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C’est l’histoire de plein de gens à la fois,
D’un vaudeville et d’une tragédie grecque
Et d’un rayon de soleil dans le lavabo de la cuisine.

Dans les épisodes précédents :

Se sentant abandonnée par Laurent parti en Afrique rejoindre Raphaël, Diane s’est rendue Nantes à l’improviste pour rencontrer Antoine, son père biologique. Ce dernier vit désormais avec Maya, une jeune femme de dix ans sa cadette, dont il est fou amoureux. Malheureusement, celle-ci n’est pas décidée à faire une place à Diane, d’autant qu’Antoine et elle ne parviennent pas à concevoir l’enfant dont ils rêvent tous les deux. Ainsi, malgré une apparente gentillesse envers l’adolescente, le couple finit par exploser. Dérouté, Antoine décide de rendre visite à Mathilde - qu’il n’a pas vu depuis seize ans - pour essayer de comprendre pourquoi elle lui a caché l’existence de Diane pendant toutes ces années. Après une discussion houleuse, il repart apaisé mais avec deux idées en tête: récupérer la femme qu’il aime et tenter de tisser une relation avec sa fille dont il ne connaît rien.

De son côté, depuis qu’elle a triché à un contrôle de maths au mois de septembre, Diane purge une punition originale au club théâtre du lycée où elle s’est vue attribuer d’office un des premiers rôles de la pièce qui sera jouée à Noël, au spectacle de fin d’année. Menés tambour battant par Ben, un des surveillants de l’établissement, les cours de théâtre rassemblent une bande de joyeux lurons qui, malgré leur méfiance première, finissent par intégrer Diane à leur petit groupe. D’abord réticente, la jeune fille prend peu à peu goût à cette activité et passe de plus en plus de temps avec la troupe dont Lise, jeune fille extravagante et malicieuse, et Samuel qui ne la laisse pas indifférente…

Victime de plusieurs malaises et de migraines aussi violentes qu’inexpliquées, Raphaël finit par se laisser convaincre par Laurent et par consulter un médecin. Celui-ci, inquiet, lui conseille de rentrer se faire examiner en France, ce qu’il fait, suivi par son ami. Tous craignent qu’ils s’agissent d’une insuffisance respiratoire.

Mathilde, quant à elle, se débat entre ses devoirs de mère célibataire - surtout avec Lucie qui ne quitte plus Barney, son ami imaginaire… - un boulot qui l’ennuie et les disparitions répétées de Maximilien, qui se montre de plus en plus lunatique et mystérieux. Le retour de Laurent vient tout chambouler, surtout lorsqu’il lui vole un baiser lors de l’anniversaire d’Iris qui les réunit après plus d’un an de séparation. Le soir de la fête, alors qu’ils essayent de jouer carte sur table, Laurent lui rappelle comment, à l’époque où Morgane était à l’hôpital, c’est lui qui a rencontré Maximilien. Laurent explique à Mathilde que Max lui avait alors confié avoir une sœur dans le coma, ce qu’il s’est bien gardé de lui dire à elle. Troublée, Mathilde se rapproche dangereusement de son ex-mari.

Laurent, lui, vit maintenant une relation tendre et légère avec Nina, une étudiante de Raphaël. Celle-ci, rentrée également en France à cause de la pression de ses parents, tente de lui redonner goût à la vie mais se bute souvent aux souvenirs de Mathilde dont Laurent ne parvient toujours pas à se défaire.

De sa rencontre avec Simon sur Meetic, Florence pensait ne rien tirer, à part peut-être une nuit d’ivresse. Et pourtant, ce dernier semble bien décidé à s’infiltrer dans sa vie, qu’elle le veuille ou non et peut compter sur le soutien de Morgane et Hugo, ravis d’avoir enfin une figure paternelle dans leur vie.

Ah et sinon, Lucie a commandé un déguisement de pompier au Père-Noël. Alors pensez à elle si vous en croisez un… (de déguisement, on s’entend, pas de Père-Noël.)

* * *

Du  haut de son mètre vingt deux, Lucie Hardeketing avait déjà constaté qu’il n’y avait qu’un seul endroit au monde où on laissait les enfants tranquilles plus de cinq minutes d’affilées : les toilettes. Et, dans son cas, surtout ceux situés au premier étage de la maison. A chaque fois que la fillette était trop pressée et qu’elle devait se ruer dans la salle d’eau du rez-de-chaussée, étage où maman allait et venait en sifflotant des airs sans âge, cette dernière toquait régulièrement à la porte afin de s’assurer que tout allait bien. En haut, au moins, personne ne venait jamais la déranger; maman devait sans doute s’imaginer qu’elle était sagement en train de jouer dans sa chambre, Iris en profitait pour fouiner à son aise dans ses poupées et Diane ne s’apercevait même pas de sa disparition. Lucie se disait parfois qu’elle pourrait disparaître que sa sœur aînée ne s’en rendrait même pas compte. Il fallait dire que, depuis quelques temps, Diane était bien trop occupée à se disputer avec maman ou à penser aux garçons pour porter la moindre attention à sa petite sœur.

