Un mois plus tard.
Lorsque Mathilde ouvre un œil ce jour-là, elle constate avec amertume que le poids qui pèse sur sa poitrine ne s’est toujours pas atténué. Quelque chose de lourd comprime son cœur, une grosse pierre lui martyrise les pensées. Pourtant, la nuit n’est-elle pas supposée porter conseil ?
Une fois de plus, la jeune femme se dit qu’elle déteste les proverbes. Par exemple, «un de perdu, dix de retrouvés» : elle ne sait pas qui a eu l’idée de pondre un truc pareil mais c’est la chose la plus stupide qu’elle n’ait jamais entendu. Enfin, ça et le dernier discours de Rachida Dati. Mais ceci est encore une autre histoire… Elle se demande dans quelle galaxie très très lointaine, il suffirait de rompre pour découvrir en bas de chez soi dix nouveaux prétendants prêts à passer le seuil de sa porte. C’est peut-être ridicule mais la scène finit par lui arracher un sourire qu’elle n’espérait plus.
- Qu’est-ce qui vous fait rire jeune fille ? demande Max en entrant dans la chambre.
Il a le regard brillant et les cheveux dans tous les sens, avec ce côté décoiffé brut de décoffrage qu’elle aime tant chez lui, un peu comme si elle le surprenait toujours au saut du lit. Malheureusement, ce n’est qu’une impression parce que Mathilde sait d’avance que ce n’est absolument pas le cas : il est déjà près de dix heures et son homme est un lève-tôt qui ne supporte pas de rester inactif, même un samedi matin.
- Tu as été courir ? demande-t-elle en culpabilisant avant même d’entendre sa réponse.
Il acquiesce, elle grimace.
- De toute façon, se justifie t-il en remarquant sa petite moue, je devais aller faire quelques courses, j’en ai juste profité.
- Quoi, tu as aussi fait des courses ? Mais tu as déjà passé la moitié de ton week-end alors que je dormais encore, s’exclame-t-elle en se renfrognant, c’est pas juste !
Il se laisse tomber à ses côtés et l’embrasse doucement sur le front.
- J’ai passé la moitié de mon week-end à attendre ton réveil, nuance !
Et le voilà qu’il l’enlace et, déjà, elle se perd entre ses sourires.
Il y avait un petit quelque chose qui la faisait complètement craquer chez Maximilien, mais elle n’aurait pas su dire quoi. Pourtant, elle ne comptait plus les fois où il changeait brusquement d’attitude envers elle, mettant entre eux une sorte de barrière qu’elle sentait infranchissable. Mais c’était peut-être justement de cela dont elle ne savait plus se passer ; cette attente constante, cet amour jamais vraiment satisfait, cette peur qu’il lui échappe à tout instant et qui rendait les bons moments passés avec lui encore plus délicieux. Il fallait profiter, retenir les baisers entre ses doigts avant qu’ils ne s’envolent.
Le petit-déjeuner qui suit est tendre et plein de projets pour la journée à venir. Mathilde énonce à voix haute tout ce qu’elle doit encore préparer avant le goûter d’anniversaire d’Iris et dresse des listes en comptant les heures qu’il lui reste avant d’accueillir les petits invités de sa fille. Dans l’affolement des préparatifs qui emplissent son temps et ses idées, elle en oublie presque Laurent. Presque.
Ce changement d’humeur n’échappe pas à Max qui le lui fait gentiment remarquer.
- Oh je suis passée outre, explique Mathilde avec un détachement feint, comme s’il s’agissait d’une décision sur laquelle elle avait un tant soit peu d’emprise.
- Et tu ne lui as toujours pas dit pour Antoine ?
- Mais je n’y arrive pas ! Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé, s’agace-t-elle. Dès que j’aborde le sujet « Diane », j’ai l’impression qu’il part en courant à l’autre bout du fil. Il faut dire que je n’avais pas l’habitude de l’appeler souvent ces derniers temps. Du coup, on dirait qu’il sent que quelque chose cloche et qu’il ne veut rien savoir. Laurent n’a pas envie de rentrer et il me le fait bien sentir.
- Mais ce serait peut-être plutôt à Diane de lui en parler, non ? Après tout, c’est elle qui a entamé les retrouvailles…
Mathilde penche la tête de côté en ébauchant une mimique compatissante.
- Elle a trop la trouille de sa réaction et, franchement, je la comprends. Et puis tu sais, s’empresse-t-elle d’ajouter, elle est très occupée en ce moment, entre le lycée et sa pièce de théâtre…
- Ta fille fait du théâtre ? La coupe Maximilien.
- Je ne te l’avais pas dit ? Elle l’a gardé pour elle pendant un temps et puis la venue d’Antoine a chamboulé beaucoup de non-dits entre nous. Elle m’a alors avoué qu’elle suivait des cours et qu’elle y prenait goût. Il paraît qu’elle a rencontré des tas de gens intéressants. Oh, je suis tellement heureuse de la voir s’épanouir !
La jeune femme s’anime à mesure qu’elle parle, comme si elle avait quelque chose à se faire pardonner.
- Elle est sensée faire un spectacle d’ici un mois ou deux et je dois dire que j’ai vraiment hâte de la voir sur les planches. Je suis sûre qu’elle est terriblement douée !
Max esquisse un sourire chargé de tendresse; l’admiration étonnée que Mathilde porte à ses filles l’a toujours fasciné. L’espace d’une seconde, il se demande s’il serait comme ça, lui aussi, quand il aurait des enfants. Mais la pensée est fugitive et il la rejette aussitôt, pour éviter la douleur du souvenir.
Assise en tailleur en face de lui, Mathilde lui raconte avec entrain combien elle avait aimé « Antigone » au lycée, à quel point cette histoire l’avait marquée à l’époque et comme c’est amusant que ce soit justement cette pièce-là que Diane se retrouve à jouer. Mais Max a perdu le fil de la conversation depuis et se contente désormais d’un vague sourire, en hochant parfois la tête, pour faire semblant d’être d’accord alors qu’il n’écoute plus un traître mot de ce qu’elle raconte. Alors, pour la faire taire, il finit par l’embrasser. Tout doucement d’abord, en effleurant son cou du bout des lèvres, et puis avec plus de fougue comme s’il était affamé et qu’il ne l’avait pas touchée depuis des semaines. Ce coup-là marchait à chaque fois, il suffisait de savoir quoi faire passer dans son regard. Les femmes étaient d’un prévisible ! Mathilde tente d’abord de le repousser, en prétextant mollement qu’elle doit absolument aller récupérer le gâteau pour Iris à la boulangerie et puis, la seconde d’après, elle semble avoir oublié qu’elle était en train de formuler une phrase un instant plus tôt et se laisse tomber en arrière. Elle étouffe un petit rire coquin :
- Oh Max, supplie-t-elle, arrête ça je t’en prie ! Ce n’est pas le moment !
Ah oui ? Mais alors pourquoi ses mains courent déjà le long de sa colonne vertébrale ?
* * *
Là, tout de suite, maintenant, Diane ressent une bouffée de bonheur qu’elle n’est pas en mesure de réprimer. Son sourire fait le tour de sa tête. Et ça paraît tout bête dit comme ça, mais peut-être pas tant que ça finalement. En tout cas, c’est assez rare pour qu’elle ait envie de le consigner dans un coin de sa tête. Vite vite, le tiroir à souvenirs !
C’est-à-dire qu’en face d’elle, il y a Samuel. Le beau, le ténébreux, le brillant, le drôle, le fantaisiste, le si charmant Samuel Langlais. Quand il parle, il a comme un petit sourire malicieux qui éclaire ses yeux, et ses mains accompagnent chacun de ses mots. Du coup, Diane se retient toujours de les attraper et de les pétrir et de les glisser dans les siennes et de les poser contre sa joue et de les goûter du bout des lèvres… mais elle n’en fera rien, oh non : Samuel est beaucoup trop bien pour elle, elle ne peut pas prétendre à quelqu’un comme lui du haut de ses seize ans. Et puis peu importe, quelque part, parce que Samuel rigole sans arrêt avec Lise en disant que les filles passent dans sa vie aussi vite que les jours de la semaine et Diane n’a pas envie d’être n’importe quel jour dans la vie de Samuel Langlais. Non, ce qu’elle voudrait elle, c’est être spéciale, être unique. Etre in-dis-pen-sa-ble. Et quelle meilleure solution qu’en étant son amie ? Alors, Diane a décidé de s’en contenter… enfin, pour l’instant.
Ils sont installés tous les trois dans un petit café coloré au cœur du vieux Nice. Des affiches à l’effigie de vieux groupes de rock recouvrent les murs et le plafond. Les tables ont l’apparence de gros vinyles et portent toutes le nom d’une chanson phare des sixties. Enfin phares pour les autres parce que Diane n’en connaît par la moitié mais ça, plutôt mourir que de l’avouer.
Alors que la jeune fille sirote sagement une menthe à l’eau, Lise et Samuel ont déjà entamé leur deuxième pinte. Mais c’est parce que ça les inspire, qu’ils disent. Diane a l’impression grisante de faire partie d’un monde qui lui était étranger jusqu’alors, un peu comme une petite fille qui collerait l’oreille à la porte pour écouter les secrets des grandes personnes.
- J’te jure qu’en ce moment, j’fais rien de bien, se désole Samuel en baissant les yeux.
- C’est parce que tu n’as pas de muse, lui fait remarquer Lise, un brin moqueuse. Vous les mecs, vous ne pouvez rien faire sans les filles, c’est bien connu. Et encore plus quand il s’agit d’art ! Il te faudrait un amour fou, du sexe passionné, des lignes de coke, des ruptures bien pathos. Bref, de quoi écrire, peindre et jouer de la gratte pendant les dix prochaines années.
- Mouais, acquiesce Samuel en reprenant une lampée du breuvage, je devrais peut-être plutôt essayer un plan cul avec Marion.
A ces mots, le cœur de Diane bondit dans sa poitrine et elle s’étouffe à moitié avec son sirop. Lise lui tape distraitement dans le dos sans cesser de parler pour si peu :
- Mais nan, pas un plan couette espèce d’idiot ! Moi, j’te parle d’une vraie relation, le genre de truc avec des bisous dans le cou et dépassement de forfait textos inclus, tu vois. Du gros, du lourd quoi ! Une histoire qui te met tellement à l’envers que t’as l’impression d’avoir les tripes comme une compression de César.
