laissé de numéro de fixe, j’ai fini par me décider à venir.
- Tu as bien fait, conclut Mathilde avec douceur, je crois qu’elle a besoin de nous. Vraiment.
* * *
C’était rare qu’il prenne la peine de téléphoner à Florence depuis qu’il s’était installé en Ethiopie. S’il rechignait à l’appeler, c’était en grande partie parce qu’il savait qu’il arriverait toujours un moment où elle lui ferait sentir, à mots couverts, qu’elle aurait préféré que ce soit Raphaël qui prenne de ses nouvelles. Il était bien conscient que c’était vraiment dommage de s’éloigner d’elle pour cela - d’autant qu’il savait pertinemment qu’elle ne le faisait pas exprès - mais il n’avait pas envie de devenir un simple deuxième choix. C’était certes très égoïste, mais Laurent avait décidé qu’il était temps pour lui d’être heureux. Et il poursuivait cet objectif en s’appliquant à contourner soigneusement chaque petite contrariété qui pourrait se dresser sur sa route : c’était le petit ton déçu de Flo quand elle entendait sa voix à l’autre bout du fil, c’était les nombreux mails de Mathilde le suppliant de revenir qu’il parcourait à peine, c’était les reproches de Lucie et les mauvaises notes de Diane. C’était le teint défait de Raphaël qu’il refusait de regarder en face ou bien un étudiant qui levait la main au fond de l’amphithéâtre. Un jour, Laurent en avait eu assez de se torturer pour les autres. Alors il avait détourné la tête, hop, juste comme ça. Désormais, il enjambait les obstacles avec aisance et se félicitait intérieurement de la sérénité de sa petite existence paisible.
Pourtant, la présence de Florence lui avait tellement manqué ces derniers jours qu’il avait oublié ces bonnes résolutions, juste le temps de composer son numéro avec une petite lueur d’excitation qui avait fait battre son pouls un peu plus vite qu’à l’accoutumée.
Elle ne s’était visiblement pas pressée pour répondre et il s’était écoulé plusieurs sonneries avant qu’elle ne décroche. Et puis elle s’était montrée étrangement distante, presque froide. Elle était impatiente de mettre un terme à leur conversation et cela se sentait. C’était comme si elle devait faire un effort colossal pour tenir sa langue, au bout de laquelle brûlait un secret qu’elle refusait à tout prix de lui dévoiler.
- Tu devrais téléphoner à Mathilde, avait-elle conclu d’une voix mystérieuse, je crois qu’il y a quelque chose que tu devrais savoir.
Une fois qu’elle eut raccroché, il était resté longtemps déconcerté, le combiné encore collé à l’oreille à écouter s’éteindre son absence.
« Quelque chose que tu devrais savoir. »
Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien insinuer? Et s’il était arrivé quelque chose aux filles ? Son cœur s’accéléra. Mais non, se rassura t-il, Florence le lui aurait forcément dit. On ne cachait pas un accident grave ! Alors, quoi ? Et si Mathilde s’était remariée ? Cette dernière idée le frappa de plein fouet et il devait avoir l’air tellement bouleversé, planté ainsi avec son téléphone à la main, que même Nina s’en était aperçue alors qu’elle lisait tranquillement dans la pièce voisine. Et Dieu sait qu’il fallait quelque chose de bigrement important pour qu’elle accepte de lâcher un bouquin !
Elle s’était approchée de lui avec délicatesse, l’avait entouré de ses bras et puis avait posé sa tête sur son épaule, sa manière à elle de demander « Qu’est-ce qui se passe ? » sans être envahissante. Encore une fois, il lui fut infiniment reconnaissant de ne pas poser de question, de se contenter d’être là et de ponctuer de la tendresse entre leurs silences.
Alors, il avait attrapé sa main et s’était enroulé contre elle, tout contre elle. Nina sentait bon le sorbet à la framboise. Une odeur un brin trop sucrée qui lui rappelait de longues soirées d’été, les pieds dans l’eau. Il aurait pu mettre sa main à couper qu’elle portait toujours le même parfum depuis ses dix ans.
- Si j’pouvais, lui avait-il lancé, je te croquerai !
Elle avait eu un petit sourire malin, un qui lui avait presque fait oublier qu’il était contrarié, et puis elle avait déclaré, grandiloquente :
- Attention, Monsieur le grand professeur, vous devenez sentimental !
* * *
« Attention, Monsieur le grand professeur, vous devenez sentimental ! »
Mais qu’est-ce qu’il lui était passé par la tête pour lui asséner un truc pareil, sérieusement ? Elle qui, il y a à peine deux semaines, ne demandait rien d’autre que quelques dîners et un peu d’attention ? Ca semblait dater d’une autre vie ! Qu’est-ce qui avait donc pu lui arriver entre temps ?
Ses copines de fac se moquaient gentiment d’elle en assurant que ça allait lui passer, un peu comme une mauvaise grippe. « Juste le temps de réaliser un vieux fantasme, celle de la petite étudiante sage qui se tape son prof ! », avait expliqué Agathe qui se targuait d’être psychologue depuis qu’elle était en master. Est-ce qu’elle avait raison ? Nina espérait que oui. Et que c’était aussi pour assouvir un fantasme cliché qu’elle vérifiait son portable toutes les trois minutes trente et consultait sa boîte mail cinquante fois par jour.