Les garçons, voilà un sujet qui donnait du fil à retordre à Lucie.

Mais, ce matin, la petite fille avait déjà de quoi cogiter sur sa cuvette : comme maman venait de le lui expliquer, avec un petit sourire tout tordu, papa allait leur présenter sa nouvelle amoureuse aujourd’hui. Avant de s’asseoir, Lucie avait bien vérifié que le siège était propre. Et pour cause : hier, en classe, elle avait senti quelque chose qui lui collait aux vêtements et elle avait découvert un gros tas de Malabar, rose et gris, étalé à l’arrière de son jean. Sûrement une blague d’Arthur ou de Karim. Ce qu’ils pouvaient être bêtes les garçons ! Le Malabar, ça ne partait pas et maman allait être furieuse quand elle s’en apercevrait. Lucie leur avait donné à chacun un grand coup de pied dans les tibias. Ils lui avaient dit qu’elle était folle et étaient allés pleurnicher dans les jupes la maîtresse en la montrant du doigt. Sa petite culotte à pois roses tendue entre les chevilles, les replis de sa chemise de nuit coincés contre les genoux, Lucie réfléchissait. Franchement, elle ne voyait pas ce que Diane pouvait leur trouver de si intéressant, aux garçons.

Par la fenêtre, tout était gris et de gros nuages mangeaient le bleu du ciel.

Tiens, pensa Lucie, on dirait qu’il va neiger.

La dernière fois qu’elle avait vu la neige, papa était encore à la maison. C’était il y a très longtemps, au moins deux ans. Il y avait de la neige partout et les flocons rentraient dans le cou, malgré l’écharpe nouée par maman. Ce jour-là, Diane l’avait emmitouflé dans un manteau trop grand pour elle et elles étaient sorties main dans la main dans le jardin, pour faire semblant de chercher des traces d’animaux féroces. Lucie ne se souvenait pas de tout, mais elle pouvait encore ressentir les picotements de ses joues, rosies par le froid.

Et puis il y avait eu un chocolat chaud.

C’était bon, c’était doux.

C’était loin, déjà.

« Dommage que la neige ne soit pas rose. Ce serait du sorbet à la fraise. Des flocons de sorbet à la fraise tomberaient du ciel et il n’y aurait qu’à ouvrir la bouche pour les avaler. Et puis comme ça, quand on laisserait un peu de sorbet de neige rose au fond de nos assiettes, déposées dans l’évier en attendant d’être lavées, le soleil par la fenêtre ferait briller la neige. Et ça ferait comme un arc-en-ciel, dans le lavabo. »

Quelqu’un tambourine à la porte et sort Lucie de ses rêveries :

- Luciole, tu as bientôt fini là-dedans ?

C’est la voix de maman. Lucie fulmine intérieurement : alors ça ! Si maman prend même d’assaut les toilettes du haut, où va-t-elle pouvoir aller réfléchir en paix ?

- Lucie, tu m’entends ?

- C’est occupé, proteste la gamine, boudeuse.

- J’ai besoin des toilettes, demande Mathilde d’une voix pressante, s’il te plait chérie.

Drôle de bruit derrière la porte, elle entend maman tousser très fort et puis dire un gros mot qu’elle n’a pas le droit répéter sinon la maîtresse lui mettrait un mauvais point. Parce que Lucie le sait, la maîtresse entend tout, même quand elle n’est pas là. C’est sa copine Clara qui le lui a dit l’autre jour à la cantine.

Sur ces entrefaites, la petite fille saute des toilettes, se hisse sur la pointe des pieds pour tirer la chasse, se rhabille en vitesse et ouvre le verrou en soupirant. Elle trouve Mathilde accroupie devant la porte, la tête cachée entre les mains. Une bouffée d’angoisse lui chauffe les joues lorsqu’elle s’accroupit à la hauteur de sa mère :

- Maman, ça va?

Mathilde esquisse un sourire un peu raté et s’empresse de s’enfermer dans les toilettes à son tour. Lucie reste là, les bras ballants, laissant passer quelques minutes où elle entend maman tousser, encore et encore. Quand elle finit par réapparaître, la peau de maman est tellement blanche qu’on dirait qu’elle est devenue transparente. Sa voix est douloureusement basse quand elle dit :

- Je sais ce que tu penses.

