
C’est l’histoire d’un amour qui commence,
d’un autre qui s’achève
et de quelques sourires…
{Image promo’ par Sweet_Caro}
La porte s’ouvre dans un grincement insupportable; la pièce dans laquelle il pénètre est plongée dans une obscurité quasi complète et seul le bruit régulier de l’électrocardiogramme vient troubler un silence pesant. Autour de lui, tout paraît figé dans un temps contrôlé par des appareils rutilants. Il avance le plus discrètement possible dans cette blancheur de rêve, atténuant autant qu’il le peut le chuintement de ses semelles sur le carrelage et s’approche du lit en retenant son souffle. Mais personne n’y est couchée. Les draps blancs sont à peine en désordre et il se fige devant ce vide. Il a l’impression d’être venu jusque-là pour se cogner à cette absence violente.
C’est alors qu’il la remarque. Dos à lui, debout devant la fenêtre, se dessine la silhouette d’une jeune femme. Elle tient les bras croisés devant elle, comme si elle avait froid, et semble perdue dans une contemplation lointaine. Un paysage d’immeubles entassés, de béton désolé.
Fragile et lasse, elle semble se diluer dans le gris du paysage. Lui se tient droit, le visage grave, les mains derrière le dos. Entre eux le silence, et cette absence d’enfant.
Au bout de quelques secondes d’incrédulité, il finit par faire un pas vers elle.
Puis deux.
Puis trois…
Sentant la main de Raphaël se poser sur son épaule, elle se retourne, lentement.
Et Florence sourit, imperceptiblement.
Un bras appuyé sur le rebord de la fenêtre et la main sur le volant, Laurent bat la mesure du bout des doigts en attendant que le feu passe au vert. Alors que les piétons s’immobilisent, il klaxonne avec impatience jugeant le conducteur devant lui bien trop lent à la détente, enclenche son clignotant et s’engage sur l’autoroute. Il baisse alors le son de l’autoradio, attrape son portable au fond de sa poche et compose le numéro de Mathilde pour la troisième fois en moins de dix minutes.
- C’est moi, j’arrive. J’espère que tu n’attends pas depuis longtemps. Foutu répondeur !
Raccrochant dans un soupir excédé, il balance le téléphone sur le siège arrière et jette un regard nerveux à sa montre. Etouffant un juron, il appuie un peu plus fort sur l’accélérateur. Quelques minutes plus tard, il se gare en face d’un café baigné d’une lumière orangée. Il détache sa ceinture tout en attrapant ses clefs, saute de la voiture et en claque la portière d’un geste vif. Se hâtant de traverser la rue, il ne prend même pas la peine de jeter un coup d’œil à la couleur des feux de signalisation. Une fois sur le trottoir d’en face, il s’immobilise le long de la devanture du café le temps de reprendre son souffle. Puis, il pousse la porte en bois au large oculus et entre en balayant la salle du regard.
C’est alors qu’il la remarque, assise au fond de la salle, la tête appuyée contre la vitre sur laquelle ruisselle, en diagonales tremblantes, de fines gouttelettes de pluie. Un journal plié sur la table, elle a posé son menton sur sa main droite et laisse errer la gauche qui dessine au crayon un visage sur la nappe en papier. Il hésite un instant avant de la rejoindre d’un pas incertain. Une fois arrivé à sa hauteur, il pose une main tendre sur les cheveux de sa femme.
- Je t’ai fait attendre ?
- Non, tu es presque à l’heure. Ce n’était pas la peine de risquer ta vie en traversant la rue.
Incrédule, il la dévisage sans comprendre. Elle ne peut s’empêcher de baisser les yeux en sentant ses joues s’empourprer :
- Tu n’étais pas garé que je t’avais déjà repéré…
- Je te manque un peu, alors ? demande t-il avec un air de petit garçon.
- Ça n’a rien à voir, c’est une question d’habitude.
S’installant sur la banquette face à elle, il s’efforce de sourire et d’adopter un air détaché, bien conscient que de tels artifices ne passeront pas inaperçus aux yeux de Mathilde. Elle fait semblant de s’intéresser à un paysage qu’elle connaît par cœur depuis trop longtemps.
- Où as- tu passé la nuit, hier soir ? demande t-elle brusquement, sans quitter la rue du regard.
- A l’hôtel. C’est bien ce que tu voulais, non ?
- Ecoute, soupire t-elle, tout ça n’est pas non plus facile pour moi, surtout étant données les circonstances actuelles, mais il me semble que dans notre situation, il est plus raisonnable de…
- Je sais, ne te fatigue pas, c’est mieux comme ça.
Le visage figé dans une expression à la fois enfantine et grave, elle approuve d’un petit signe de tête alors qu’il s’empresse de changer de sujet.
- Où sont Iris et Lucie ?
D’un geste du menton, elle lui indique l’autre côté de la salle où il aperçoit les petites filles, toutes deux perchées sur un des hauts tabourets en bois qui s’alignent le long du comptoir. Une coupe de glace posée devant elles, léchant de temps à autre leur cuillère avec gourmandise, les fillettes semblent en grande conversation avec le barman qui les écoute d’une oreille distraite. Elles ont du chocolat plein les doigts.
- Tu crois qu’elles essayent d’obtenir une ristourne ?
- Je crois surtout qu’elles préparent un mauvais coup, répond la jeune femme en esquissant un sourire, tu devrais y aller.
Acquiesçant d’un hochement de tête, il s’apprête à se lever mais elle le retient par la manche.
- J’ai besoin que tu les gardes jusqu’en début de soirée, je peux compter sur toi ?
- Mathilde…
- Ça ne m’enchante pas non plus, mais j’ai eu un petit imprévu au boulot et j’ai pensé que tu pourrais t’en occuper quelques heures de plus.
- On avait dit pas plus tard que dix-sept heures !
- Je suis désolée, tranche t-elle d’un ton sec, mais je ne pourrai pas me libérer avant dix-neuf heures.
Elle se lève alors en cherchant son sac des yeux. Lui, envahit par une colère sourde, laisse passer quelques secondes avant de demander avec une soudaine brutalité :
- Et les miens ?
- Pardon ?
- Mes imprévus à moi, Mathilde, est-ce que tu y as pensé ?
- De quoi tu parles ? demande t-elle sans comprendre.