- C’est qui César ? demande Diane d’une petite voix timide, histoire de détourner une conversation qui commence à la mettre franchement mal à l’aise.
Lisa lève les yeux au ciel et pousse un profond soupir :
- Cette petite n’a vraiment aucune culture, se lamente-t-elle en secouant ses longs cheveux roux. Sami, tu l’embarques au Mamac cet aprem’ ou c’est moi qui m’y colle ?
Il hausse les épaules et Diane se dit qu’avec un peu de bonne volonté, elle pourrait presque prendre ça pour une invitation. Malheureusement pour elle, c’est ce moment-là que choisit son petit téléphone rose pour se mettre à sonner. L’appareil vibre quelques secondes sur la table en plastique avant que la jeune fille finisse par se décider à décrocher. Une voix chantante et familière lui emplit bientôt les oreilles :
- Allô mon roudoudou ? C’est Flo ! Je te dérange ?
- Non, non…
- Hum, pas très convaincant ce petit ton ! Tu es occupée peut-être ?
- Non, non…
- Il y a quelqu’un avec toi ?
- Non, non… personne.
- Eh bien, réplique Flo goguenarde, j’espère au moins qu’il est mignon, « personne ».
Diane étouffe un borborygme qui signifie qu’elle ne dira rien de plus.
- Oh ça va, j’ai compris. Je me mêle de mon chignon ! Dis-moi ma belette, je suis en route pour aller aider ta mère à préparer l’anniversaire de ta sœur et elle m’a dit que tu étais en ville. Tu veux que je passe te chercher quelque part ?
Oh là là, l’anniversaire d’Iris ! Diane avait complètement oublié ! L’adolescente jette un coup d’œil affolée à sa montre : elle avait promis qu’elle rentrerait déjeuner et il est déjà presque treize heures.
- Je t’attends devant la fontaine de la place Masséna, s’exclame-t-elle alors, j’y suis dans dix minutes !
- Ca roule Betty Boop, c’est le moment de dire au revoir à « personne » !
Un déclic. Florence a déjà raccroché. Et voilà comment un après-midi musée avec le magnifique, le séduisant, le craquant, le formidable Samuel Langlais n’allait pas tarder à virer au cauchemar.
* * *
Max la repousse dans un sursaut inattendu. Elle a encore les paupières closes, les cheveux épars sur l’oreiller et la bouche en cœur.
- Qu’est-ce qui se passe ? Susurre-t-elle en ouvrant brusquement les yeux.
Ce qu’il se passe, Mathilde ne tarde pas à l’apprendre : un texto, voilà ce qui se passe.
- Franchement, se fâche-t-elle, si les hommes pouvaient se débarrasser de ces sales petites bêtes, ça m’arrangerait !
Maximilien rougit, visiblement confus. Puis, comme d’habitude, se prend les pieds dans des excuses peu crédibles, s’embrouille dans ses contradictions, se désole, l’embrasse vaguement sur le front, se lève d’un coup. Au lieu de protester, Mathilde se retourne dans le lit sans un mot et s’enroule dans les draps. Se refermant sur elle-même, comme elle sait si bien le faire. Malgré cela, il l’abandonne tellement vite qu’elle a besoin de quelques secondes pour réaliser qu’il n’est déjà plus là.
Plus les exemples abondaient, plus elle trouvait son comportement totalement incompréhensible. Comment un homme aussi prévenant, aussi doux et aussi attentif pouvait, une seconde après l’amour, sauter dans un jean et la baratiner comme si elle avait encore quinze ans ? Même lui ne croyait plus en ses explications. Une urgence au boulot, un appel de son boss, sa voiture enlevée, une chute de sa grand-mère. Bon, elle devait s’attendre à quoi la prochaine fois ? Au décès de son chien ? L’histoire se répétait et ça commençait à devenir franchement lassant.
Plongée dans ses pensées, la jeune femme se lève ; calmement, sereinement. Elle enfile son petit pull en coton, sa jupe à pois, ses bottes grises. Elle fourre le reste de ses affaires qui traînent dans l’appartement au fond de son cabas, remet sa montre, relève ses cheveux, attrape son blouson en cuir, se compose un sourire de circonstance et claque la porte derrière elle.
Derrière eux ?
Aujourd’hui, serait une journée gaie, elle en avait décidé ainsi.
* * *
Ils sont venus, ils sont tous là.
Et encore, la fête ne fait que commencer !
Assise sur le rebord du canapé, il y a Diane, les cheveux remontés en un chignon de douche attaché à la va-vite. Jean, converses, tunisien « Zadig » un peu trop large et vernis rose qui commence à s’écailler sur le bord de ses ongles. La jeune fille s’évertue vainement à essayer de gonfler des ballons en refusant catégoriquement d’admettre que ce n’est pas sa spécialité.
Minutieuse, elle s’y prend toujours de la même façon : elle commence par prendre sa respiration, comme si elle s’apprêtait à courir le cent mètres, puis elle souffle de toutes ses forces dans le petit trou caoutchouteux pendant trois secondes et demie qui lui paraissent durer une éternité. Et, enfin, s’empresse de pincer le ballon entre ses doigts alors que l’air s’en échappe déjà. Les joues rouges et le front luisant, Diane peste et suit d’un regard contrit le petit ballon qui s’envole à toute allure à l’autre bout de la pièce.
Pour la quinzième fois en une demi-heure, Mathilde passe devant elle en lui conseillant de s’activer parce qu’il faut encore sortir les assiettes en carton, faire de la place dans sa chambre pour déposer les manteaux des invités, trouver une musique de circonstance, aller chercher les jus de fruits dans le garage et puis se préparer :
- Parce que tu ne vas quand même pas rester habillée comme ça, si ?
Le petit ton employé est gorgé de reproches muets et pousse la jeune fille à hausser vaguement les épaules avant de rétorquer :
- Tu ne veux quand même pas que je me déguise en Princesse, moi aussi ?
Pour toute réponse, Mathilde lève les yeux au ciel. Quant à Diane, elle pioche un nouveau ballon dans le petit sachet en plastique, mettant un point d’honneur à remplir sa mission : question d’estime d’elle-même, dit-elle. Sa mère étouffe un soupir résigné mais elle marche si vite qu’elle a déjà disparu dans la cuisine lorsque sa fille tente de répliquer.
Debout au milieu du séjour, et armée d’un marteau qui doit dater du temps où Brad et Angelina étaient toujours célibataires et sans enfant (c’est dire), Florence s’applique à accrocher des guirlandes d’un bout à l’autre de la pièce. Elle mordille un clou qu’elle manque d’avaler à chaque fois que Morgane ou Iris se faufilent entre ses jambes, leurs jolies tenues de princesses déjà presque défaites. Mathilde pose un regard désapprobateur à l’allure débraillée des petites filles, dont l’ourlet des robes se découd avec des langueurs d’algues :
- Allons, déclare Florence pour dédramatiser la situation, on aura qu’à dire que c’est des princesses du Moyen-âge, et hop le tour est joué !
Les fillettes sont surexcitées et poussent des petits cris de joies en tapant des mains à chaque fois qu’Antoine, qui a longuement insisté pour venir aider cet après-midi, apporte un nouveau plateau rempli de sucreries, chocolats, bonbons et autres gourmandises. De temps en temps, le quarantenaire jette un coup d’œil discret à Diane, qui lui répond d’un petit sourire encourageant.
Depuis quelques semaines, ces deux-là apprenaient doucement à s’apprivoiser et Mathilde se plaisait à observer leur petite danse timide.
Un pas en avant, deux en arrière…
Diane lui avait volontiers montré ses dessins, ce qu’elle ne faisait pas facilement d’habitude. Et lui de se confondre en compliments devant « tant de talent ! ». Sans doute un peu trop pour être naturel ce qui n’avait bien sûr pas échappé à la vigilance de la jeune fille. Mais elle semblait bien résolue à lui laisser une chance et n’avait pas cillé.
Depuis sa première visite impromptue, il arrivait quelques fois à Antoine de lui téléphoner. Mathilde entendait alors Diane lui raconter des banalités sur sa vie au lycée et parler de la pluie, du beau temps et des dernières bêtises d’Iris et Lucie. Et puis elle s’enquérait souvent de Maya d’une petite voix penaude, désolée d’apprendre que ça n’allait toujours pas mieux entre eux. Quelques jours auparavant, il lui avait même proposé de l’emmener passer un week-end à Londres afin de lui faire découvrir la ville et Mathilde avait vu Diane se mordre les lèvres, hésitante. Si la jeune fille n’avait toujours pas donné sa réponse, Mathilde trouvait que c’était une bonne idée qu’ils partagent quelque chose ensemble, rien que tous les deux. Néanmoins, elle avait pris le parti de laisser Diane mener ses retrouvailles comme elle le sentait et elle s’était abstenue d’intervenir : Mathilde était bien trop heureuse d’avoir retrouvé un semblant de complicité avec sa fille pour tout gâcher à cause d’un conseil qui pourrait s’avérer mal avisé. Avec Diane, la jeune femme ne marchait pas sur des œufs, elle courait. Exercice certes grisant mais drôlement périlleux mine de rien !
Mais revenons-en à nos préparatifs.
On a donc Dianette qui s’épuise avec ses ballons qu’elle n’en finit plus de gonfler, Mathilde qui s’agite en distribuant ordres et conseils à tout va, Florence qui s’enroule dans des guirlandes, Iris et Morgane qui courent dans tous les sens avec leurs jupons de tulles. Et le pauvre Antoine qui tente d’apporter sa pierre à l’édifice au milieu d’un chahut auquel il n’est pas habitué.
Juste derrière notre joyeuse tribu, il y a aussi Lucie, assise en indienne sur le carrelage clair du salon, qui explique à un petit garçon joufflu comment s’étaler des paillettes sur les joues, pour mieux « se décorer » :
- C’est parce que c’est la fête, explique la fillette avec sagesse, Iris à neuf ans aujourd’hui tu sais ! C’est une grande, maintenant.