Lucie secoue la tête : quand elle était petite, elle avait peur que papa et maman sachent lire dans sa tête. Elle sait bien maintenant que c’est absolument impossible. Elle s’est exercée avec Iris à ce jeu : « Ferme les yeux, pense à quelque chose très fort et je vais deviner ce que c’est. » Mais même Iris, qui devine toujours tout, n’a jamais rien deviné. Alors comment maman peut encore croire qu’elle peut deviner la pensée de Lucie : « Si la neige était rose, ce serait du sorbet à la fraise » ? Elle serait vraiment fortiche.

- Tu penses que c’est la troisième fois que je suis malade depuis hier soir et que je devrais vraiment aller voir un docteur. C’est ça, hein, ma Luciole?

- Oui.

Mieux vaut dire oui. Maman serait trop déçue si elle découvrait à quel point elle se trompe.

- J’irai lundi, promet Mathilde. Ce n’est rien, juste une petite gastro, ne t’inquiète pas.

Lucie arbore une petite mine circonspecte : aussi loin qu’elle s’en souvienne, maman n’a jamais aimé aller chez le docteur. Elle non plus, d’ailleurs.

- Mais pour l’instant, s’enthousiasme la jeune femme pour dissiper l’incident, c’est l’heure du p’tit déj’!

* * *

Des derniers jours, il ne restait que le flou, le flou et puis le trop. Diane n’avait jamais assez de mots pour formuler ses sentiments ; intenses, peut-être ? Depuis presque un mois, la jeune fille passait toutes ses soirées avec la troupe, à répéter, revoir les derniers détails, ajuster les costumes et répéter encore, encore une fois, une dernière fois. Leur liste de choses à faire avant le jour J se rallongeait de jours en jours : du maquillage à acheter, une couronne à trouver, un coin pour ranger leur bordel dans les coulisses, où les manteaux s’entasseraient le soir du spectacle, le buffet à organiser dans la cour du lycée, les couleurs des chaussures de Créon, le micro pour la voix off, et puis, et puis…  Après ses cours de maths, la tête pleine de fractions et de vecteurs, Diane rejoignait Sam et Lise pour paresser en terrasse: rayons de soleil et goût citron. Il lui apprenait des fausses insultes en croate et elle récitait son texte à voix haute, joueuse. Ils riaient à en avoir mal au ventre et s’échappaient sans payer, en criant-riant. Elle passait chez elle sans avoir le temps de rien, entre deux répétitions et deux bières pressions avalées au coin de la rue. Entre l’odeur des lessives de Mathilde, les baisers sucrées de ses petites soeurs et celle de la vodka sur le bout de ses doigts.  Elles mélangeaient les heures, les voix, les parfums. L’absurde d’une, de deux soirées. Les déambulations et les trottoirs mouillés. Les nuits étaient courtes et elle tombait de sommeil. Le matin elle se levait, épuisée mais entière.

- T’as vraiment une sale tête, lâche t-elle en s’affalant sur le canapé sur lequel sa mère est assise, occupée à démêler les boucles brunes d’Iris qui rechigne à se laisser faire.

- Merci de ta délicatesse, réplique celle-ci sur un ton laissant moins paraître le dépit que l’amusement.

- J’dis ça pour toi, réitère la jeune fille en plongeant un bout de cracotte dans son petit suisse fraise-banane. Tu devrais peut-être te soigner un peu, quoi.

Sa mère croise les bras contre sa poitrine et Iris en profite pour s’éclipser, trop contente de cette occasion d’échapper à la torture du peigne coincé entre ses cheveux, épais et emmêlés.

- Pas la peine, assure Mathilde d’un air buté, ça va beaucoup mieux.

- T’es une vraie gamine parfois, c’est pas croyable! T’as passé la nuit à gerber!

- Diane! S’indigne sa mère en se redressant. Primo, tu vas me faire le plaisir de surveiller ton vocabulaire. Deuxio, j’ai eu une petite gastro, rien de grave. Ce genre de trucs, ça passe tout seul. D’ailleurs, tu ne devrais pas aller t’habiller au lieu de me chercher des puces?

L’adolescente roule des yeux avec exagération pour bien marquer sa désapprobation, échangeant un instant les rôles entre la mère et la fille.

- Si si, dit-elle en jetant un coup d’œil rapide à sa montre, faut que je sois au lycée à neuf heures. On va répéter en costumes et tout! Je crève de trouille et je suis super excitée en même temps. C’est trop bizarre comment tout se mélange dans ma tête!