- Je parle de mon emploi du temps, de mes obligations, de mon boulot, de mes horaires… De moi, quoi !
La jeune femme se laisse retomber sur la banquette.
- Où veux- tu en venir exactement ? demande t-elle en pinçant les lèvres.
- Au fait que, moi aussi, j’avais un planning pour ma journée figure toi et que tu n’as pensé qu’à toi, comme d’habitude.
Regrettant immédiatement cette dernière remarque, Laurent secoue la tête :
- Attends, ce n’est pas ce que je voulais dire.
- Bien sûr que si, réplique t-elle en détachant bien chacune de ses syllabes, sinon tu ne l’aurais pas dit.
- Je…
- Tu me reproches à moi, d’être égoïste ?
Il hésite un instant puis articule d’une voix incertaine :
- Pendant quinze ans en gardant si bien ton petit secret, tu n’as déjà fait que penser à toi et aujourd’hui tu continues…
Elle baisse les yeux et marque un temps de silence, quelques secondes avant de relever la tête pour le regarder :
- Excuse moi, persifle t-elle, tu me parles ou tu couches avec une autre ?
- Mathilde !
- Quoi ? J’ai bien le droit de te reprocher d’avoir détruit notre couple moi aussi ! C’est donnant-donnant mon amour…
- Ça n’a strictement rien à voir, soupire t-il en haussant les épaules, cette nuit avec Florence n’a été que le résultat…
- D’une nuit d’ivresse sans conséquence, j’ai déjà entendu ça un bon millier de fois et ça devient franchement pénible. Je préfère encore te laisser avant que cela dégénère, tranche t-elle en attrapant son sac.
- C’est vrai que c’est toujours plus facile de partir…
- Comment peux-tu me reprocher cela, s’indigne t-elle, jusqu’à preuve du contraire, c’est toi qui m’as demandé de partir !
- Oui, quelques jours !
- Je… Tu es d’une mauvaise foi à toute épreuve ! J’ai l’impression de ne plus…
Sans réussir à achever sa phrase, elle se lève à nouveau, la gorge serrée. D’une main tremblante, elle pose un billet de dix euros pour régler l’addition et enfile nerveusement son manteau. Elle se penche vers lui et le fixe avec colère dans les yeux :
- Je serai de retour à seize heures puisque tu y tiens tant. J’annulerai mon rendez-vous et je viendrai chercher mes enfants puisque tu es apparemment incapable de t’en occuper plus de deux heures d’affilées… Mais, Laurent, le jour où les papiers du divorce seront signés et que j’aurai obtenu la garde de nos filles, ne viens jamais te plaindre de ne pas passer assez de temps avec elles, ne viens jamais me les réclamer en dehors des jours qui te seront accordés parce que, crois- moi, je ne serai pas conciliante, est-ce que tu m’as bien comprise ?
- Ecoute…
- Non, toi écoute -moi ! Ce jour-là, le jour où elles te manqueront à en crever et ce jour là seulement, je te permettrai de me dire que je ne pense qu’à moi.
- Je t’en prie… On s’était promis de ne jamais en arriver là…
- Il y a bien d’autres promesses que nous n’avons jamais tenues, murmure t-elle avant de tourner les talons.
En la regardant disparaître au milieu de la foule qui se presse sur le boulevard, il sent la terre se dérober sous lui, sentiment d’un étrange vertige qui s’installe et le rend plus imparfait encore alors qu’il voudrait tant être présent.
Dans le cendrier, sa cigarette vient de s’éteindre.
Il n’est pas encore dix heures et la cour du collège est presque vide. Seuls quelques retardataires pressent le pas entre les feuilles mortes qui virevoltent. Assise sur un banc, Diane, elle, ne semble pas prête à retourner en classe. Les jambes repliées sous le menton, la tête appuyée sur les genoux, les yeux mi-clos, elle laisse le vent soulever ses boucles blondes. Quelques minutes plus tard, la main de Claire sur son épaule lui fait ouvrir les yeux. La jeune fille s’assoit à côté d’elle et la regarde avec un mélange d’inquiétude et de tristesse voilée.
- Diane, est-ce que ça va ? demande t-elle à voix basse.
- Je crois, répond doucement celle-ci.
- Tu m’as fait peur, tu sais; même le prof n’en revenait pas. Il faut dire que ce n’est pas vraiment ton genre de quitter la classe en plein cours !
- Je n’y retournerai jamais, s’emporte Diane les yeux pleins de larmes, je me suis humiliée devant tout le monde !
- Ne dis pas de bêtises, dit Claire en lui caressant les cheveux d’un geste gauche, ils comprendront.
- Ils comprendront quoi ? J’ai rien envie d’expliquer, moi, rien du tout, j’ai pas envie que tout le monde me plaigne et que tout le monde sache que…
Ne parvenant pas à achever sa phrase, l’adolescente détourne vivement le visage. Dans un soupir, Claire l’attire contre elle et passe un bras protecteur autour de ses épaules.
- Tes parents se séparent, c’est normal que tu en souffres.
- Si seulement il n’y avait que ça… ça, c’est un petit blues d’enfant choyé parfaitement banal, la vie continue, pas de quoi en faire un plat.
- Alors qu’est-ce qu’il y a ?
- Je n’ai pas très envie d’en parler…
- Tu ne peux pas toujours tout garder pour toi, tu sais. Dianette, si tu refuses même de me parler à moi, à qui vas- tu te confier ?
Voyant que Diane ne réagit pas, la jeune fille reste quelques minutes silencieuse comme pour chercher les mots qui correspondraient le mieux à ce qu’elle voudrait dire. Finalement, elle esquisse un petit sourire :
- Et puis, si tu gardes tes problèmes pour toi, ça va te stresser. Et nous savons toutes les deux que le stress provoque souvent d’importantes poussées d’acné chez les adolescents. Or, tu ne veux quand même pas te retrouver avec une pustule grosse comme un bigarreau au milieu du pif la prochaine fois que tu croiseras Romain alias Super Canon, si ?
- N’importe quoi !
- Ne me prends pas pour une quiche, j’te connais par cœur et j’ai très bien vu qu’il te plaisait ce petit !
- Personne ne me plaît, arrête avec ça, bougonne l’adolescente, et puis de toute manière il ne sait même pas que j’existe alors…
- Si c’est vraiment ce que tu crois, s’exclame Claire avec une jovialité communicative, j’ai une nouvelle qui va te mettre de bonne humeur illico presto !