Docile, Hugo acquiesce d’un signe de tête concentré et tente maladroitement de coller une dizaine de petits cœurs violets sur le bout de son nez retroussé. Oh zut, il en a mangé la moitié au passage ! Pourtant, ce n’est pas faute de bonne volonté…
C’est un bel après-midi d’hiver, un de ceux où le soleil s’étire paresseusement dans un ciel d’un bleu éclatant. Un de ceux où les feuilles d’automne arborent des tons orangés et où le jardin s’imprègne de couleurs dignes de toiles des grands maîtres : du vert vif, du rose pastel, un zeste d’argenté, beaucoup de rouge. Au dehors, ça tourbillonne et ça brille. Et au dedans, ça sent bon les chamallows grillés et les blagues carambars.
- Dis maman, s’enthousiasme Morgane en déchiffrant le petit bout de papier jaune, devine quel est le comble pour un dentiste ?
Florence fait mine de réfléchir - mais pas trop longtemps quand même parce qu’Iris trépigne d’impatience - et Morgane s’empresse de donner la réponse, d’une petite voix fière et fluette :
- De vivre dans un palais !
Les enfants éclatent d’un rire enchanté. Quelle satisfaction de comprendre la subtilité de l’humour ! Même Hugo, qui a l’air d’un gros poupon empoté au milieu des trois filles, sourit de toutes ses quenottes comme pour prouver que lui aussi participe à l’allégresse générale.
Le sentiment qui flotte dans l’air ressemble drôlement au bonheur ; un instant furtif qui illumine le cœur, allège les pensées et qu’on aimerait étirer, étirer, étirer… Etirer de toutes ses forces pour le faire durer le plus longtemps possible.
« Et puis pour s’en souvenir, toujours. »
* * *
Elle avait passé tellement de temps à préparer minutieusement leur arrivée, tellement de jours occupés à régler les moindres détails de leur retour, les pensées encombrées par des horaires d’avions et des prix d’une location en centre-ville, qu’elle en avait occulté le vide qui allait forcément l’envahir une fois qu’ils seraient (enfin ?) de retour.
Ce matin, elle sent son cœur se comprimer dans sa poitrine à la seconde où elle ouvre les yeux, alors même que la réalité l’envahit lentement, chassant ainsi la torpeur d’un sommeil sans rêve.
Ce matin, lui s’est levé plus tôt que d’habitude pour filer se préparer avec une précipitation teintée d’une appréhension palpable. Elle l’entend qui fredonne joyeusement un vieux refrain oublié :
« Sur la mappemonde à vol d’oiseau, on se dit qu’on peut gagner gros. Qu’on a le ciel dans une goutte d’eau.»
Ce matin, elle devine ses mains danser, sa voix vibrer. Et malgré le temps passé à le consoler, il semble plein d’un entrain nouveau, naïf, innocent. Il court après son chagrin comme s’il avait effacé ses longs mois de descente aux enfers d’un simple revers de manche. « Et hop, n’y pensons plus ! » semble dire ses yeux.
« On cherche tous un bon destin, la vie s’écoule entre nos mains. La joie, la peine, notre chemin.»
Ce matin, les mêmes questions se posent et les mêmes idées s’entrechoquent sans arrêt dans sa tête : elle se demande si elle doit le mettre en garde ou si elle ferait mieux de s’abstenir. Elle ne peut pas rivaliser avec la mère de ses enfants, elle n’a jamais eu la prétention de le faire. Mais elle a soudain l’impression avilissante qu’il reste avec elle pour ce qu’elle lui apporte et non pour ce qu’elle est vraiment.
« Traverser la vie sans billet de train. Sur la route, lalalala… »
Ce matin, Nina se recroqueville sur le côté du lit, en faisant son possible pour ne pas écouter la petite fille en elle qui a très envie de se mettre à pleurer. Parce que tout ce que cette petite fille voudrait, au fond, c’est que Laurent soit heureux quand ils sont ensemble, ou au moins assez pour ne pas penser à l’Autre. Jusqu’à sa relation avec Laurent, Nina pensait qu’il était simple pour une jeune fille de vingt ans d’effacer une femme de près de quarante.
Mais alors, pourquoi est-ce que tout était toujours aussi compliqué ? Pourquoi perdait-elle si souvent son attention comme s’il était parti loin, très loin, sous les fenêtres de celle qui hantait sa vie ? A cette idée, Nina se mord les lèvres et doit faire preuve de beaucoup de bonne volonté pour ravaler ses sanglots. Parce que ça ne se fait pas de pleurer devant autrui quand on est grand.
Alors, pour retenir ses larmes, elle laisse ses pensées voyager vers la beauté des collines d’Entoto, les sourires des enfants de là-bas et les couleurs d’Addis-Abeba. Si elle se concentre un peu, elle peut même sentir les épices du Wot lui picoter le bout de la langue. Est-ce qu’à Nice, on trouve quelque chose d’équivalent à la délicieuse simplicité des galettes de teff trempées dans la sauce épaisse de ce ragoût typique ? Sûrement pas, va, sûrement pas. Oh non, voilà qu’elle sent déjà les larmes lui piquer à nouveau les yeux !
Ce matin, Laurent se penche doucement vers la toute jeune femme et l’embrasse au creux de la main. Nina renifle et s’enhardit contre lui. Mais il lui semble déjà ailleurs, comme s’il lui avait échappé avant même d’être parti. Et elle se sent soudain toute petite et très insignifiante. Sans se douter de rien, il lui murmure à l’oreille :
- A tout à l’heure !
Et puis il referme doucement la porte sur ses doutes et ses peurs, soucieux de la laisser se rendormir. Et Nina frissonne malgré les quelques rayons téméraires qui se glissent déjà à travers les persiennes.
* * *
Il est quatorze heures et des tas de petites princesses, les cheveux bien peignés et le sourire mousseux, défilent dans le hall d’entrée en sautillant d’impatience. On sonne à la porte toutes les cinq minutes et Diane lève les yeux au ciel en constatant que les petits invités ont déjà crevé la moitié des ballons gonflés avec tant de ténacité.
On fait la ronde, on se saute dans les bras, on se dispute un peu, on chante des comptines idiotes apprises à l’école, on parle de « La Nouvelle Star » et de « Hello Kitty », on se marche sur les baskets, on trébuche sur son jupon et on invente une chorégraphie improvisée sur « No stress » de Laurent Wolf.
- Ouais mais Christophe Maé c’est quand même vachement mieux, tente timidement Lucie qui se fait rapidement remettre en place par les plus grandes.
Les deux seuls garçons de la fête mâchouillent des bonbons dans un coin, engoncés dans leur costume de « Spider Man ».
Bref, tout un programme !
Lorsqu’une heure plus tard, la sonnette retentit une nouvelle fois, Mathilde s’attend une fois de plus à devoir afficher son joli sourire de maman accueillante qui se réjouit d’avance de passer son après-midi à courir après une dizaine de gamines déchaînées. Sauf que ce n’est pas vraiment de ce sourire-là dont elle va avoir besoin. Mais ça, elle est encore très loin de s’en douter… Pour l’instant, elle glisse une mèche de cheveux derrière son oreille et retouche en vitesse son maquillage en passant devant le miroir. Et puis, une main sur la poignée de la porte, l’autre tenant un paquet de chips éventré, elle lance à la cantonade :
- Non non et non, qu’est-ce que j’ai dit les enfants ? On ne monte pas à l’étage !
Tout en parlant, la jeune femme entrouvre la porte, ne quittant pas des yeux une petite fille qui est en train de se dandiner un peu trop près de la fenêtre.
- Et je ne veux personne qui se penche au balcon, revenez par ici, c’est trop danger…
En une demi-seconde, Mathilde a tourné la tête vers le nouveau venu. Le paquet de chips lui en est tombé des mains. Les petites frites se sont déversées sur le sol et s’étalent désormais sur le carrelage comme des milliers de pièces d’or abandonnées. Les enfants débarquent en les piétinant, curieux de voir pourquoi une grande personne aurait fait une telle bêtise.
Mais personne n’esquisse un geste pour les ramasser.
Mathilde se dit que ça fait peut-être un peu trop d’arrivées surprises en si peu de temps et doit se retenir à la poignée pour ne pas tomber. Elle a du mal à remettre ses idées en place et a la sensation d’être venue à bout d’un obstacle surhumain lorsqu’elle parvient à laisser tomber d’une voix laconique:
- Laurent ?
Deux petites filles, dont l’oreille traîne toujours assez pour entendre ce qui est intéressant, accourent déjà. Iris retient sa petite robe de fête entre ses doigts mais court si vite qu’elle manque de glisser malgré ses précautions :
- Papaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ! s’écrie-t-elle en s’élançant vers lui, suffoquée par cette apparition inespérée.
Lui a ouvert les bras, dans lesquels la fillette se jette avec tant de force qu’il manque de basculer en arrière. Un instant plus tard, elle explose en sanglots et enfouit son nez dans le cou de son père, le renifle, l’embrasse et s’agrippe à lui comme si elle voulait s’y fondre, comme s’il allait disparaître d’une seconde à l’autre.
- Bon anniversaire mon amour ! parvient-il à formuler alors qu’elle le couvre de baisers.
Derrière eux, Lucie reste un moment en retrait, un sourire étonné flottant au bord des lèvres. Discrète, presque intimidée, la petite blondinette attend que Laurent vienne la chercher, s’accroupisse à sa hauteur, lui tende la main, l’attire jusqu’à lui. Elle a les joues toutes roses et fixe obstinément le bout de ses chaussures. Il lui murmure alors quelques mots à l’oreille, quelque chose qui ressemble à un secret, et elle acquiesce les yeux brillants, sous le regard jaloux de sa grande sœur. Et puis Lucie glisse sa petite menotte dans la main de son père. Fou de joie, Laurent la soulève à bout de bras, la fait tournoyer, la serre contre son cœur, l’embrasse sur les cheveux, le front, le nez, les joues, les mains.
Il est soudain envahi par un relent de tendresse qui le fait tituber; c’est l’euphorie du bonheur, des câlins sucrés et la douceur de ces retrouvailles attendues depuis longtemps. C’est qu’il avait oublié comme elles étaient légères. Qu’il avait oublié comme elles étaient jolies. Qu’il avait oublié comme elles étaient grandes, mon dieu. Et toutes ces tâches de rousseurs qui parsemaient leurs joues… est-ce qu’elles en avaient déjà, quand il était parti ?
Oh merde, il avait oublié comme elles lui avaient manqué !