Attendrie par les yeux brillants de sa fille, Mathilde en oublie presque de l’exhorter lorsqu’elle balance sans ménagement son pot de yaourt vide sur la table basse. De toute façon, Diane a déjà sauté sur ses pieds, prête à monter se préparer. Mais, alors qu’elle s’apprête à gravir les premières marches de l’escalier, elle se retourne soudain vers sa mère :

- Y’a qui qui vient ce soir, finalement?

- On dit «Qui est-ce qui? ».

- Ce qui ne répond pas à ma question!

- Tes sœurs et moi, ton père et sa nouvelle copine.

Diane lève les yeux au ciel mais ne moufte pas. Sans ciller, Mathilde poursuit son énumération laconique :

- Florence, bien sûr, avec Morgane. La dernière fois que je lui ai parlé, elle comptait venir avec un ami mais je n’ai pas eu de nouvelles. Et puis Antoine.

A ces mots, l’adolescente se raidit et une expression inquiète altère ses traits :

- Antoine? Ah non! Pas question. Genre no way, quoi. Pas moyen.

- Dianette, soupire Mathilde, pas maintenant…

- Quoi, pas maintenant? Je ne savais pas qu’il venait, moi!

- Mais enfin, c’est bien toi qui lui a parlé de ce spectacle, non?

- «Parlé» peut-être mais c’est pas pour ça que je l’ai invité. Robert Pattinson a aussi parlé de l’avant-première de Twilight dans le dernier «Glamour», c’est pas pour ça que j’y suis allée, hein!

- Ne sois pas cynique, s’il te plait. Il se fait une telle joie d’y assister. Tu devrais être contente!

- Ouais, ben sauf que non. J’ai juste pas envie qu’il soit là, à fricoter avec papa et Flo. Je veux pas de cette pression là, de son regard sur moi. Je suis déjà bien assez stressée comme ça, un point c’est tout.

- Ecoute ma puce, comme tu l’as gentiment remarqué, je suis lessivée ce matin et je n’ai vraiment pas le courage de gérer cette histoire. Alors si tu ne veux pas qu’il vienne, tu l’appelles et tu annules.

- C’est marrant, je croyais que tu allais déjà tellement mieux que t’avais même pas besoin d’aller voir un toubib et, comme par hasard, d’un coup t’es même trop faible pour décrocher le téléphone!

- J’apprécierais si tu pouvais baisser d’un ton, jeune fille! C’est une belle journée qui s’annonce, je n’ai aucune envie de me disputer avec toi, alors ne gâche pas tout. Je te rappelle quand même que c’est toi qui es allée sonner à la porte d’Antoine un matin d’hiver, alors tu devrais peut-être songer à assumer un peu tes actes.

- Merci de ton soutien maman, ironise Diane entre ses dents, c’est super cool.

La jeune fille tourne les talons et s’engage vers le premier étage d’un pas lourd et capricieux. Mon dieu, pense Mathilde avec découragement, que c’est fatiguant d’avoir seize ans !

Au fil des jours, alors que le spectacle approchait, Diane était devenue plus lunatique que d’habitude. Un rien semblait la bouleverser. Elle riait comme elle pleurait. Elle étreignait comme elle aimait, elle attendait comme elle tourbillonnait, elle espérait comme elle angoissait et elle hurlait comme elle chuchotait. Elle superposait vêtements, ambiances et sentiments sans savoir où tout ça la mènerait…

D’ailleurs, au bout de cinq minutes, la revoilà déjà, penaude. Tout en se brossant les cheveux,  elle se coule contre sa mère en écrasant une larme et celle-ci, tolérante, lui ouvre les bras.

Depuis qu’elle était toute petite, quand Diane avait quelque chose à dire, elle commençait toujours par de petites confidences. Des broutilles, des riens du tout : les ballerines qu’elle avait repéré chez Zara,  le dernier album de CocoRosie, le crumble aux fruits rouges dont elle avait recopié la recette sur son petit carnet noir. Puis, elle passait aux sujets plus graves, l’air de rien. Mathilde aimait toujours autant ses moments d’intimité avec sa fille, d’abandon suspendu. Elle se demandait parfois à quel âge Diane finirait par se juger trop grande pour ce genre d’effusions, à quel âge elle les réserverait juste à Florence. Ou, pire, à un garçon ! Ce jour-là arriverait vite, elle le savait, et elle le redoutait souvent.

- Je suis désolée maman, souffle l’adolescente en baissant les yeux, j’aurais pas dû m’énerver contre toi. C’est clair que c’est pas ta faute si Antoine veut venir ce soir. C’est moi… Il m’a envoyé un mail pour me demander s’il pouvait assister au spectacle et j’ai pas répondu parce que j’osais pas refuser.