Soulagée que son amie change enfin de sujet, Diane ne parvient pas à dissimuler un sourire. Lui jetant un regard sceptique, elle hausse les épaules :
- Je m’attends au pire !
- Tu te souviens que Super Canon joue de la guitare ?
La jeune fille acquiesce d’un hochement de tête rapide en feignant soudain de regarder ailleurs. Son amie s’assoit en tailleur sur le banc, les yeux brillants :
- Eh bien, figure toi que mon frère et lui veulent monter un groupe de rock. Romain jouera de la guitare et Willy de la batterie. Seulement, il leur manque un piano… Un piano et une chanteuse.
- Oh! non, non, je t’arrête tout de suite, réplique Diane d’une voix ferme, ça fait des mois que je n’ai pas touché à mon piano et je ne tiens absolument pas à …
- C’est lui qui a pensé à toi, pas moi ! Et puis, réfléchis Droopy, ça pourrait être super ! J’ai déjà accepté de faire des essais pour le chant, tu ne serais pas toute seule. Faire partie d’un groupe, c’est la meilleure façon de devenir populaire au lycée !
- Tu ne crois pas que je suis assez populaire pour aujourd’hui ? ironise Diane en se levant.
- Oh Dianette, sois chou, dis oui !
La jeune fille secoue la tête, glisse son sac à dos sur son épaule et tire son amie par la main :
- Allez, debout Britney, c’est l’heure de retourner en cours !
Aujourd’hui, et pour la première fois depuis leur naissance, Laurent se sent mal à l’aise en présence de ses filles. Ces derniers temps, il a déjà fait plusieurs fois la douloureuse expérience des aléas de l’adolescence à cause des sautes d’humeur de sa fille aînée mais il ne lui était encore jamais arrivé de se retrouver démuni avec Iris et Lucie. Les petites filles, assises en tailleur sur la banquette de ce même café que leur mère vient de quitter, semblent bien décidées à obtenir des réponses. Et lui, pour la première fois depuis leur naissance, ne sait pas quoi leur dire.
- Est-ce que maman est fâchée contre toi ?
- Et est-ce que tu vas revenir à la maison ?
- Pourquoi on n’ a pas le droit de voir Morgane ?
- Est-ce que c’est notre faute si Florence a déménagé ?
- Si tu n’habites plus avec nous, on pourra quand même te voir quand on veut, dis ?
- Maman et toi vous êtes plus amoureux mais est-ce qu’on peut aussi tomber désamoureux de ses enfants ?
- Si vous divorcez, est-ce que tu vas te remarier et avoir d’autres enfants ?
- Est-ce que je peux avoir un poney pour mon anniversaire ?
A cette dernière question, Laurent esquisse un sourire :
- Quoi ?
- Ben oui, explique Iris le plus naturellement du monde, Juliette Gayet m’a dit que quand ses parents ont divorcé, comme ils ne voulaient pas qu’elle soit triste et ben, ils lui disaient oui pour un tas de trucs…
- Tu diras à Juliette Gayet qu’elle a bien de la chance.
- Oui, et en plus, elle avait tout en double puisqu’elle avait deux maisons.
- Ah! Et alors ?
La petite fille fait tourner sa barbie en la tenant par les cheveux. Doucement, elle en arrive là où elle veut en venir.
- Même qu’ils lui ont dit oui quand elle a demandé d’avoir la caravane de barbie.
- Si tu veux la caravane de barbie, s’amuse t-il, on peut négocier.
- Mais on a déjà la caravane de barbie, proteste Lucie qui n’a visiblement rien compris.
- Je sais. C’est pour ça que je voudrais autre chose.
- Tu voudrais quoi ?
Levant les yeux vers son père, la gamine articule lentement :
- Je serai beaucoup moins triste si j’avais un poney.
- Merci d’être venu si vite, murmure Florence, tu ne peux pas savoir ce que ça représente pour moi.
Raphaël hausse les épaules et balaie les compliments de la jeune femme d’un revers de main.
- Alors, où est-elle ?
- J’étais simplement venue ici pour récupérer quelques affaires, elle est en salle de réveil maintenant. Tu veux la voir ?
Il acquiesce d’un signe de tête en la laissant passer devant lui.
- Viens, dit-elle en glissant sa main dans la sienne.
Au contact de sa peau, il ne peut s’empêcher d’avoir un mouvement de recul.
- Ça te dérange ?
- Ça m’étonne, c’est tout. Je ne pensais pas que tu aurais encore envie de me donner la main.
- Je n’ai plus envie de rien, répond t-elle en ouvrant la porte, surtout pas d’être seule.
Lui trouve ça un peu étrange de traverser cet interminable couloir, trop blanc pour être vrai, en la tenant par la main. Mais il ne la lâche pas pour autant, laissant sa paume douce et humide effleurer la sienne. Finalement, elle lui échappe pour appuyer sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Une fois à l’intérieur de la cabine, la jeune femme garde les yeux baissés alors qu’il l’observe à la dérobée. Même s’il refuse de se l’avouer, il a du mal à cacher sa déception : il y a trois ans, il avait laissé derrière lui une jeune femme pétillante et légère, aujourd’hui il ne retrouve que son ombre. Bien sûr il sait qu’elle est inquiète, malheureuse, abattue même. Pourtant, il lui semble que la tristesse qu’il peut déceler dans son regard vient de plus loin encore.
Les étages défilent en même temps que leurs silences et il ne peut retenir un soupir de soulagement lorsque les portes s’ouvrent à nouveau, les arrachant enfin à cette proximité muette.
- C’est ici, dit-elle en lui indiquant le bout du couloir d’un geste du menton, tu veux que je t’accompagne ?
- Si ça ne t’embête pas, je préférerai y aller seul…
Elle hausse les épaules, visiblement blessée.
- Je te retrouve au restaurant du coin de la rue dans vingt minutes, dit-il doucement, d’accord ?
Elle acquiesce en baissant à nouveau les yeux et ils restent ainsi, debout l’un en face de l’autre, incapables de prononcer le moindre mot, la moindre parole réconfortante. Elle, tordant ses mains et, lui, fixant inlassablement le bout de ses chaussures. Quelques interminables secondes passent encore avant qu’elle ne se décide à tourner les talons. Il la regarde s’éloigner quelques instants encore et ne pousse la porte de la chambre que lorsqu’elle s’engouffre à nouveau dans l’ascenseur.