Elle en est donc là de ses réflexions quand le téléphone de Laurent se remet à sonner. Il se rue dessus, à la manière d’un patient en fin de vie qui attendrait une greffe du poumon. Franchement, pense Nina en ébauchant une petite moue boudeuse, si les hommes pouvaient se débarrasser de ces sales petites bêtes - à part pour l’appeler elle, bien sûr - ça l’arrangerait drôlement.
Laurent jette un œil rapide au numéro qui s’affiche, a un mouvement imperceptible du sourcil, décroche.
- Raph ? Tout va bien ?
Eh oui, parce que comme si Laurent n’avait pas assez d’une mère envahissante, d’une ex-femme dépressive, de trois filles pourries gâtées et de Florence, sa meilleure amie survoltée, il ne laissait jamais tomber Raphaël, son super pote galérien. En sortant avec lui, elle avait l’impression d’être en couple avec une tribu mormone. Su-per, quoi.
Debout face à elle, Laurent a soudain l’air affligé et porte une main tremblante à sa bouche.
- Putain. J’arrive mon vieux, ne bouge pas, j’arrive !
Oh zut ! Et puis quoi ? Quoi encore ?
* * *
Le lendemain matin, c’est Morgane qui réveille Diane en sautant sur son lit, les tresses défaites et le pyjama déboutonné. Voyant que l’adolescente ne réagit pas à sa provocation, la petite rouquine se laisse tomber à ses côtés en pouffant le plus fort possible. Mais les paupières de la jeune fille restent insolemment closes. Pas découragée pour si peu, la gamine s’approche d’elle en rampant, tire la couette avec agilité pour découvrir le visage de Diane, enfouir son nez dans ses boucles blondes et la couvrir de baisers. Mais l’adolescente se contente de grommeler mollement et de cacher sa figure sous l’oreiller. Bien décidée à venir à bout de la princesse au bois dormant, Morgane contre-attaque, rieuse, et chatouille son adversaire sous les bras, sur les hanches, et même, tout doucement, sur la lisière du cou. Une demi-seconde de ce traitement suffit pour que Diane se redresse d’un bond, les cheveux emmêlés et le regard vitreux. Assise en tailleur face à elle, la fillette arbore un air faussement sérieux, ne pouvant néanmoins réprimer le petit sourire qui étire les coins de ses lèvres. Elle fait alors mine de réajuster une oreillette invisible dans son tympan et chuchote d’une voix triomphante :
- Ici le Caporal Morgane, je répète, ici le Caporal Morgane. La technique du guili a fonctionné comme sur des rollers, la victime sera à la table du petit déjeuner dans moins d’une minute, vous pouvez comptez sur moi.
Et puis elle relève le nez vers Diane, rayonnante. En retour, celle-ci lui adresse un sourire vaincu, illuminant ses traits renfrognés.
- Ca va t’as gagné petite peste, lance-t-elle en s’étirant, je me lève.
Encouragée par la réaction de l’adolescente, la petite fille prend la main de cette dernière dans la sienne et l’entraîne jusque dans la cuisine, où Florence les attend. Le thé fume sur la table et les tartines grillées se ratatinent déjà, signe qu’elles attendent depuis de longues minutes.
- Ah bah c’est pas trop tôt, commente Flo impatiemment en jetant un rapide coup d’œil à sa montre.
Et puis elle se tourne vers Diane en ajoutant :
- Il est presque midi, ta mère doit être complétement affolée. Dépêche toi d’avaler quelque chose, enfile un jean, et je te ramène chez toi.
Diane ne réussit pas à retenir le petit soupir déçu qui s’échappe de sa poitrine et ne lève pas les yeux de son bol de céréales, qu’elle a à peine entamé. Le lever du jour semble avoir renvoyé Florence dans le camp des grandes personnes et l’adolescente sent son ventre se nouer à l’idée que sa mère apprenne l’état dans lequel elle se trouvait hier soir. Les minutes qui suivent flottent lentement dans la somnolence élastique du dimanche matin, le silence de la pièce seulement ponctué par la petite voix chantante de Morgane qui demande tour à tour le programme de la journée, si elle peut avoir un troisième chocolat - la réponse est non - et si Diane peut encore rester dormir à la maison ce soir parce que c’est « top cool. »
* * *
Une fois dans la voiture, alors que Morgane et Hugo installés à l’arrière se disputant le casque du i-pod de leur mère, Florence s’adresse à Diane d’un petit ton sec sans quitter la route des yeux :
- Bon, j’ai eu Mathilde au téléphone ce matin, elle croit que tu as passé la soirée chez moi. Pas de gaffe d’accord ?
L’adolescente acquiesce d’un petit signe de tête barbouillé.