* * *
Il est près de seize heures et c’est le moment tant attendu du gâteau. Un énorme cheese-cake au Nutella, exactement celui que réclame Iris à corps et à cris depuis des semaines. Se tenant juste derrière Lucie, qui apporte la pâtisserie à sa sœur avec une fierté non dissimulée, Mathilde guette les réactions de sa cadette. Assise au bout de la table, Iris rougit, rit, baisse les yeux. Elle a l’air tellement heureuse, tellement épanouie, tellement vivante, qu’un frisson de fierté parcourt l’échine de sa mère.
Tous les gamins sont agglutinés derrière Iris, qui trône fièrement en bout de table. On chante ce refrain familier qui revient chaque année et dont je vous épargnerai les paroles ici, souhaitant à la fillette que l’année entière lui soit douce et légère. Diane tape dans ses mains pour tenter de rythmer la cadence mais les enfants s’éparpillent entre leurs fausses notes. C’est un peu faux, mais le cœur y est.
- Allez, l’encourage maintenant Lucie qui semble vivre l’événement par procuration, maintenant souffle !
- Non, la contredit Morgane, fais un vœu d’abord !
Alors Iris ferme les yeux, très fort, de toute ses forces même. Les mains jointes sous le menton, la tête un peu de côté, un petit sourire enjôleur faisant saillir ses pommettes, elle se concentre au moins trois secondes et demi et puis…
- Ça y’est ! s’exclame-t-elle, ravie.
Et elle se penche vers ses neuf bougies, la starlette du jour. Diane lui retient les cheveux pour ne pas qu’elle se brûle, Morgane et Lucie jouent du coude pour pouvoir l’aider un peu si jamais elle n’éteignait pas tout d’un coup.
1,2,3,4,5,6,7,8…
Presque ! Hugo a craché sur la dernière sans faire exprès et la petite flamme s’envole d’un coup devant ses yeux bleus étonnés. Et il éclate d’un rire naïf et léger qui semble venir de très loin, comme s’il ne s’attendait pas lui-même à réussir un tel exploit. Du coup, c’est ce petit bonhomme haut comme trois pommes qui entame les applaudissements, en battant de joie ses petites mains potelées.
Mathilde embrasse Iris sur le front et lui murmure à l’oreille combien elle l’aime mais la petite fille lui échappe déjà, émerveillée devant les nombreux paquets bariolés que ses petits camarades lui tendent avec empressement.
- Celui-là, s’écrie un Superman un peu débraillé, c’est le mien !
- Et le mien alors ? demande une princesse penaude.
- Nan, le mien d’abord, le mien d’abord ! s’exclame une autre qui a dû oublier de se déguiser.
Debout près d’Iris, Florence s’active et coupe une grosse part de gâteau à un Spiderman un peu trop gourmand. Un instant plus tard, elle a empêché son fils de manger une fourmi, l’a calé contre sa hanche, et a entamé de servir le champagne tout en évitant soigneusement le verre de Diane. L’adolescente affiche une petite moue boudeuse :
- S’il-te-plait, Flo !
Cette dernière secoue la tête, taquine :
- Hep, hep, hep Demoiselle ! Je croyais que tu ne toucherais plus « j-a-m-a-i-s à l’alcool de touuuuuute ta vie » ?
- Ouais mais c’pas pareil, proteste Diane avec malice, c’est du champagne ! C’est pas juste de l’alcool, c’est de la gastronomie !
Laurent, qui se tenait juste derrière elles, intercepte le verre de la jeune fille en faisant les gros yeux :
- Depuis quand ma fille boit-elle de l’alcool ?
- Depuis quand mon père s’intéresse t-il à moi ? rétorque Diane du tac au tac.
« Et depuis quand ma fille s’est-t-elle mise à parler comme une femme ? », se retient t-il de répliquer. Il y a un an, elle sautillait encore comme une gamine de cinq ans sur le muret qui bordait la maison. Aujourd’hui, elle avait apparemment filé devant lui et il l’avait perdue de vue.
Alors qu’il cherche un peu de réconfort dans le regard de Florence, celle-ci hausse les épaules l’air de dire « Un point pour elle ! » et adresse à Laurent un petit clin d’œil sans doute plus moqueur que compatissant.
- Navré mon vieux, dit-elle en lui tendant une coupe pleine à ras-bord, mais réconforter les pères esseulés qui regrettent d’avoir laissé leurs gosses trop longtemps, c’est vraiment pas ma tasse de thé !
Aïe, touché. Laurent se doutait bien que son retour serait difficile et que Mathilde, Diane et Florence lui feraient payer son absence d’une façon ou d’une autre, mais leurs comportements depuis qu’il avait franchi le seuil de la maison laissait présager bien pire que ce qu’il avait imaginé. Il semble que le moment est venu pour lui de tout miser sur sa dernière carte, car notre homme a dans son sac une sacrée idée pour redorer son blason.
* * *
- UN PONEYYYYYY ??? s’émerveille Iris, les yeux écarquillés, c’est VRAIIII ?
- UN PONEYYY ??? répète Mathilde, abasourdie.
- Un poney, confirme t-il, très fier de son petit effet. Tu ne te souviens pas m’avoir dit un jour que tu ne serais plus jamais triste si tu en avais un ?
- Siiiiiiii, s’esclaffe la fillette en sautant au cou de son père, et même que je m’en occuperai bien, et que je deviendrai la meilleure cavalière du monde ! Et je dormirai avec lui la nuit, oh, je ne l’abandonnerai jamais tu sais !
Mathilde se laisse tomber sur une chaise et attrape la première coupe de champagne qui lui tombe sous la main. Elle la boit d’une traite telle une assoiffée ayant déniché un oasis dans le désert.
- Je n’en doute pas ma chérie, s’enthousiasme Laurent en voyant Iris rayonner, c’est bien pour ça que je te l’offre ! Tu es une grande fille maintenant, tu sauras en prendre soin.
- Promis mon petit papa d’amour, promis ! Oh merci ! Tu as vu ça maman ?
Laurent jette un coup d’œil inquiet à Mathilde, guettant son approbation. Mais celle-ci s’applique à ne pas croiser son regard.
- Oui, j’ai vu ça, confirme-t-elle en pinçant les lèvres, c’est tout à fait fascinant.
Même Iris réalise bien que cette dernière réplique n’est pas très convaincante. La petite fille se recroqueville d’un coup. Eh oui, les grandes personnes qui se bagarrent, c’est jamais beau à voir… Confuse, elle lève vers son père un regard chargé d’espoir ; ce qu’il s’empresse de lui donner, bien sûr :
- Il s’appelle Vagabond, reprend t-il pour chasser l’incident, et on pourra même aller lui rendre visite dès demain au Centre Equestre, si tu veux.
La fillette est aux anges et se pend au bras de son père en sautillant :
- On pourrait même y aller maintenant, dis dis dis dis dis papaaaa ? Dis ouiiiiii !
Et à Lucie d’ajouter d’une toute petite voix :
- Et moi alors, pourquoi j’ai pas de poney, moi ?
Derrière elles, Mathilde secoue la tête et croise les bras contre sa poitrine. Comme si elle se délectait d’avance de voir comment Laurent allait se tirer de ce mauvais pas.
- Parce que ce n’est pas ton anniversaire ma puce, dit t-il fermement, c’est celui de ta sœur.
- Et ben alors moi, annonce-t-elle gaiement, pour mon anniversaire, je voudrai un dragon ! Y’a rien de mieux qu’un dragon… Oh si !
La gamine s’est hissée sur la pointe des pieds, le doigt en l’air, l’œil qui frise. Elle semble toute fière de sa trouvaille :
- Une girafe ! Je veux une girafe. C’est trop mieux une girafe.
Laurent observe sa fille avec de grands yeux ronds :
- Une girafe, s’étonne t-il, mais quelle drôle d’idée ! Et pourquoi ?
Devant l’intérêt que lui porte son père, la petite blonde prend de l’assurance :
- Ben parce que je serai beaucoup moins triste si j’avais une girafe, voilà pourquoi !
- Limpide, ironise Mathilde en esquissant une petite moue doucement ironique.
Par-dessus son épaule, Laurent lui envoie un regard noir. Et elle lui sourit, la garce.
- Mais mon trésor, les girafes, ça vit très loin d’ici ! Elle serait trop malheureuse dans un appartement.
- Vas-y, continue mon vieux, tu t’enfonces, commente Mathilde entre ses dents.
- Bah non, reprend Lucie en s’animant à mesure qu’elle parle, elle serait pas malheureuse puisque je m’en occuperai très bien, que je serai la meilleure maman-girafe du monde et même que je dormirai avec elle toutes les nuits.
Iris semble songeuse. Elle se demande quand même comment elles vont rentrer qui un poney et qui une girafe dans leur chambre à coucher respectives.
- Ecoute mon cœur, risque Laurent en posant une main sur l’épaule de Lucie, il faut être raisonnable. Une girafe, ça ne vit pas dans une maison. Mais tu auras toi aussi de très chouettes cadeaux pour ton anniversaire ! Que dirais-tu d’une caravane de Barbie ?
Derrière eux, Mathilde pouffe derrière ses mains. Florence grimace, sentant le drame arriver. Les yeux de Lucie se troublent instantanément et de grosses larmes de crocodiles mouillent ses joues aux rondeurs enfantines :
- Mais moi j’en ai déjà une de caravane, c’est trop nul, c’est pas pratique pour se garer ! C’est une girafe que je veux. Une giraaaafeuh !
- Lucie ça suffit, gronde Laurent, tout le monde te regarde ! Ne fais pas l’idiote et vas plutôt profiter de tes petits camarades.
- Nan, nan et nan, pleurniche la petite fille en tapant du pied, c’est pas mes copains eux. Ils sont tous dans la classe d’Iris et Morgane. Moi, je les connais même pas. Je veux aller jouer avec ma girafe, je veux ma girafe !
- Enfin ma Luciole, la raisonne son père d’une voix peu assurée, tu sais bien que tu n’as pas de girafe.
- Bah alors, je veux Barney ! Je veux jouer avec personne, je veux que être avec Barney ou avec une girafe !
Laurent ouvre la bouche comme s’il allait dire quelque chose et puis, finalement, se ravise. Il est à court d’argument. Lucie explose en sanglots et se précipite dans sa chambre en grimpant les escaliers d’un pas lourd et capricieux.
- Et voilà, lâche Mathilde en bondissant sur ses pieds pour rattraper Lucie, c’est malin !