Alors qu’il s’approche du lit, il sent son cœur se serrer. Le visage de Morgane est enfoui sous les draps et il doit en soulever un coin pour pouvoir le détailler. De petites tâches de rousseurs se dessinent sur ses joues aux rondeurs encore enfantines et ses longs cils noirs semblent posés sur ses yeux désespérément clos. Il la reconnaît avec une certitude qui l’ébranle. D’un revers de manche il essuie les larmes qui roulent sur ses joues. Elle a l’air si fragile, si faible, si petite… D’une main hésitante, il caresse le bras de la fillette et croit deviner un frisson sous ses doigts.
Il considère la petite fille avec un drôle de mélange de tendresse et d’amusement. Sa main de papa fait tout le tour de la sienne et Lucie le tire de toutes ses forces vers le rayon des poupées. Iris cavale devant eux en arborant fièrement son tee-shirt rose fuchsia sur lequel on peut lire: «Je suis une fille, j’ai toujours quelque chose d’intéressant à dire ». Les « converses » en taille trente deux sont aussi roses que le tee-shirt. Il a toujours admiré la faculté de sa femme à habiller leurs filles à la pointe de la mode sans jamais les rendre vulgaires. Dans la cour de récré, c’est toujours elles les plus craquantes, ça, c’est certain.
- Allez viens, papa, viens voir !
Des centaines de poupées s’étalent sur des étagères en plastique blanc et des slogans aux couleurs criardes attirent son regard : « Super ! Le nouveau cabriolet des Bratz Boys emmène tes Bratz faire du Shopping sur Hollywood Boulevard ! » Alors qu’il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire, les fillettes s’accroupissent et détaillent la marchandise avec beaucoup de sérieux :
- Elle est sympa celle-là, mais ses chaussures sont vraiment moches et elle n’ a même pas de tenue de rechange ! Alors que celle là, elle en a une et en plus elle a un chien.
- Oui mais moi, j’aime mieux la blonde, proteste Lucie en affichant une moue boudeuse.
- Papa, laquelle tu préfères, dis ?
Laurent est horrifié : les poupées qui s’alignent sous ses yeux ressemblent plus à des espèces de poufs siliconées et moulées dans des pantalons synthétiques à paillettes qu’à des jouets pour enfants.
- Euh… Et la petite fille là, avec sa baguette magique, elle vous plaît pas ?
- Elle est naze, s’indigne Iris en secouant la tête.
- Et si on achetait plutôt une voiture pour les Barbies que vous avez déjà ?
- Mais noooon, celles qu’on a déjà sont trop nulles !
- Nous ce qu’on veut, c’est des Bratz. Tout le monde en a à l’école, sauf nous, s’il te plait !
- Et qu’en pense maman ? demande t-il avec méfiance en attrapant une des poupées devant lesquelles ses enfants s’émerveillent.
Iris hausse les épaules :
- Pff, elle dit qu’elles sont horribles mais c’est même pas vrai, elles sont trop belles !
- Je suis d’accord avec elle, je crois que je préférerais encore t’acheter un poney. Tu pourrais faire bisquer cette chochotte de Juliette Gayet comme ça.
- Oh ouiiiii !
- Non, non, je plaisantais ! Va pour une Batch chacune.
- Une B-r-a-t-z , corrigent les petites filles en chœur avant de se précipiter vers les caisses en sautillant.
- Une Bratz, répète Laurent sans pouvoir retenir une grimace, une Bratz…
Une fois les jouets payés, il doit user de tout un tas d’arguments pour dissuader les fillettes d’ouvrir la boîte en carton en plein milieu de la rue et pour les faire patienter jusqu’à la voiture pour jouer avec. Et puis il se dit que, finalement, ce n’est pas si mal de gâter un peu ses enfants si c’est pour qu’ils soient un peu moins tristes. La vérité sort parfois de la bouche des enfants.
Ou de celle de Juliette Gayet en l’occurrence.
- Café ?
- Non, coca s’il vous plaît.
Florence le boit à petites gorgées. Elle est accoudée dans un café à quelques mètres de l’hôpital, en face du restaurant où Raphaël doit la rejoindre. Et elle l’attend, comme toujours.
Les deux mains posées bien à plat de chaque côté du verre, elle ferme les yeux et respire lentement en essayant vainement de calmer les battements de son cœur. A ce rythme-là, il va les entendre à plus d’un kilomètre, c’est sûr ! Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’il est plus de treize heures: s’il n’est pas là dans cinq minutes, elle s’en ira. Ses lunettes noires sur les yeux, son manteau serré contre sa poitrine, elle dévisage les passants à travers la vitre du café, crevant de trouille à l’idée qu’il ne vienne pas… ou à l’idée qu’il vienne, elle ne sait plus vraiment. Le dépit combat en elle la curiosité et le chagrin le goût de l’aventure. Des larmes brillent dans ses yeux. Derrière elle, la radio bourdonne et la voix de France Gall s’échappe des enceintes posées en équilibre sur le bord du comptoir.
« Voilà le jour qui se lève. Qu’est-ce que ça peut faire s’il pleut? Je me souviens de mon rêve, j’ai de la musique dans les yeux…
Autour d’elle, la vie fourmille: ici, un petit garçon en rollers, là un couple de vieux amoureux se promène sans se lâcher la main, là-bas, deux bonnes femmes trop bronzées pour être naturelles promènent un minuscule chihuahua avec un collier doré. Florence sourit en pensant qu’il est aussi laid que celui de Paris Hilton. C’est tout de même étrange les pensées qui vous viennent à l’esprit quand vous êtes épuisée.
Angoissée.
Dévastée.
Y’a mille façons de mourir, une seule façon d’être heureux. Et c’est la seule chose qui compte…
Une petite fille entre dans le bar, pendue au bras de sa mère. Elle doit avoir l’âge de Morgane. Ou peut-être un peu moins… La fillette sautille jusqu’au comptoir et commande un verre de jus d’abricot alors que sa mère s’éloigne pour téléphoner.
- Avec une paille rose s’il vous plaît ! demande t-elle avec un sourire mousseux.
Le serveur lui adresse un clin d’œil en lui tendant sa boisson :
- Et voilà, Mademoiselle !