- Diane, il faut que tu prennes conscience que ta maman fait tout pour que toi et tes sœurs soyez le plus heureuses possible malgré les circonstances. Mais elle ne sait plus comment s’y prendre avec toi. Cette situation est aussi difficile pour elle que pour toi, alors il faut que tu y mettes un peu du tien.
- Je sais, marmonne Diane en détournant les yeux.
- Quant à moi c’est la première et la dernière fois que je couvre tes bêtises, c’est clair ?
- Très clair, consent-elle d’un ton las.
- Maintenant promets-moi que tu ne feras plus rien d’aussi idiot que de te saouler avec des inconnus beaucoup plus âgés que toi ?
- Promis.
- Bien, conclut Florence visiblement satisfaite des réactions conciliantes de sa jeunie interlocutrice.
La jeune femme marque un instant de silence, comme pour laisser à Diane le temps d’absorber ses paroles. Mais, elle retrouve vite son petit air malicieux lorsqu’elle observe à la dérobée le profil maussade de la jeune fille.
- Bien dormi ? ironise-t-elle.
- ’suis crevée, se contente de répondre l’adolescente.
- Ah ça, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même !
Diane n’a même pas la force de relever les reproches de sa marraine, trop concentrée sur son propre ressenti. Engourdie, courbaturée, vidée de toute énergie, elle grimace lorsqu’elle se scrute dans le petit miroir de poche de Florence : ses cheveux sont plats et secs comme de la paille, ses yeux éteints, sa bouche sèche et elle devine même un bouton qui fleurit sur son menton.
Ouille.
* * *
Lorsque la Twingo bleue de Florence se gare devant la maison, Mathilde saute sur ses pieds et ouvre déjà la porte alors que les filles sortent à peine de la voiture. En passant devant elle, Diane force un faible sourire pour lui assurer que tout va bien et que la hache de guerre est enterrée.
- ‘jour m’am, articule-t-elle péniblement.
Et puis elle file dans sa chambre en trainant les pieds, le visage caché derrière un rideau de cheveux. Morgane et Hugo s’empressent de la suivre, impatients de retrouver leurs copines de jeux. Mathilde, elle, se retourne vers Florence avec une inquiétude non dissimulée mais celle-ci s’empresse de la rassurer :
- On a beaucoup parlé et pas beaucoup dormi, c’est tout.
- Oh.
Petit onomatopée révélateur. Mathilde a beau adorer sa meilleure amie et lui être terriblement reconnaissante de tout ce qu’elle fait pour sa fille aînée, elle ne peut s’empêcher d’être parfois un peu jalouse de leur relation. Florence a toujours su comment mettre Diane en confiance, la faire rire, l’apaiser ou la remettre dans le droit chemin avec tendresse. Tout cela semble si facile pour elle ! Petit pincement au cœur qui suggère que Florence a le meilleur rôle et que c’est un peu injuste. Mathilde aussi aimerait bien être une maman-copine qui garde les secrets et écoute les confidences. Comme si elle lisait dans ses pensées, Florence pose une main sur son épaule et lui demande un café pour dissiper le malaise. Mathilde s’empresse de s’exécuter et file dans la cuisine alors que Florence se dirige vers la terrasse, où elle s’installe avec bonheur, son corps rapidement réchauffé par le soleil au zénith.
Sur le rebord de la table de jardin traîne un « Elle » corné à la rubrique mode que Florence feuillète vaguement. Tiens, le retour des marinières et des capelines, bonne idée. La jeune femme se dit pour la énième fois que le printemps est décidément sa saison préférée. Quand la Côte d’Azur recouvre ses couleurs d’été sans être encore envahie par une horde de touristes. Quand le ciel promet déjà tant de beaux jours mais tend à distiller la chaleur avec parcimonie. Une sorte de douceur sereine envahit alors la ville, jamais étouffante, mais à nouveau douce. Un havre de paix où tout bourgeonne, les espoirs comme les fleurs.
Lorsque Mathilde s’assoit à ses côtés, Florence s’étonne de compter trois tasses sur le plateau que son amie pose sur la table.
- J’ai quand même dormi un peu hein, lance-t-elle sur le ton de la plaisanterie, un café suffira !
Mais le regard de Mathilde est sérieux, presque sévère.
- Qu’est-ce qui se passe Mathy ?
Celle-ci semble hésiter quelques secondes avant d’avouer tout bas :
- Nous ne sommes pas seules.
Suivant le regard soucieux de son amie, la jeune femme remarque enfin la silhouette masculine qui semble piquer un somme sur le canapé du salon.
- Tu vas enfin me présenter Maximilien-le-mystérieux ? demande Florence, dont la curiosité s’affole dans sa poitrine.
- Non, c’est Antoine.
Florence ouvre la bouche pour répliquer mais c’est ce moment là que choisit Diane pour dévaler les escaliers, le visage pâle, les traits tendus. Elle qui était léthargique un instant plus tôt semble désormais complètement bouleversée. Elle déboule en trombe sur la terrasse, et peine à retrouver son souffle pour articuler d’une voix blanche :
- Maman, allume la télé, vite. Y’a eu un attentat à Addis-Abeba.
* * *
Fin de la première partie…