Devant ce remue-ménage, les petits invités arrêtent net leurs occupations et tout le monde reste silencieux à dévisager Laurent. Penaud, celui-ci se penche vers Diane, qui a suivi la scène depuis le rebord de la fenêtre, et lui demande tout bas :
- Mais c’est qui, ce Barney ?
Pour toute réponse, la jeune fille lève les yeux au ciel et souffle en gonflant exagérément ses joues :
- Laisse-tomber ! dit-elle en emboîtant le pas à sa mère.
A ce moment là, Laurent est bien obligé de reconnaître qu’il n’a plus aucun tour dans son sac. Et que son blason semble bel et bien bousillé, cette fois.
* * *
- Elle va mieux ? demande t-il en baissant les yeux, honteux.
Mathilde secoue la tête sans répondre, passe devant lui sans s’arrêter et s’engage dans l’escalier. Sauf que cette fois, il est bien décidé à ne pas la laisser filer. Alors il dévale les quelques marches qui le séparent d’elle et la retient par le poignet.
- Tu pourrais quand même me regarder !
Elle tourne vers lui un visage rembruni et soutient son regard avec insolence. Voilà comment, une fois encore, ses mots se dérobent. Quelques secondes passent ainsi, lui la retenant par la main, empêtré dans ses contradictions, elle, attendant que quelque chose se passe. Qu’il parle, qu’il pleure, qu’il hurle, qu’il s’excuse, qu’il l’a gifle, n’importe quoi. Cette indolence l’a toujours insupportée. Le menton levé vers lui, les lèvres tremblantes, elle attend que le fossé entre eux s’amoindrisse. Mais peine perdue.
En bas, la fête bat son plein. Des petites princesses déchainées font une chasse au trésor, que Florence mène à tambour battant en se retenant de ne pas monter voir ce qui se passe à l’étage. On entend le rire cristallin d’Iris qui vient du fond du jardin.
- Je t’en prie Mathilde, n’en fais pas un drame.
Elle retire son poignet avec une colère venue de très loin et tourne à nouveau les talons.
- Mathilde ! Ne t’enfuie pas !
- Non, assène-t-elle, ça c’est ta spécialité !
- S’il te plait, supplie-t-il tout bas, pas aujourd’hui, pas maintenant, pas comme ça. C’est censé être une belle journée…
- Une belle journée, oui ! Avant que tu ne viennes tout gâcher !
- Moi ? Moi, je gâche tout ? Parce que je rentre pour l’anniversaire de ma fille ?
Ses traits se figent en une expression sincèrement déconcertée. Sa peine gonflée d’incompréhension l’irrite au plus au point et elle se retient de ne pas lui cracher à la figure.
- Oui, tu gâches tout ! Parce que c’est trop facile, de débarquer comme ça et de jouer les héros ! De t’attribuer tout le mérite !
Courte pause.
- C’est un problème de fierté ?
Elle a un petit rire forcé, mélange de colère et d’amertume.
- Tu ne comprends vraiment rien, alors.
- Pas grand-chose, avoue-t-il, vaincu d’avance.
Elle prend une profonde inspiration et puis monte d’une marche pour être presque à sa hauteur. Le toise :
- Tu nous as abandonnées, Laurent.
Alors qu’il fait mine de protester, elle plaque son index contre sa bouche pour le forcer à se taire, et continue :
- Tu nous as abandonnées, pendant un an ! Tu te rends compte ce que ça représente, un an ? Douze mois dans la vie de petites filles de six et neuf ans ? C’est énorme ! Tu imagines tout ce qui peut se passer, en un an ? Je vais te le dire, moi ! Lucie, Lucie a appris à lire et puis maintenant, elle sait faire la différence entre un chêne et un olivier et commence à boire du coca directement à la canette. Iris s’est essayée a tous les sports : elle a commencé la danse, le judo, la natation, l’escalade, le trampoline, le tennis et puis finalement, elle a choisi de tenter le patin à glace. Jusqu’à ce qu’elle se casse la figure et se torde le poignet ce qui a mis un point final à sa carrière de Sorya Bonali. Et puis elle est tombée au sens figuré aussi, amoureuse je veux dire. C’était un p’tit mec de CM1 qui l’a laissée tomber pour s’afficher avec la première de la classe et elle a connu là son premier chagrin d’amour. Elle a pleuré pendant deux jours et même le Nutella ne la faisait pas sortir de sa chambre. Elles ont rit, pleuré, joué, elles ont dégringolé, se sont endormies n’importe comment, ont fait la guerre aux moustiques avec leurs tongs en plastique pendant tout l’été et j’entendais Iris se bidonner depuis ma chambre, elles ont aussi appris à faire de la trottinette, ont troué leurs collants, on fait des gâteaux au yaourt un peu trop secs mais que je me suis forcée à manger en mâchant avec application pour ne pas m’étouffer, ont joué à la marchande avec de la pâte à modeler en forme d’animaux, se sont disputées, câlinées, ont acheté des bonbons à la boulangerie toutes seules pour la première fois et ont rapporté trois poissons rouges de la kermesse de l’école. Moi, j’ai géré les larmes, les peurs, les cauchemars, les jalousies, les découvertes, les fous rires et l’école buissonnière. Et puis Barney aussi, le meilleur copain imaginaire de Lucie. Le dîner tous les soirs, les histoires avant de s’endormir, l’aide aux devoirs et les vêtements à enfiler le lendemain matin alors qu’on a encore les yeux plein de sommeil. Les rendez-vous chez l’orthodontiste et les sorties scolaires. Le regard outré de la maîtresse quand je disais que non, le papa d’Iris et Lucie ne viendrait pas puisqu’il n’était pas à Nice, mais en Afrique. J’ai géré l’hiver, les bonnets qu’on perd, les bottes qui font mal aux pieds et les écharpes qui grattent. J’ai affronté le froid au jardin d’enfant et le sable dans les chaussettes. J’ai toujours été là, tu m’entends ? Il ne s’est pas passé une heure où je n’ai pas pensé à leur bonheur, à ce qu’il y avait de mieux pour elles. Je me suis même farcie le dernier Disney avec des écureuils qui ont des voix d’adolescents prépubères au bord de l’asphyxie et qui font des blagues scabreuses !
Caché au fond de sa voix, il croit deviner un sourire refoulé. Mais elle poursuit, soudain grave à nouveau :
- Alors tu n’as pas le droit de débarquer en héros le jour de l’anniversaire d’Iris, quand moi j’ai passé des semaines à lui organiser cette journée, à distribuer les invitations, à décorer la maison, à coudre son costume alors que tu sais très bien comme je suis nulle pour faire ça et…
Elle ravale ses sanglots et essuie ses yeux dans sa manche avant de poursuivre :
- Je t’ai demandé de rentrer, Laurent, je t’ai supplié même. Tu as dit non ! Tu m’as dit non ! Tu m’as laissé avec Diane qui fugue, l’ami imaginaire de Lucie et Iris qui se faisait racketter à l’école. Et tu crois que tu peux débarquer et tout réparer en un après-midi ? Jouer le héros avec ton poney et tes grandes théories ? Alors que tu n’es pas capable d’assurer quand il faut ! Que quand il y a eu cette explosion, à Addis-Adeba tu n’as pas donné de nouvelles pendant des jours, aucune ! Comment est-ce que tu as pu ? Pas une nouvelle ! Et puis après plus d’une semaine de silence, tu t’es décidé à répondre du bout des lèvres en te moquant de mes inquiétudes, comme si j’étais folle. Mais merde Laurent, je ne suis pas une poupée ! J’existe moi aussi ! Est-ce que tu as pensé à la trouille que j’ai eue ?
- Ah, sourit-il à demi, c’est donc ça…
- Oui, c’est donc ça ! J’ai passé des nuits sans dormir, la peur au ventre, à envisager devoir annoncer ta mort aux gamines ! A imaginer leurs larmes et comment j’allais faire pour assister à ton enterrement sans m’effondrer ! A penser que je ne te reverrais plus, jamais. Que je serais toujours toute seule, à faire les meilleurs choix pour elle, à tout gérer alors que je n’en pouvais déjà plus. A croire que plus jamais, jamais, je ne te toucherais, que ton corps serait tout froid, que tes yeux seraient… je…
- Tu as eu peur alors… Tu as eu peur, pour moi ?
- Mais bien sûr Laurent ! Ne sois pas idiot ! Je n’ai pas eu peur, j’étais tétanisée, j’étais bouleversée, j’étais… j’étais dans tous mes états ! Je pensais sans arrêt à nous, à ce que nous avions été, à ton corps, à nos mains enlacées… Et alors j’avais ce froid terrible qui me donnait des frissons en plein été. Imaginer le père de mes enfants sous une dalle de béton, qui ne bougeait plus, qui ne respirait plus alors que tu avais été si vivant, en moi, je ne pouvais pas, tu comprends ? Je ne pouvais pas…
Et de grosses larmes noient le tout. Elle est debout face à lui, aussi fragile qu’elle était forte il y a une minute à peine, le visage barbouillé par le chagrin et toutes ces larmes qui coulent sans vouloir s’arrêter. Comme si, soudain, elle avait largué les amarres, lourdé toutes ces foutaises qu’elle se répétait depuis des mois pour tenir le coup, qu’elle se laissait enfin aller et qu’elle ne savait plus s’arrêter. Le barrage a lâché et Mathilde pleure, le dos secoué de sanglots incontrôlables. Alors, sans réfléchir, Laurent l’attire contre lui. C’est un geste un peu maladroit, un peu trop brusque mais qui leur fait un bien fou à tous les deux. Lui, parce qu’il a la sensation inexplicable d’avoir enfin retrouvé sa place et elle parce qu’elle sent soudain un tel soulagement l’envahir que même ses muscles semblent se détendre en un instant. Elle n’est plus seule.
Il la tire contre lui, la bloque contre son torse, l’entoure de ses bras. Pose son menton sur ses cheveux ; prend son rail de numéro cinq dans son cou. Et elle pleure, elle pleure, elle pleure. Elle pleure pour les crises de Diane, le retour d’Antoine, les premiers pas de Lucie, le décès de son père, le départ de Laurent, ses jolies ballerines qui se sont abimées sous la pluie, les mensonges de Max, les poissons rouges qu’elle a oublié de nourrir depuis deux jours, l’état de l’appartement, l’accident de Morgane, le dernier épisode de « Carpe Diem », les années de doute, son boulot qui l’emmerde et sa voiture en panne. Elle pleure pour Madeleine, sa copine d’enfance qui ne lui parle plus, pour tous ces mots qu’ils ne se sont pas dit et puis pour tous les jours de grisaille. Et plus elle pleure, plus Laurent la serre fort contre lui, si fort qu’elle peut sentir son odeur familière s’infiltrer dans ses narines et dans tous les pores de sa peau. Il presse ses mains dans les siennes, caresse sa joue avec une tendresse infinie et puis essuie ses larmes du bout des doigts.