Ecoute le bruit de la vie, regarde c’est de la magie…
Florence les déteste, tous, avec leur foutue légèreté et leur insouciance à toute épreuve. Refoulant des larmes amères, elle attrape son manteau et se lève avec tant d’empressement qu’elle manque d’en renverser sa chaise. Le serveur l’observe du coin de l’œil depuis son comptoir:
- Peut-être qu’il a eu un empêchement…
- Pardon ?
- Ce n’est pas un monsieur que vous attendez avec autant d’impatience ?
- Je…
- Si j’étais lui, s’exclame t-il en posant sur elle un regard malicieux, je serais déjà là, croyez moi ma p’tite dame!
Alors qu’elle s’apprête à lui expliquer sans ménagement qu’elle n’est dans ce bar miteux que parce que sa fille est logée en face, au fond d’un sordide couloir d’hôpital, et qu’elle se contrefiche royalement de ce qu’il peut croire, dire ou penser et encore plus de ses coups d’œils intempestifs et de sa technique de drague plus lourde qu’une armée de manchots, l’arrivée de Raphaël la pousse à se contenter d’un sourire poli.
Son reflet danse dans le miroir derrière les bouteilles et elle sent ses jambes se dérober sous son corps. Tremblante, elle se rassoit un instant sans pouvoir détacher ses yeux de lui.
- Raphaël, murmure t-elle sans même s’en apercevoir.
La seule chose qui compte… »
Il s’adosse contre le mur du restaurant, son portable à la main. Elle se retourne, presque malgré elle, et se mord la lèvre pour s’empêcher de sourire. Ses cheveux, un peu plus long que dans sa mémoire, lui donne un petit air de baroudeur qui n’est pas là pour lui déplaire. A ce léger détail près, il ressemble en tout point à ce qu’il était la dernière fois qu’elle l’a vu: la petite flamme qui danse dans ses yeux, le sourire charmeur, la main qu’il passe nonchalamment dans ses cheveux… Chaque geste, chaque mouvement, chaque regard la ramène des années en arrière. Il est là, si près d’elle et si loin à la fois.
Tout, elle reconnaît tout. Elle devine tout.
Elle fume une dernière cigarette, paye sa consommation et traverse la rue. Les mains dans les poches et les poches croisées sur le ventre. Il se redresse en la voyant s’approcher.
Incapable de faire un pas de plus, elle s’immobilise, les mains moites. Pendant son absence, elle ne l’a pas idéalisé. Là, debout devant elle, les bras ouverts et le regard incertain, elle le trouve encore plus beau que dans ses souvenirs. Il porte un jean un peu large et une veste en cuir ouverte sur un pull-over noir. De légers cernes se dessinent sous ses yeux bleus.
- J’ai eu peur, articule t-il en esquissant un sourire, j’ai bien cru que tu ne m’avais pas attendu.
Elle hausse les épaules, les traits tirés :
- J’ai hésité. Et puis, je suis restée… Comme d’habitude…
Il l’attrape par le bras, comme pour la faire taire:
- J’ai réussi à croiser le médecin dont tu m’as parlé, dit-il doucement, les nouvelles sont plutôt rassurantes et ils sont optimistes. Ils pensent qu’elle pourrait se réveiller dans les heures à venir.
- Mais pourquoi, s’emporte t-elle, pourquoi ne m’a t-on pas dit ça, à moi ?
- J’imagine qu’ils ne voulaient pas trop s’avancer, mais comme ils me connaissent…
- Laisse-moi deviner, persifle t-elle avec un petit sourire narquois, eux aussi ont entendu parler de tes miracles ?
- Pardon ?
Elle a presque envie d’en rire. A vrai dire, il vaudrait mieux. Pendant un court instant, elle se sent un peu pathétique: en France, les résultats des dernières opérations chirurgicales du Shriners Hospital ont fait les gros titres des revues médicales dont la jeune femme n’a jamais réussi à se désabonner.
- Laisse tomber, soupire t-elle, on y va ?
- Où ça ? demande t-il interloqué.
- Chez toi, chez moi: peu importe. On sait tous les deux comment tout ça va se finir, alors ne perdons pas de temps en politesses inutiles, d’accord ?
C’est au tour de Raphaël de s’immobiliser. Il la regarde en plissant les yeux. Elle croit y déceler une lueur de tristesse.
- Pourquoi es tu si dure ?
- J’ai appris à le devenir, dit-elle d’un ton grave, il fallait bien que je me protège.
- De quoi ?
- Mais, de toi Raphaël, de toi…
Il baisse les yeux, cherche ses mots.
- Je t’invite à déjeuner, d’accord ? propose t-il, toujours sans la regarder.
Elle le suit comme un zombie et ils franchissent les portes du restaurant épaule contre épaule. Derrière un comptoir, une jeune fille leur sourit :
- A quel nom Messieurs Dames ?
- Nous n’avons pas réservé, avoue Raphaël en répondant à son sourire, mais je m’appelle Raphaël Forester et je suis certain que vous allez nous trouver une petite place.
- Je vais voir ce que je peux faire, dit-elle en étouffant un petit rire.
- J’ai une entière confiance en vous, mademoiselle.
Alors que la jeune fille s’éloigne vers l’arrière salle, Florence secoue la tête :
- Tu n’arrêtes jamais ?
- Quoi ?
- De fricoter avec tous les jupons qui sont à ta portée !
- Je ne fricote pas, rétorque t-il avec malice, je sais user de mes charmes pour obtenir ce que je veux, nuance !
Alors qu’elle lève les yeux au ciel et s’apprête à répliquer, la jeune fille réapparaît :
- Par ici, dit-elle en leur faisant signe de la suivre.
Raphaël se penche à l’oreille de sa compagne qui se raidit:
- Et ça paye, murmure t-il.
La table où la serveuse les installe est un peu à l’écart des autres, près d’une fenêtre donnant sur un petit jardin.
- La table des amoureux, précise t-elle en adressant un clin d’œil appuyé à Raphaël.
Pendant quelques minutes, ils se dévisagent et se disent des foules de choses en silence.