Mathilde laisse quelques secondes s’égrainer avant de lui glisser doucement :

- Mais c’est une bonne chose qu’il veuille faire partie de ta vie, tu ne crois pas?

Diane se gratte le mollet avec concentration lorsqu’elle réplique :

- Moui… C’est juste que je sais plus trop bien à quoi elle va ressembler, ma vie.

- Oh mais elle va être très belle, mon amour! Tu as deux hommes qui se battent pour toi, pour être le père le plus présent, le plus aimant. C’est une chance! Regarde Morgane et Hugo qui ont un papa aux abonnés absents. Tu ne trouves pas que ta position est plus confortable que la leur?

* * *

Le téléphone sonne trois fois avant que l’on entende le timbre grave de Simon résonner au bout du fil. Un brin étonné, mais chaleureux néanmoins, il décroche en disant :

- Florence ?

- Raté, répond une petite voix guillerette à l’autre bout du fil, c’est moi Morgane!

- Morgane? - il est presque inquiet maintenant - tout va bien?

- Oui oui, le rassure la gamine, tout va bien! J’appelle juste pour t’inviter à venir avec nous au spectacle de théâtre de l’école de Diane. Sauf que toi, tu la connais pas encore. En fait, Diane, c’est pas vraiment ma vraie sœur… mais presque quand même. J’ai été élevé avec elle, quand j’étais petite. C’est la fille de la meilleure amie de maman. Elle a seize ans, elle est au lycée et elle fait du théâtre. Ce soir, à sept heures, c’est la première et ça va être terrible. On y va tous!

De l’autre côté du combiné, il la devine comptant sur ses doigts :

- Maman, Mathilde, son amoureux, Laurent et sa nouvelle copine, Iris, Lucie mais pas Hugo, parce qu’il est trop petit. Et puis moi bien sûr! Qu’est-ce que t’en penses? Tu viens, dis, tu viens ?

La question de la fillette est tellement naïve, emplie de cet espoir vibrant qui manque cruellement aux grandes personnes, que Simon ne sait pas comment refuser. Du coup, il se contente de délier les syllabes de son prénom sur un ton doucement désapprobateur :

- Morgane…

- Ben quoi, s’indigne-t-elle, tu veux plus nous voir, c’est ça?

- Tu sais bien que ça n’a rien à voir avec vous, c’est simplement que ta maman et moi avons décidé de prendre nos distances… pour le moment, s’empresse t-il de rajouter pour que ça ait l’air moins douloureux.

Il ne peut pas la voir, bien sûr, mais la petite rouquine a enroulé ses mains contre ses hanches. Debout sur la pointe des pieds, les sourcils froncés, elle n’a pas l’intention de le laisser déjouer ses plans pour si peu.  Elle lui coupe la parole, boudeuse :

- Hé dis donc, c’est pas parce que maman et toi vous êtes plus des amoureux, que Hugo et moi, on a plus le droit de te voir. T’es notre pote à nous aussi!

Simon rit de bon cœur.

Têtue, Morgane ne se laisse pas déconcentrer et reprend le fil de son argumentation, très impliquée dans son nouveau rôle de diplomate improvisé :

- Même que Hugo, il a dit qu’il voulait te montrer comment il avait appris à siffler et que moi j’ai eu une DS.

Petit instant de réflexion, et elle ajoute :

- Une DS, rose!

Comme si c’était un argument de poids…

- Ecoute, la raisonne t-il, ça me ferait vraiment très plaisir de venir voir tout ça mais je ne sais pas si ta maman serait d’accord…

- Mais siiiii!

Courte pause, et puis son brouillard s’éclaircit :

- Elle est là?

- Qui ça?

- Ta mère!

- Ma ? Mère… Ah. Non. Noooooon, biensûrquenonpasdutout ! Elle partie!

- C’est vrai ce mensonge?

- Evidemment.

- Mais comment est-ce que tu as fait pour lui piquer son portable? réitère t-il, soudain méfiant.

- Eh bien c’est simple, explique-t-elle joyeusement, elle est sortie faire euuh… des courses, et elle l’a oublié. Voilà!

Il ne peut empêcher un demi-sourire, pas dupe. Florence a manigancé l’appel, il en est certain maintenant. Flatté de mériter un tel stratagème, il change le combiné d’oreille et, sur un petit ton qui en dit long, il dit :

- Si vous êtes trois contre moi, je crois que je n’ai pas vraiment le choix!