- Je suis là maintenant, lui murmure-t-il en glissant une mèche de ses cheveux entre ses doigts, tout va bien.
Elle renifle. Il prend son menton entre ses doigts et l’oblige à le regarder :
- Tout va bien, répète t-il.
Elle esquisse une tentative de sourire un peu raté, se hisse sur la pointe des pieds et ripe sur sa joue. Alors il la cale contre la rambarde, glisse un bras sous la cambrure de ses reins et attrape ses lèvres avec les siennes. Tout doucement, sans même y penser. Un petit baiser volé qui sent bon la vanille. Juste comme ça.
En bas, on joue à la chaise musicale sur un air d’Amel Bent.
* * *
Florence voudrait bien être gentille et laisser à Mathilde et Laurent ce moment tant attendu d’intimité volée. Mais la curiosité la démange et la jeune femme s’impatiente déjà, quelques minutes à peine après que Laurent ait disparu dans la cage d’escalier. Plusieurs fois, elle hésite même à monter aussi à l’étage, à glisser un œil furtif dans le hall, pour épier un instant ce que le couple se raconte mais finalement se ravise, consciente qu’elle pourrait interrompre une conversation salvatrice. D’autant que « Viser la lune » commence sérieusement à lui taper sur le système et qu’elle est à deux doigts d’envoyer valser la chaine stéréo d’un coup de ballerine bien senti.
Florence ferme un instant les paupières et prend une profonde inspiration. Quelque chose cogne dans sa poitrine, fait trembler ses mains et l’empêche de participer pleinement à la fête. Quelque chose appesantit ses pensées, quelque chose qu’elle refuse de s’avouer à elle-même, et il se pourrait bien que ce quelque chose ressemble à de la colère.
Un sentiment inavouable de frustration qui s’est infiltré dans ses veines à la seconde exacte où Laurent a franchi le seuil de la porte, à l’instant même où elle a croisé son regard, à la seconde où elle a réalisé qu’elle lui en voulait terriblement… d’être le seul à être de retour. D’autant que l’expression meurtrie de Morgane et son petit visage fermé quand elle avait vu Iris se jeter dans les bras de son père ne lui avait pas échappé. La blessure lui coupe encore le souffle rien que d’y repenser.
- Dis-moi madame, demande alors une gamine la bouche pleine de friandises, vous arrêtez pas la musique ?
La fillette est pendue à sa manche et Florence se retient de l’envoyer promener parce qu’elle est en train d’étaler du chocolat partout sur son joli pull « Sandro » qui coûte la peau des genoux.
- Si si, répond Flo sur un petit ton sucré qui l’étonne elle-même, je faisais juste durer le suspense.
Morgane adresse à sa mère un petit clin d’œil compatissant :
- Ah bah tant mieux, sourit-elle, je commençais à avoir le mal de mer sévère à force de tourner !
Florence sent la chaleur lui monter aux joues, comme une petite fille prise sur le fait : perdue dans ses pensées, elle a laissé ces pauvres gamins tourner autour des chaises pendant au moins cinq bonnes minutes et elle en remarque deux ou trois qui n’avancent plus très droit. Derrière elle, Diane glousse en se mordant les lèvres pour ne pas éclater de rire.
C’est malin.
C’est à ce moment-là que la silhouette dansante de Mathilde apparaît enfin en bas de l’escalier. Ses cheveux sont un peu défaits, ses pommettes rosies, et ça pétille tout plein dans ses yeux clairs. Elle s’éclaircit la gorge et puis tape dans ses mains :
- Bon les p’tits loups, vos parents ne vont pas tarder à venir vous chercher alors je propose qu’on arrête les jeux et qu’on regarde tranquillement un petit dessin animé en attendant de rentrer à la maison, d’accord ?
Enthousiastes, les enfants abandonnent les chaises avec soulagement et s’empressent d’entourer la jeune femme en hurlant à qui mieux mieux des titres des Disney qu’ils aimeraient regarder.
Quelques instants plus tard, Laurent apparaît à son tour au rez-de-chaussée, la démarche un brin bancale. Un sourire piquant flotte sur ses lèvres serrées, sa tenue est inexplicablement débraillée et il évite soigneusement de croiser le regard de Mathilde. Les yeux de Florence se posent alors sur sa meilleure amie qui, elle, semble absolument passionnée sur le choix du dvd à lancer.
Pas dupe, Florence bondit près de Laurent en une fraction de seconde, l’attrape par le poignet et l’entraîne vers la cuisine, à l’abri des regards.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il secoue la tête, mais ses paupières restent obstinément baissées.
- Rien du tout !
- Menteur !
- Mais rien je te dis…
- Laurent, je te connais par cœur ; tu fais la même tête qu’Iris quand elle jure qu’elle n’a pas fini le pot de Nutella. Alors ne perdons pas notre temps et déballe !
Il sourit malgré lui. Cette situation lui en rappelle des centaines déjà vécues et une grosse bouffée de nostalgie envahit ses idées. D’un geste impulsif, Laurent attrape la main de Florence dans la sienne. C’est un peu maladroit, un peu malvenu, un peu gauche mais cela lui fait chaud au cœur de constater qu’elle se laisse faire sans broncher.
- Tu m’as manquée, lâche t-il dans un souffle.
Elle arque un sourcil, joueuse :
- Mais pas autant que… ?
Les petits points de suspension sont bourrés de sous-entendus palpables. La main de la jeune femme toujours serrée dans la sienne, Laurent rit de bon cœur :
- Tu perds pas le nord hein !
- Jamais, réplique-t-elle, un brin moqueuse.
Comme à chaque fois, elle l’a à l’usure. C’est la faute de ses petites pommettes et son sourire malin. Alors, il prend une profonde inspiration, et puis avoue d’une traite, soudain penaud :
- Eh bien, Mathilde m’a avoué qu’elle avait eu peur pour moi lors de l’explosion à Addis-Abeba.
- Oh là là, ironise Florence, quelle révélation !
Il ferme les yeux, comme pour mieux formuler sa contestation :
- C’est juste que tellement de choses ont changé, depuis…
- Peut-être, mais de là à ce qu’elle ne s’inquiète plus en te sachant en train de slalomer entre les bombes, il y a un pas !
Il sourit presque, buté :
- N’en rajoutes pas, c’était un attentat ciblé qui n’a fait que quelques morts, et j’imagine que…
Elle lui coupe la parole d’une main levée :
- « Que » quelques morts, Laurent ? Est-ce que tu réalises ce que tu dis ?
- Ce n’est pas ce que je voulais dire, bredouille t-il rapidement en tentant cette fois de choisir ses mots avec plus de soin. Ce que je voulais dire, c’est qu’il y avait très peu de chance que je fasse partie des victimes. Ce n’était même pas mon quartier, heureusement.
- C’est idiot comme raison, assène-t-elle en croisant brusquement ses bras contre sa poitrine. Comment veux tu qu’on le sache, nous ? Tu aurais pu te balader dans ce quartier, y donner une conférence, y avoir des amis, ou que sais-je encore ! Tu sais, parfois, le hasard joue de vilains tours… Et vous n’avez pas daigné téléphoner pendant des jours !
- Oh, réalise t-il en ne notant que trop bien le « vous » prononcé par son amie, voilà pourquoi tu compatis tellement avec Mathilde…
Elle se raidit, les yeux secs et la gorge serrée :
- Où est-ce que tu veux en venir ?
- C’est de Raphaël dont il s’agit.
Elle lève vers lui un regard coupable teinté d’une angoisse venue de très loin :
- Ça t’étonne ?
Il ne peut empêcher un soupir, étrangement las. Et puis secoue la tête, de gauche, à droite.
- Ecoute, je ne suis pas Raphaël. Si je n’ai pas donné de nouvelles, c’est uniquement parce que je ne pouvais pas. Après l’attaque de cet hôtel, c’était la panique en centre-ville. Beaucoup de lignes téléphoniques ont été coupées.
- Pas un portable ? Pas une cabine ? Pas un cybercafé ? demande-t-elle d’une voix débordante de reproches qui ne s’adressent plus vraiment à lui.
- Si, j’ai réussi à appeler sur le fixe de la maison, j’ai laissé un message. Mais Mathilde assure qu’elle n’a rien eu…
Il hausse vaguement les épaules.
- Je ne comprends pas…
Pendant un long moment, Florence reste immobile face à lui, à scruter ses prunelles sombres, comme si elle pouvait y déceler l’évidence d’un mensonge. Mais rien. Elle reconnait le Laurent qu’elle a toujours connu et lit dans ses yeux une sincérité désarmante. Reconnaissante, elle se détend alors et ose enfin énoncer à haute voix le prénom de celui qui lui brûle les lèvres:
- Et Raphaël alors, il va bien ?
Laurent ne peut réprimer une grimace en entendant le nom du père de Morgane. Instantanément, un sentiment de malaise s’installe dans l’air. Le grand brun semble chercher ses mots pendant un long moment avant d’annoncer, d’une voix étrangement lente :
- Ne t’inquiète pas, lui non plus n’a pas été blessé dans l’explosion.
Entre cette phrase rassurante et ses paupières baissées, il y a comme un fossé dont Florence tente vainement de mesurer la distance. Quelque chose cloche dans cette réplique inachevée, elle le sent bien. Tout en elle le confirme : son cœur qui bat soudain plus vite, le sang qui bout dans ses veines, ses mains tremblantes qu’elle tente de dissimuler au regard inquisiteur de Laurent. Qu’est-ce que son meilleur ami pourrait bien lui cacher ? Qu’est-ce qu’il n’oserait pas lui dire à propos de Raphaël ? Qu’est-ce qui pourrait la blesser au point de laisser planer entre eux un mystère embarrassant, alors qu’ils se sont toujours promis de n’avoir aucun secret l’un pour l’autre ? Le cerveau de Florence fonctionne à deux mille à l’heure et elle évoque dans les replis de ses pensées les hypothèses les plus folles et les plus improbables. Quand, soudain, la réponse lui apparaît, trop évidente pour ne pas lui couper le souffle :
- Il a quelqu’un dans sa vie, dit-elle d’une voix étranglée.