Ils se parlent de Morgane, bien sûr, des distances, de la jeunesse, de certains souvenirs, de la solitude, du temps qui passe, du bonheur de se retrouver malgré les circonstances et de tout ce qui a changé sans prononcer un seul mot. Elle allume une nouvelle cigarette et lui sourit enfin en recrachant sa fumée. Il a envie de lui parler mais il a tellement de choses à lui dire qu’il ne sait pas par où commencer. Et puis, sa beauté ravagée par les larmes l’intimide affreusement.
- Je ne suis pas là pour la sauver, Flo.
Elle laisse passer un instant de silence. Le temps de lever les yeux vers lui et de plonger son regard dans le sien :
- Je sais et je ne te demande rien, dit-elle en posant sa main sur la sienne, excuse-moi.
Il se dégage avec une douce fermeté et détourne aussitôt le regard pour qu’elle ne puisse y voir la tristesse et le désarroi qui viennent envahir ses yeux. Un sentiment de solitude comprime son cœur. Il a l’impression d’être assis face à une étrangère. Comment ont-ils pu en arriver là, eux ? Etre tout à la fois aussi proches et aussi éloignés, c’est absurde.
D’une main nerveuse, elle écrase sa cigarette encore incandescente dans le cendrier qu’elle a piqué sur la table la plus proche et, sans le regarder, elle murmure :
- Il y a quelque chose qu’il faut que je te dise.
- Oui ?
- Non, ne prend pas cette voix légère: c’est trop important. Si je ne te le dis pas, je ne pourrais jamais te regarder à nouveau dans les yeux.
Elle inspire profondément et plonge un regard sombre dans le sien :
- Quand tu es parti, j’étais enceinte.
Enroulée dans une couverture en laine, Mathilde somnole depuis deux bonnes heures lorsque la sonnerie du téléphone la sort de sa torpeur. Elle ouvre lentement les yeux et met quelques minutes à reprendre ses esprits. Ses mains tremblent et elle est incapable d’attraper son portable.
Elle grelotte.
Elle étouffe.
Sa sueur l’enveloppe dans un linceul glacé. Percluse de courbatures, elle parvient à poser ses deux pieds sur le sol dans un effort surhumain. Une fois debout, elle est prise de vertiges et doit se tenir au mur pour avancer jusqu’à la salle de bain. Le carrelage de la pièce lui semble glacial. Les yeux encore à demi-clos, elle ouvre le placard à pharmacie et tâtonne à la recherche d’une aspirine. Elle fait tomber plusieurs boîtes de médicaments et sent ses jambes se dérober sous son corps.
Pas d’aspirine. Pas un seul satané médoc capable de lui faire baisser la fièvre. A bout de nerfs, elle décide de se faire couler un bain. Alors que l’eau remplie peu à peu la baignoire, elle se déshabille, se glisse dans l’eau brûlante et ferme les yeux pour pleurer d’épuisement.
Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’il est presque dix-sept heures. Il est déjà en retard sur le programme qu’il s’est fixé et n’arrivera certainement pas assez tôt au bureau pour réussir à boucler le dossier qu’il s’est pourtant promis de terminer avant la fin de l’après-midi. A coup sur, il sera juste à l’heure pour son rendez-vous étant donné que pour couronner le tout la pluie s’est mise à tomber, faisant redoubler le flot des automobilistes. Ne pouvant retenir un soupir excédé, il essaye une nouvelle fois de joindre Mathilde, sans succès. Il est pourtant certain qu’ils avaient rendez-vous ici. C’est bien ce qu’elle a dit, non ? Il a dû mal à saisir ce qui a bien pu lui échapper dans la phrase « Je serai de retour à seize heures ». Mathilde avait certes l’habitude d’être un peu en retard, comme la plupart des femmes, mais pas autant, pas sans prévenir.
Un peu plus, et il s’inquiéterait…
- Papa, demande Iris en tirant son père par la manche, je peux aller faire du toboggan ?
- Quoi ?
- Le toboggan, là…
Suivant du regard ce que sa petite fille lui montre du doigt, Laurent s’aperçoit avec étonnement qu’il n’avait jamais remarqué qu’un jardin d’enfant s’étendait de l’autre côté de cette rue qu’il emprunte pourtant plusieurs fois par semaine. Il s’amuse du regard nouveau que les enfants peuvent avoir sur ces lieux que l’on pense connaître par cœur. Il s’agenouille pour se mettre à la hauteur d’Iris et, d’un doigt attire vers lui son menton :
- Je voudrais bien que tu en fasses, mais il pleut.
- Et alors ? dit-elle.
- Tu vas être trempée !
- Si on devait s’arrêter de faire tout ce qu’on veut parce qu’il pleut, on ne ferait plus rien !
- Tu ne veux pas plutôt manger quelque chose en attendant maman ?
La fillette secoue la tête avec détermination, nullement intéressée par la nourriture. Seul le grand toboggan rouge à l’extérieur du bâtiment semble retenir son attention. Laurent a beau insister, elle reste silencieuse, le regard perdu de l’autre côté de la fenêtre.
- Si je me laissais glisser dessus, peut-être qu’en arrivant en bas, tout serait de nouveau comme avant. C’est comme ça dans mes rêves, je suis sûre que si j’y pense très fort, ça peut marcher.
Il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire. Il a déjà brisé suffisamment de rêve comme ça ces derniers temps, non ? Tout en s’excusant auprès de la serveuse, il repose les menus et sort du café en tenant ses filles par la main. La pluie semble avoir redoublé d’intensité et déjà de grandes flaques se forment sur le passage piéton. Alors que Lucie s’amuse à sauter par-dessus, Iris saute dedans sans ménagement. Lui marche d’un pas volontaire dans chacune d’entres elles, laissant parfois l’eau submerger ses chaussures. Une fois au bas de l’échelle, il prend Iris dans ses bras et la pose sur le troisième échelon du toboggan.
- Fais attention, hein ?
- Promis, p’pa !
Elle gravit les barreaux un à un, ne prêtant nulle attention aux bourrasques de vent. Il la devine heureuse, croyant un instant à la magie du moment. Lucie serre un peu plus fort la main de son père :
- Tu crois que je devrais faire du toboggan, si je veux que mes rêves se réalisent ?
- Toi, tu ne t’en vas pas, tu restes là, toujours, avec moi…
- Promis mon papa…
Au bas d’un grand toboggan rouge aux couleurs estompées par la noirceur du ciel, un homme trempé tenant une petite fille blonde par la main, attend une enfant qui glisse, yeux fermés, pour que son rêve devienne réalité. Et, chaque fois, il la récupère, la serre tout contre lui, et la replace sur le troisième barreau de l’échelle.