Bingo ! pense Morgane, sans se douter qu’elle a été démasqué.

- Cooool! Et on pourra même refaire la danse de la brosse à dent, comme la dernière fois?

- Compte sur moi! J’ai même amélioré la chorégraphie depuis.

- C’est vraiiii? Roh comme j’ai trop trop trop hâte! On va bien rigoler!

Ravie, la petite fille s’apprête à couper la conversation lorsqu’il ajoute :

- Mais surtout Morgane, pense à dire à ta mère que la prochaine fois qu’elle voudra m’inviter à sortir, elle peut le faire elle-même. Je ne mords pas, d’accord?

- Je vois pââââs du touuuuut de quoi tu parles! A ce soir!

* * *

A peine Morgane a-t-elle raccroché que Florence bondit sur ses pieds et se pend au cou de sa fille qu’elle couvre de baisers.

- Oh merci, merci mon bébé! Maman est fière de sa petite fille chérie, tu es trop forte mon cœur d’amour! Une vraie Sarah Bernhardt!

Morgane n’a pas le temps de questionner sa mère à propos de ce qu’est une « Sarabernard » que celle-ci lui demande déjà :

- Qu’est-ce qu’il a dit? Il vient alors, t’es sûre?

La petite fille hoche la tête, triomphante.

- Oui maman, trètrètoutàfait sûre-certaine. Mais t’as intérêt à te faire drôlement belle, que je n’aie pas fait tout ça pour rien!

Florence relâche brusquement son étreinte et s’écarte de sa fille, une expression inquiète brouillant soudain ses traits d’habitude si enjoués :

- Parce que tu ne me trouves pas belle, là?

- Mais siiii mamounette adorée, mais il faut absolument que tu fasses quelque chose avec tes cheveux! Tes pointes rebiquent de partout et ta frange te cache les yeux!

- Ah bon?

- Oui, et tu devrais aussi mettre plus de rouge à lèvres et puis porter ta jupe rose avec les fleurs, tu sais, celle qui arrive juste au dessous du genoux? Et après, comme ça, tu serais parfaite!

Florence secoue la tête, rieuse :

- Vos désirs sont des ordres, Capitaine Morgane !

Lorsqu’elle colle à nouveau sa fille contre sa poitrine pour un câlin sans doute un peu plus long que de raison, Florence réalise avec un étonnement soulagé que son corps ne s’emplit pas de l’impression douloureuse de trahison qui l’envahissait jusqu’à présent dès qu’elle se rapprochait d’un homme qui n’était pas Raphaël.

Avec Simon, une certitude différente infiltre ses pensées : celle de ne pas se tromper et d’être à sa place, pas à côté.

En serrant Morgane entre ses bras, Florence songe qu’à l’envers des nuages, il y a toujours un ciel. Parfois plus près qu’on ne le croit.

* * *

L’homme pousse son plateau repas d’un geste indolent en esquissant une grimace dégoutée. Vu comme ça, il ressemble plus à un gamin capricieux à qui on aurait refusé le carré de chocolat d’après dîner qu’à un homme ayant dépassé la quarantaine. Or, c’est un peu ce qu’il ressent, Raphaël : il a la sensation d’être tout petit.

Insignifiant.

Quelconque.

Je suis tout le monde, je suis n’importe qui. Je ne suis personne.

Mais où est passée l’aura de Raphaël Forester ? Le respecté, le fier, l’incontesté, Raphaël Forester ? Là, tout de suite, vous voulez que je vous dise ? Elle est piétinée, son aura. Rabougrie, maigrichonne, à bout de souffle.

C’est une histoire de crise d’égo et d’angoisse tout à la fois.

Heureusement, il y a Laurent. Laurent avec ses yeux rieurs, son sens du burlesque, son soutien maladroit et puis cette tendresse débordante qui le caractérise.

Le voilà qui arrive d’ailleurs, avec des tonnes de magazines sous le bras, qu’il fait tomber en rentrant, ramasse en s’agenouillant, s’excuse, se relève, lui tape sur l’épaule :

- De quoi te cultiver mon grand, s’exclame t-il en déposant les journaux sur la table de chevet, j’ai même piqué le dernier «Glamour» à Diane histoire que tu comprennes enfin ce que veulent les femmes!

- Super, grommelle Raphaël.

Sauf que son « super » sonne comme s’il avait dit « rien à foutre » (ou un mot bien pire encore mais ce ne serait pas très classieux d’écrire ici ce que ce petit ton évoque aux oreilles de Laurent) Le manque d’enthousiasme ne lui échappant pas, Laurent s’assoit sur le bord du lit, pose brièvement sa main sur le bras de son ami - mais pas trop longtemps, on reste entre hommes malgré tout ! - et lui sourit d’un air de dire qu’il est là, même si ça n’aide en rien.