Ce n’est pas vraiment une question, plutôt une affirmation qu’elle tente d’assimiler malgré la douleur. Encore une fois, Laurent s’en sort par une pirouette :
- Et toi ?
Florence hésite quelques secondes, oscillant entre cette honnêteté volubile qui fait partie intégrante de sa personnalité et l’envie de montrer qu’elle aussi peut devenir une femme désirable et épanouie. A son tour, Laurent essaye de déchiffrer son regard mais n’y parvient pas tant les émotions s’y disputent. Finalement, la jeune femme acquiesce d’un faible hochement de tête.
- Oui, et il s’appelle… Simon.
- Super, s’exclame Laurent, c’est une merveilleuse nouvelle ! Et ça fait longtemps ?
Embourbée dans son histoire, Florence essaye de se remémorer son premier rendez-vous avec Simon et effectue un rapide calcul dans sa tête :
- Je l’ai rencontré en septembre.
Petit silence gêné.
- Et je suis très heureuse, ajoute Florence avec empressement comme pour donner un peu plus d’épaisseur à son mensonge.
Laurent semble soudain soulagé, sans qu’elle ne réalise vraiment à quel point. Il l’enlace avec entrain.
- Je suis tellement content pour toi, lui murmure-t-il dans le creux de l’oreille en la berçant entre ses bras.
L’éteinte dure quelques secondes et puis…
- Flo, je peux te parler ?
Tous les deux pivotent d’un même élan. Mathilde se tient désormais sur le seuil de la cuisine, les yeux rieurs, les mains sur les hanches. Laurent s’empresse de quitter la pièce et son corps effleure à peine celui de la jeune femme lorsqu’ils se croisent dans l’embrasure. Elle se recule, il avance. Il manque de la heurter. Esquisse un rire un peu troublé. Et puis part rejoindre les enfants, d’un petit pas pressé. Mathilde s’approche alors de Florence, affichant une petite moue faussement sévère.
- J’ai raconté n’importe quoi, bredouille Flo avant que Mathilde n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, je ne sais pas ce qui m’a pris !
- On s’en fiche, la rassure-t-elle, je saurai tenir ma langue !
La grande blonde laisse échapper un soupir de soulagement. Mathilde soutient son regard :
- Mais peut-être que cela signifie qu’il est grand temps que tu fasses de ton mensonge une réalité ?
Cette fois, le point d’interrogation est feint et la question clairement oratoire. La jeune femme plonge son regard dans celui de Florence et lui confie, comme un secret :
- Les hommes bien sont si difficiles à trouver…
Le petit sourire qui suit est bourré de sous-entendus. Et la voilà qui tourne les talons, le pas léger et la démarche joyeuse. Songeuse, Florence reste un moment immobile, à contempler le soleil tomber derrière les collines d’Aspremont, comme un gros ballon jaune qu’on enverrait valser de l’autre côté de la route. Et si Mathilde avait raison ?
***
Dans la pénombre du jardin, elle est assise contre l’embrasure de la fenêtre. Pieds nus dans l’herbe, un verre de rosé à la main. C’est une jolie soirée printanière, qui s’étire avec souplesse sous un ciel plein d’étoiles. Il fait encore bon malgré l’heure tardive et la jeune femme a enfilé une petite robe en coton, qui danse autour de ses hanches. Sa silhouette délicate se découpe gracieusement entre ombre et lumière et Laurent se plait à constater que Mathilde est toujours aussi belle. Malgré le temps qui passe, malgré toute cette distance, malgré les mots regrettés et ceux qui ont le don de tout abîmer. Malgré les enfants, la fatigue, la clope, la vie de femme et les soucis du quotidien. Malgré tout, quoi. Malgré lui. Il aime sa peau sucrée, un brin halée par les premiers jours de soleil, le rouge sur ses ongles et ces fines mèches brunes qui s’éparpillent en pagaille sur ses épaules dénudées. Petites sandales argentées abandonnées quelques mètres plus loin, Mathilde a ramené ses genoux sous son menton et elle semble plongée dans une léthargie contemplative qu’il a peur d’interrompre. Coulée en elle-même, noyée dans ses pensées. Les derniers grillons s’éteignent en fond sonore et il flotte dans l’air un petit parfum de jasmin. La pelouse est recouverte de rubans de couleurs et de papiers cadeaux. Tout semble feutré autour d’eux, étrangement calme comparé aux évènements qui ont secoué les heures précédentes. Une sorte de trêve, au-dedans comme au dehors. Un demi-sourire accroché au coin des lèvres, Laurent s’approche de son ex-femme sur la pointe des pieds, comme s’il craignait de la réveiller.
- Hé, dit-il en se plantant à ses côtés, les mains dans les poches.
- Hé, répond-t-elle dans un murmure à peine audible.
Il lui adresse alors un petit regard timide qui demande la permission de s’assoir à ses côtés. Alors elle répond dans un sourire que oui, bien sûr qu’il peut, elle ne mord pas.
- C’était une très jolie fête, lance t-il en se posant à sa droite, vraiment.
- Merci.
- Mais j’étais loin d’imaginer que notre petite Iris était aussi populaire. La moitié des gamins de l’école était là !
Mathilde envoie par-dessus son épaule un petit clin d’œil discret au père de ses enfants.
- Les cancres sont toujours plus sympas que les petites filles modèles, il parait.
- Hum, réplique t-il, espiègle, ça sent le vécu !
- Je dois admettre que je me reconnais beaucoup dans cette gamine.
- Je t’y retrouve beaucoup aussi, constate t-il avec tendresse. Et j’ai du mal à croire qu’elle ait déjà neuf ans !
- On ne va pas avoir le temps de se retourner qu’elle passera son bac…
- Fêtera ça à coup de pintes…
- Prendra la pilule…
- Taguera les murs ?!
- Et aura des ennuis avec la police !!!
Fossettes.
Court silence embarrassé.
Et puis :
- Mathilde ?
Elle lève les yeux…
- Oui ?
… lui les détourne.
- Je suis désolé d’avoir débarqué comme ça, d’avoir gâché tes projets. Et puis cette histoire de poney, c’était…
- Stupide, termine-t-elle à sa place.
- Je voulais juste me faire pardonner mon absence ! proteste-t-il, plus pour se justifier que pour s’excuser.
- Je sais bien Laurent, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Tu ne peux pas jouer les Zorro le temps d’une journée et tout effacer d’un revers de cape…
- J’admire la métaphore !
Petit coup de coude.
- Ecoute, reprend-t-elle, radoucie, je n’ai pas envie de te blâmer. C’est juste que ces choses-là prennent du temps, et on en a tous besoin.
- Crois-moi, j’ai compris la leçon. C’est juste que sur le coup, j’ai eu du mal à accepter d’avoir raté tout ça. Une vraie prise de conscience. Tu sais, quand j’étais loin de vous, je n’arrivais pas à réaliser que vous continuiez à vivre, de votre côté de la planète. C’est comme si votre vie s’était arrêtée au moment de mon départ…
- Comme quand on met sur pause en plein milieu du film, pour aller faire pipi tranquille ?
- Oui, un peu. Sauf que c’était un super long pipi !
Ils répriment un petit rire derrière leurs mains.
- C’est malin, s’amuse Laurent, on a cinq ans d’âge mental.
- Même Iris ne rirait plus de ça…
- Oh, va dire ça à la police !
Dans l’obscurité c’est difficile d’être sûre, mais il croit deviner le joli sourire de Mathilde.
- Bon et toi, comment vas-tu ? Tu m’as beaucoup parlé des filles mais en ce qui te concerne, tu es bien silencieuse.
Tout en parlant, il redessine du bout de l’index les cernes de la jeune femme qui se devinent dans la pénombre.
- Tu as l’air fatiguée.
- Je n’ai pas beaucoup dormi hier, explique-t-elle du bout des lèvres.
- Non, affirme t-il, c’est plus que cela.
Ses paupières se ferment sur un silence qui en dit long.
- Je suis un peu… préoccupée en ce moment, admet-elle finalement. Mais ce n’est rien, se hâte-t-elle d’ajouter, enfin pas grand-chose.
- Préoccupée ?
La jeune femme ne peut retenir un soupir. C’est tellement facile de parler avec lui ! Tout cela semble si naturel entre eux, si familier… tellement « normal ». Comme si l’ordre des choses avait enfin repris son cours.
- Oui, c’est Maximilien. Il… a un comportement étrange avec moi. Je ne sais pas comment expliquer ça. Parfois, on dirait qu’il change de personnalité, ce n’est plus le même homme.
- En même temps, avec ce qu’il a vécu, ce n’est pas étonnant qu’il ait des coups de blues.
Mathilde se redresse d’un seul coup et se tourne brusquement vers Laurent :
- Quoi ?
- Eh bien oui, ce deuil qui n’en est pas un, ça doit être terrible à vivre au quotidien.
- Mais… mais… mais de quoi est-ce que tu parles ?
- De sa sœur, bien sûr.
- Sa… sa sœur ? Qu’est-ce qu’elle a, sa sœur ?
Laurent arque un sourcil et dévisage la jeune femme avec un étonnement sincère :
- Elle est dans le coma depuis plusieurs années. Il ne te l’a jamais dit ?
- Non, constate-t-elle d’une voix brisée.
- Oh, fait seulement Laurent en réalisant qu’il a sans doute gaffé. Je suis navré, je pensais que tu étais au courant…
Mathilde tente de mettre un peu d’ordre dans ses pensées :
- Mais… comment est-ce que tu le sais, TOI ?
- C’est la raison pour laquelle je l’ai rencontré, dit-il simplement.
Eberluée, la jeune femme le supplie de poursuivre d’un geste du menton.
- Tu te souviens quand même que c’est moi qui aie demandé à Maximilien de prendre contact avec toi ? Je m’en suis assez longtemps voulu pour cela !
Elle secoue la tête, abasourdie.