Au bout de quatre ou cinq tentatives, Iris hausse les épaules en lui prenant la main :
- Il faut rentrer à la maison maintenant, dit-elle en l’entraînant vers la voiture, pour voir si ça a marché.
En s’installant à l’arrière à côté de sa petite sœur, elle s’approcha de son oreille :
- C’était bien quand même…
Cette fois-ci, c’est la sonnerie de la porte d’entrée qui la réveille. Mathilde entrouvre doucement les paupières, attrape son peignoir et sort de l’eau devenue tiède. Elle traverse le couloir à petits pas et regarde à travers l’œil de judas avant d’ouvrir la porte :
- Ben alors, s’exclame Laurent, hésitant entre colère et soulagement, ça fait une heure que j’essaye de te joindre !
Elle ne répond pas, tourne les talons et se dirige vers le salon. Il se pousse pour laisser entrer les filles dans la maison et claque la porte derrière lui :
- Montez dans votre chambre, je dois parler avec maman.
Alors qu’Iris grimpe déjà les marches quatre à quatre, Lucie reste un instant silencieuse en bas de l’escalier :
- C’est ma faute, dit-elle d’une toute petite voix, moi aussi j’aurai dû faire du toboggan.
Esquissant un sourire, Laurent ébouriffe les cheveux de la petite fille d’un geste si spontané que celle-ci sourit à son tour, malgré elle.
- Voyons ma Lulu, ça n’a rien à voir, assure t-il d’une voix douce, papa et maman doivent seulement discuter, vas vite rejoindre ta sœur, d’accord ?
Visiblement rassurée, la fillette acquiesce d’un hochement de tête en montant à son tour. Laurent retourne vers le salon et trouve sa femme recroquevillée sur le canapé, enroulée dans une couverture polaire. Il s’agenouille à ses côtés et la dévisage, inquiet.
- Ça ne va pas?
- Pas trop… Je… J’ai dû annuler mon rendez-vous… Je ne me sentais pas très bien… Je… je suis désolée de ne pas être venue récupérer les filles…
- Ce n’est pas si grave, assure t-il en lui prenant la main avec douceur, mais tu es bouillante ! Tu as pris une aspirine ?
- … pas trouvé.
- Tu as mangé quelque chose ?
- … pas faim.
Il secoue la tête en signe de désapprobation. Il lui dit qu’elle aurait dû le prévenir, qu’il l’a attendu plus d’une heure, qu’il s’est fait un sang d’encre à cause de cette pluie en imaginant qu’elle aurait pu avoir un accident et que c’est impossible qu’il n’y ait pas d’aspirine dans une maison avec trois enfants. Il se précipite ensuite dans la salle de bain et fouille à son tour dans le placard à pharmacie et en revient quelques minutes après avec une aspirine qu’il l’aide à prendre. Puis, il lui chauffe un bol de soupe qu’il la force à avaler en la soutenant. Dès la dernière gorgée, elle se laisse retomber entre les coussins du canapé.
- Tu ne serais pas mieux dans ton lit ? demande t-il en mettant ses mains sur ses hanches.
- … pas le courage de me déplacer…
Il soupire.
- Allez, viens.
Il passe un bras sous sa nuque, l’autre sous ses genoux et la soulève aussi délicatement que possible. Elle laisse aller sa tête contre son épaule et lui sourit :
- Comme un Prince Charmant.
Il l’embrasse sur les cheveux. Une fois dans la chambre, il la glisse doucement sous l’édredon. Sur la table de nuit, il pose une bouteille d’eau, la boîte d’aspirine et le téléphone. Elle a déjà refermé les yeux. Il passe une main sur son front, va dans la salle de bain, remplit une bassine d’eau fraîche et attrape un gant de toilette sur l’étagère. De nouveau près d’elle, il la regarde dormir un instant avant de rafraîchir son visage avec le gant. Il murmure :
- Mathy, ça va aller ?
Elle ne répond pas. Elle est affreusement blanche et grelotte encore. Un coup d’œil au réveil lui apprend qu’il est plus de dix-huit heures. Même s’il appelle sa mère pour qu’elle vienne garder les filles, il ne peut pas la laisser passer la nuit toute seule dans cet état. Il sort de la pièce et ferme la porte derrière lui pour ne pas faire de bruit. Une fois dans le couloir, il sort son téléphone de sa poche et compose le numéro de son patron.
Oui, il sait qu’il ne peut pas annuler ce rendez-vous à la dernière minute. Oui, il sait que l’article du siècle va lui filer entre les doigts. Et oui, il sait que les cons du Figaro vont l’interviewer, eux, ce putain de politique. Mais non, il ne peut pas faire autrement, un souci avec sa femme. Alors qu’il raccroche en étouffant un juron, il tombe nez à nez avec Diane qui rentre tout juste du collège :
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Je vais passer la nuit ici, maman est malade.
Elle hausse les épaules :
- Ce genre d’excuses bidons marche peut-être avec les petites, mais trouve autre chose pour moi, j’ai plus cinq ans !
- Je n’ai pas envie de répondre à tes inepties. Ni de t’entendre me parler sur ce ton. Alors je préfère que tu files avant que ça dégénère jeune fille !
- Comme tu voudras, dit-elle en tournant les talons.
D’un geste las, il dénoue sa cravate, délace ses chaussures et retourne dans la chambre. Il enlève sa veste de costume et s’allonge auprès de Mathilde sur ce lit qui était le leur.
Dans son sommeil, elle esquisse un sourire.
L’averse s’est calmée et la nuit est tombée. Levant la tête, Florence constate avec un sourire que le ciel est plein d’étoiles. Demain, il va enfin faire beau. Ils marchent sur la plage sans échanger un mot. Lui, devant, les mains dans le dos. Elle, quelques mètres en arrière, un demi-sourire aux lèvres : elle respire le soulagement parce que, enfin, elle lui a tout dit. Elle lui a dit qu’elle avait un fils de lui, elle lui a dit comme il était beau, comme il était drôle et, surtout, elle lui a dit à quel point elle le reconnaissait dans ses yeux. Elle lui a décrit sa naissance et toutes ces heures douloureuses qu’elle avait passé sans lui dans une salle d’accouchement qui hante encore ses cauchemars, elle lui a dit tous ces jours où elle n’a pas voulu voir son enfant parce qu’il lui ressemblait trop. Et puis, elle lui a raconté son coup de foudre, son coup de foudre inattendu pour ce petit être lorsqu’il avait posé sa tête de poupon tout contre son cœur.