- Je t’ai apporté ton repas de ce soir, aussi.

- Ah, parce que tu cuisines pour moi maintenant? se moque gentiment Raphaël.

- Pas moi, Nina.

- Oh. Bien sûr. Nina.

Silence.

L’évocation de Nina est incongrue ici, en inadéquation totale avec l’atmosphère du lieu. Nina, c’est les couleurs et l’insouciance. C’est les jupes qui tournent en été, l’odeur des tartines qu’on laisse brûler, le soleil aveuglant d’un dimanche matin où l’on a trop dormi.

Ni-na.

Deux petites syllabes qui claquent sur le bout de la langue et résonnent un court instant, comme coincées au dessus de leur tête, du lit blanc, de la table de nuit encombrée, de la chambre glauque et de la pluie qui bat contre les carreaux.

- Tu la remercieras alors.

- Promis.

Raphaël se racle la gorge.

- Ca va toujours, vous deux?

Laurent hausse les épaules, soudain las :

- Elle n’arrive pas à se réadapter et, franchement, j’ai dû mal à comprendre. Comment peut-elle avoir le mal d’un pays qui n’est pas le sien?

- Elle y a vécu des moments forts, des rencontres marquantes. Cette fille est toute jeune, elle est forcément moins coriace que nous.

- Je sais, c’est justement ce qui me fait peur. Je…

- Tu?

Laurent laisse passer quelques secondes de silence, juste le temps de rassembler les contradictions qui s’entremêlent partout dans son cerveau.

- J’ai peur de ne pas être à la hauteur de ses espérances, lâche t-il enfin.

- Allons bon, la vielle rengaine!

- Ne ris pas. Elle se projette beaucoup dans l’avenir, sa vie commence à peine, alors que la mienne…

- Laurent, le coupe froidement Raphaël, l’important désormais ce n’est pas de savoir ce qu’elle veut mais ce que toi tu veux. Pour le coup, la décision t’appartient. Tu n’es certes pas à l’aube de ta vie mais tu as encore le droit de prendre un nouveau départ, de bifurquer, de découvrir un nouveau chemin. Tu n’es pas obligé d’aller droit dans le mur.

- Je vais droit dans le mur?

- Oui! Tu t’interdis le bonheur sous des tas de prétextes un peu branlants. Je sais que tu as l’impression que le droit chemin, la moralité, c’est avec Mathilde. Que tu dois être un père avant tout. Que ta relation avec Nina n’est pas raisonnable. Que la fin de l’histoire est déjà écrite. Mais c’est idiot tout ça, c’est des conneries! Nina est une fille extra, ne passe pas à côté pour de mauvaises raisons.

- J’ai embrassé Mathilde.

Raphaël se redresse dans son lit et secoue vivement la tête, en signe de désapprobation muette.

- Mais quel con! Alors, tu te sens mieux maintenant?

- Non, c’est pire.

- Evidemment; et qu’est-ce que tu comptes faire?

- J’sais pas, avoue Laurent.

- Et Mathilde, qu’est-ce qu’elle en dit?

- J’sais pas, répète t-il, un peu hagard.

- Vous n’en avez pas parlé?

- Si. Je lui ai dit que c’était une erreur.

- C’est ce que tu penses?

- J’sais pas…

- Je vois. Limpide!

Ils rient. C’est rien, mais ce petit son leur fait un bien fou à tous les deux.

- Qu’est-ce que tu fais ce soir? demande Raphaël, en tentant bravement de changer de sujet.

- Je vais à la représentation de Diane.

- Flo sera là?

Laurent acquiesce d’un signe de tête. Hésite un peu. Puis, finalement :

- Tu ne comptes toujours pas le lui dire?

- Non, rétorque Raphaël d’un ton tranchant, et c’est définitif. Je ne veux pas de sa pitié.

- Arrête avec ça tu veux! Au niveau «vieille rengaine», tu te débrouilles pas mal non plus, tu sais. Il n’est pas question de pitié, Raph. Il est sérieusement temps que tu mettes un peu ta fierté en veilleuse et que tu laisses de côté les répliques de cinéma. Regarde où tu es, merde, regarde autour de toi! Tu as besoin de soutien, toi comme tout le monde. Laisse nous t’aider.

- Mais je n’ai pas besoin d’aide, répète t-il, buté.

Laurent soupire. Se battre contre un mur l’épuise à l’avance, alors il baisse les bras.

Du moins, pour cette fois.