- A l’époque, nous avions encore la maison à Cimiez alors que nous étions en pleine procédure de divorce. Mais toi, tu refusais catégoriquement de la mettre en vente. Je n’avais donc fait aucune démarche pour rencontrer un promoteur mais je continuais à penser que cette baraque représentait des frais inutiles depuis que ni Florence ni moi ni habitions plus. Du coup, lorsque j’ai croisé Maximilien dans les couloirs de l’hôpital, que nous nous sommes mis à échanger autour de la machine à café et qu’il m’a dit qu’il était expert, j’ai trouvé que c’était une alternative intéressante. Il ne s’agissait pas d’entamer quoi que ce soit de définitif mais simplement de faire évaluer les bénéfices que nous pourrions faire en trouvant de bon acheteurs. J’y ai vu une bonne opportunité pour te faire changer d’avis en douceur.
- A l’hôpital ? répète Mathilde, qui commence seulement à comprendre.
- Oui, à l’hôpital, lorsque Morgane…
- … était dans le coma.
Il acquiesce d’un léger signe de tête :
- Dans le même service de réanimation que la sœur de Maximilien, Anna.
Etrangement, Mathilde ne ressent ni peine, ni même colère d’avoir été trompée. Seulement un immense soulagement, comme un poids qui tombe. A vrai dire, elle s’attendait sans doute à pire. Et puis, elle réalise avec une stupeur contenue que la confiance qu’elle semble à nouveau pouvoir accorder à Laurent est terriblement rassurante. Les explications avec Maximilien viendraient plus tard, sans doute… Pour l’instant, elle profite simplement du bonheur d’avoir quelqu’un pour l’épauler ce soir, dans la pénombre effrayante qui s’enroule désormais autour deux.
- Je suis contente que tu sois là, avoue-t-elle en rougissant.
- Same here.
Elle rit.
- Oh oh voyez-vous cela, Monsieur est devenu bilingue ! Contente que ça ait au moins servi à ça.
- Pas qu’à ça Mathilde, corrige t-il d’une voix sourde, ne minimise pas.
Elle mordille sa lèvre inférieure, déçue d’avoir brisé la sérénité du moment. Elle aurait bien aimé que la trêve dure plus longtemps… Mais il semble qu’il ne soit déjà plus question d’éluder les questions qui fâchent.
- Tu as trouvé ce que tu étais allé chercher, alors ?
- Plus que ça. Je me suis retrouvé et ça fait un bien fou.
Elle hésite un bref instant avant de lancer :
- D’après Florence, tu as surtout retrouvé quelqu’un… d’autre.
- Ça t’embête ? demande-t-il, d’une voix chargée d’espoir.
- Pas du tout, répond-t-elle un peu trop vite, il faut croire que je suis juste un peu curieuse.
- Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’en parler maintenant, surtout avec toi. Si vite…
- Comme tu voudras.
- Mais oui, pour l’instant, je me sens bien. Nina est assez étonnante. Pour la première fois depuis des lustres, je…
- Je croyais que tu ne voulais pas en parler ? le coupe-t-elle sèchement, soudain agacée.
Il hausse les épaules, déconcerté. Elle ébauche un sourire crispé.
- J’imagine du coup que le baiser de tout à l’heure était…
- … une très grosse bêtise, je ne te le fais pas dire. Je me suis laissé emballer par l’ivresse de te retrouver. Et j’avais l’impression que seules mes lèvres sur les tiennes pouvaient stopper tes sanglots. Je suis désolé, c’était idiot.
- Pas si idiot que ça…
- D’ailleurs, reprend t-il sans soulever la remarque de la jeune femme, je vais rentrer. Nina m’attend et je sais qu’elle ne fermera pas l’œil tant que je ne serai pas rentré.
Mathilde s’apprête à dire quelque chose mais décide de se retenir, même si beaucoup de questions se bousculent dans sa tête. Comme s’il pouvait lire en elle, Laurent explique :
- Après la fameuse explosion qui semble avoir marqué tout le monde ici, en « métropole », les parents de Nina ont voulu qu’elle rentre en France, pour être en sécurité. Ils ont refusé de continuer à payer ses études tant qu’elle serait en Ethiopie, ils étaient bien trop inquiets. Elle en a beaucoup souffert, elle n’est épanouie que là-bas. Elle a en elle une force naturelle qui la pousse vers les autres, le don de soi est inscrit en elle depuis toute petite. Mais finalement, comme l’ultimatum de sa famille coïncidait avec…
Il s’interrompt net, conscient d’en avoir trop dit, emporté par sa logorrhée.
- Avec quoi ? demande Mathilde, piquée au vif.
Il secoue la tête, se mord la langue et prend une profonde inspiration avant de poursuivre :
- Comme leur ultimatum coïncidait avec les problèmes de santé de Raphaël et que nous avions fini par le décider à rentrer, elle s’est raccrochée à ce prétexte pour me suivre… et s’installer avec moi, à Nice. Tout cela s’est passé très vite.
Mathilde secoue la tête, sans comprendre :
- Raphaël est malade ? s’enquiert-t-elle, soudain blanche.
- Il vient d’être hospitalisé, confirme Laurent d’une voix monotone. On ne sait pas trop à quoi s’attendre pour l’instant. Ses soucis pourraient être dus à beaucoup de choses. Cela pourrait être rien, comme beaucoup. La migraine est encore un symptôme tellement mystérieux pour la médecine ! Il se pourrait qu’il ait une insuffisance cardiaque, dans le pire des cas.
- Qu’est-ce que c’est ? demande la jeune femme, en portant machinalement une main à son cœur.
Les épaules de Laurent s’affaissent alors qu’il se lance dans cette explication qu’il redoutait tant :
- Si il y a insuffisance cardiaque - et seulement si c’était cela car rien de tel n’a encore été prouvé pour le moment - cela voudrait dire que son cœur ne peut plus effectuer correctement son travail de pompe: il n’assure plus le débit sanguin nécessaire au bon fonctionnement des tissus. Il s’ensuit en aval une diminution de la vascularisation sanguine et en amont un encombrement du sang dans le système veineux de retour : la voie vers le cœur droit et celle vers le cœur gauche sont obstruées.
Lorsqu’il arrive à la fin de son monologue, Mathilde sent sa gorge se serrer et réalise que son esprit est tellement embrouillé qu’elle n’a pas compris un traître mot à ce qu’il vient de dire.
- Et en français, demande-t-elle dans un pauvre sourire, ça donne quoi ?
- Qu’il risque de mourir, Mathilde. Très bientôt.
La jeune femme sent la terre s’ouvrir soudain sous ses pieds. Le monde qui ne tourne plus rond. L’air qui vient à manquer. Le cerveau qui s’étrique et les yeux qui piquent. La révélation la frappe en plein dans les côtes et lui coupe le souffle. Elle halète, sans réussir à formuler la moindre phrase avec la bouillie de lettres qui s’entrechoquent dans sa tête. Raphaël, si jeune, si beau, si solide ! L’un d’eux quatre, son vieil ami, indestructible. Son nom et le mot fin ne pouvait pas se retrouver ensemble dans une même phrase, c’était impossible.
Après une lutte acharnée contre elle-même, la jeune femme finit par se laisser aller et s’abat contre le torse de Laurent, les cils délavés par les larmes. Et puis sa voix, malicieuse et éteinte tout à la fois, s’élève dans le silence du soir qui tombe :
- Je suppose qu’on parlera du retour d’Antoine un autre jour, hein ?
Il la serre fort dans ses bras.
* * *
Un simple coup d’œil dans le rétroviseur et Florence remarque avec un sourire comblé que Morgane s’est endormie contre son petit frère, allongée sur la banquette arrière.
Depuis son accident, la petite fille avait des difficultés à baisser la garde dans une voiture et restait la plupart du temps assise bien droite, les doigts crispés autour de sa ceinture de sécurité. Les paupières closes de la fillette signifiaient donc tellement plus que le simple repos bien mérité du guerrier… ou de la princesse en l’occurrence ! Cela voulait dire que Morgane reprenait petit à petit confiance, oubliait ses craintes et allait à nouveau de l’avant. Mais cela voulait dire aussi que les séances de psy à trente euros de l’heure faisaient leur œuvre et que continuer à se priver de la dernière paire de Marc Jacobs avait bien un sens. Et cela présageait bien pour la suite, non ?
Lorsqu’elle se gare le long du trottoir qui borde la villa de Simon, Florence sent son cœur bondir dans sa poitrine. Ce qu’elle s’apprête à faire l’étonne elle-même mais elle sait bien que le moment est venu de s’obliger au bonheur. De lâcher du lest, de desserrer ses doigts de la ceinture de sécurité et d’aller de l’avant, elle aussi.
Elle pense à tout ça en sortant de la voiture, et aussi au fait que la vie est quand même étrangement caustique lorsqu’elle lui conseille de prendre exemple sur la volonté sans faille d’une petite fille de dix ans. Aussitôt, un couplet oublié chanté des années plus tôt par la voix cristalline de Jane Birkin lui revient à l’esprit :
« Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve, que le ciel azuré ne vire au mauve. Penser ou passer à autre chose, il vaudrait mieux. »
Oui, il vaudrait mieux, se convint-elle en accélérant le pas vers le perron, et surtout, il serait grand temps.
Malheureusement, ce qui suit ne ressemble pas du tout à ce que Florence avait projeté dans son imagination débordante, non, pas du tout. C’est une scène comme on en voit souvent dans les téléfilms à l’eau de rose qui repassent en boucle sur M6, les dimanches de pluie : un salon baigné de lumière, un couple qui dîne, qui semble heureux, qui rit. Même quelques bougies viennent ironiquement parfaire le tableau d’un cliché douloureux. De l’autre côté de la fenêtre, une femme seule, dont les yeux clairs sont agrandis par le chagrin, rebrousse chemin à la hâte, son cardigan serré contre sa poitrine. Tout ça est bien trop bête, beaucoup trop bête… Florence se souvient alors des paroles prononcées par Mathilde quelques heures plus tôt et termine la phrase dans un murmure:
- Les hommes bien sont difficiles à trouver… mais tellement facile à perdre !
Une fois de retour dans la voiture, alors qu’elle tente vainement de contrôler les tremblements de ses mains en les bloquant par dessous le volant, Florence devine Hugo tendre les bras vers la fenêtre éclairée de la maison, le regard brillant :
- Papa, papa !
C’était un jour triste ou gai. Il fallait décider.
* * *
Episode 4: Amour, Prozac et autres petits tracas Episode 6: Un arc-en-ciel dans le lavabo