Lui, il ne l’a pas interrompu, pas une seule fois. Il a préféré la laisser s’ouvrir à lui entre pudeur et confidences. Et puis, sans réfléchir, elle a glissé vers d’autres sujets et c’est sa vie dont elle lui a parlé avec toute la sincérité dont elle était capable. Les questions de Morgane, ses yeux malicieux et son rire si tendre, les bras potelés d’Hugo, la décoration de sa chambre à la villa, la séparation de Mathilde et Laurent, son déménagement, sa vie chez sa sœur, elle lui a tout raconté. Sous entendant même parfois la présence d’un homme dans sa vie. Pour se protéger peut-être. Ou pour se rendre plus désirable à ses yeux, tout simplement. Entre eux, tout était à la fois si surfait et si naturel, qu’elle était incapable de le quitter des yeux. Et de le quitter tout court. Leurs retrouvailles menaçaient de se rompre au moindre faux-pas. Comme une corde trop fragile qu’on tire, qu’on tire, qu’on tire… jusqu’à ce que, jusqu’à ce que…
Ils sont allés ensemble veiller sur Morgane le reste de l’après-midi et puis ont fini par retourner manger un bout vers vingt-deux heures. Après, il l’a entraîné sur la plage en prétextant avoir besoin d’air. Elle, elle l’a suivie, toujours sans réfléchir. Il ne fallait plus réfléchir. Il est presque minuit lorsqu’il s’arrête de marcher et que, tourné vers la mer pour ne pas affronter son regard, il murmure :
- Pourquoi ne me l’as tu jamais dit ?
Elle esquisse un sourire empreint de nostalgie et d’intimité, comme si elle ouvrait un tiroir fermé depuis longtemps.
- Et toi, demande t-elle à son tour, pourquoi tu n’es jamais revenu ?
- Je suis là.
- Je te le dis…
Constatant qu’il ne répond pas, elle poursuit :
- Qu’est-ce que cela aurait changé, hein ? Dis le moi ! Tu as abandonné ta fille, Raphaël. Ta fille, tu entends ? Savoir que tu avais un enfant à l’autre bout de la terre, une gamine qui en crevait de ne pas avoir de père, ça ne t’as pas fait revenir. Alors à quoi bon te dire que tu avais un fils ? Au mieux, tu serais resté quelques mois de plus. Au pire, tu serais parti encore plus vite. Et dans les deux cas, ta décision n’aurait dépendu ni de moi, ni d’eux. Tu es bien trop égoïste pour être père.
Elle l’observe dans la pénombre. Il vacille. Les yeux rivés sur le sable, il sent ses yeux lui piquer malgré lui. Il refuse de pleurer, ce serait ridicule. Pas lui, pas maintenant, pas devant elle, pas comme ça…
- Je vais te laisser maintenant, dit-elle en tournant les talons, moi j’ai déjà tout pleuré.
Il est à peine neuf heures et une lumière aveuglante s’infiltre déjà à travers les stores de la chambre. Ce matin, seul le bruit du vent contre les volets vient troubler le silence paisible de l’appartement. C’est la sonnerie du téléphone qui sort Florence de sa torpeur. Elle ouvre brusquement les yeux et se redresse d’un seul coup, le souffle coupé. Cherchant le téléphone à tâtons, elle manque de renverser la table de nuit avant de réussir à répondre :
- Allô?
- Madame Florence Luciano ?
- C’est moi.
- Ici l’hôpital Lenval, nous vous appelons au sujet de votre fille, Morgane Forester. Il y a eu du changement: elle vient d’ouvrir les yeux.
La jeune femme sent les battements de son cœur s’accélérer et demeure parfaitement immobile pendant quelques instants, l’expression de son visage figée dans un demi-sourire, tandis que son cerveau s’efforce d’assimiler les informations que son interlocutrice est en train de lui transmettre.
- Madame, vous êtes toujours là ?
- Oui, oui, excusez-moi, je… Bien sûr… J’arrive, j’arrive tout de suite….
Lorsqu’elle se réveille ce matin-là, les rayons du soleil glissent déjà à travers les persiennes. L’horloge murale indique onze heures. Elle n’a plus dormi comme ça depuis des semaines, voire des mois. Depuis qu’elle dort sans lui, peut-être… Mathilde met plusieurs minutes à oser le moindre mouvement de peur de troubler l’atmosphère paisible et silencieuse qui règne dans la pièce. Lorsqu’elle se décide à bouger, elle soulève délicatement l’édredon qui la recouvre et marche directement vers la fenêtre qu’elle ouvre en grand. Le soleil envahit immédiatement la pièce et la réchauffe en un instant. Elle respire profondément, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre et profite quelques minutes de ce petit moment de bonheur. C’est si simple parfois, le bonheur…
Elle enfile ensuite une petite robe en coton qui traînait à côté du lit avant de filer vers la cuisine, affamée. Pieds nus, elle dévale les escaliers sentant avec plaisir le bois craquer sous ses pas. Sur la table de la cuisine, un verre de jus d’orange l’attend déjà. A côté, l’écriture penchée de Laurent se détache sur un bout de papier blanc: « J’espère que tu te sens mieux ce matin. Tu étais fraîche quand je suis parti à huit heures. J’ai téléphoné au cabinet pour les prévenir de ton absence alors repose-toi sans culpabiliser: tu en as trop besoin ! Je m’occupe d’aller chercher les filles à l’école et te les ramène vers cinq heures. Diane termine à seize heures et rentrera avec Claire faire ses devoirs à la maison. A tout à l’heure, L. » Un peu déçue par la neutralité du message, elle retourne le papier dans tous les sens, comme pour vérifier qu’elle a bien tout lu. C’est alors qu’elle remarque que, tout en bas de la page, Laurent a griffonné quelques mots. Elle doit approcher le papier de ses yeux pour pouvoir déchiffrer: « J’ai oublié de te dire, tu es belle quand tu dors… »
Et Mathilde sourit, imperceptiblement.