- Je suis sur un nouveau projet! s’enthousiasme alors Raphaël histoire de dissiper le malaise.

- Ah?

- Ouais! Un concept carrément révolutionnaire pour distraire les patients pendant leurs séjours dans les hôpitaux. Parce qu’il faut dire ce qui est: me retrouver à la place du malade m’a fait réaliser beaucoup de choses concernant les améliorations qui nous restent à faire en termes de services annexes aux soins palliatifs. Et, je vais te dire, on a du pain sur la planche ! Selon moi, le premier point à travailler, c’est le moral du malade. C’est vrai, en dehors des chaînes hertziennes, dont la nullité n’a d’égal que le programme télé - ce qui, en soi, est plutôt ironique! -, il faut bien reconnaître qu’il n’y a rien à faire ici à part regarder tourner les heures en pleurant sur son sort. C’est révoltant ! Ce n’est pas parce qu’on est coincé à l’hosto qu’on perd aussitôt toutes ses capacités mentales et encore moins qu’on doit prématurément nous réduire à l’état de légume! Alors, avant de me lancer dans la rédaction de mes Mémoires, j’ai eu quelques petites idées, assez novatrices dans leur genre et je compte bien en parler à Baptiste lors de la prochaine réunion de service, en novembre.

Laurent s’efforce de chasser de son cerveau l’idée que Raphaël ne sera peut-être plus là en novembre. Son interlocuteur semble lire dans son regard et, contre toute attente, un large sourire illumine son visage :

- Ne fais pas cette tête mon grand, c’est ce soir, la tragédie grecque. Si je tire la tronche, c’est parce que je m’emmerde comme un rat et que mon plateau repas ressemble plus à une croûte d’art contemporain qu’à quelque chose de franchement comestible, pas parce que je vais mourir!

- Je n’ai pas dit ça, bredouille Laurent, penaud.

- Mais tu l’as pensé. Tu n’as pas le droit de le penser.

Cette fois-ci, Raphaël a retrouvé son sérieux et pose sur Laurent un regard lourd de reproches. Celui-ci baisse les yeux.

- J’en ai vu des tas, des patients avec un caillot au cerveau. Ça se balade, et puis ça finit parfois par se fixer sur le nerf optique, histoire de se reposer un peu. À moins de se trouver au fin fond de l’Ethiopie, tu as toutes les chances de t’en sortir avec une opération. J’ai déjà de la veine que ce ne soit finalement une insuffisance cardiaque, malgré mes symptômes! Là, les pourcentages auraient été moins encourageant…

- Je sais. Mais il suffit d’une complication et…

- N’inverse pas les rôles, je t’en supplie! Ce serait plutôt à moi de m’inquiéter, non?

- Mais, mais, mais… mais toi tu es inconscient! Tu ne veux jamais reconnaître quand ça va mal! Regarde, si on ne t’avait pas forcé, on serait encore là-bas à l’heure qu’il est et dieu sait ce qui serait arri…

Raphaël l’arrête d’une main levée :

- J’ai besoin de me reposer, lâche t-il, la sortie c’est tout droit.

Et il ferme les yeux, obstiné. Laurent reste déconcerté une minute, planté à côté du lit, les bras ballants, croyant à une feinte. Cependant, lorsqu’il entend Raphaël se mettre à ronfler - il fait sûrement semblant, le salaud ! -  il est bien forcé de tourner les talons, bouillonnant de rage et d’inquiétude tout à la fois.

Evidemment, à peine a t-il refermé la porte derrière lui, que notre malade préféré attrape le magazine féminin toujours en équilibre sur sa table de nuit : « L’homme de votre vie se trouve t-il sur internet ? ». Voilà certainement qui va égayer sa soirée.

* * *

Elle est bizarre, cette journée.

Longue,

Amère,

Elastique.

Diane songe que c’est étrange de réaliser à quel point la palette d’émotions que l’on peut ressentir certains jours n’a aucune influence sur le reste du monde.

Insoutenable immuabilité des choses !

Les gens, les objets, les feuilles dans les arbres, les voitures qui descendent le boulevard, les programmes à la télévision : tout se passe comme si de rien n’était. Comme si l’habitude était plus forte que tout… La boulangère continue de minauder avec les clients quand elle leur rend la monnaie, le voisin du dessus est toujours aussi pressé en montant les escaliers, sur la banquette du café, une jolie jeune fille déplie un journal froissé, le bus tourne au coin, Iris chantonne « Le Roi Lion » en remuant son bol de céréales. Et puis les nuages s’étirent, lentement - lentement ! - comme suspendus dans ce ciel immense qui n’en finit jamais de pleuvoir.

« Hakuna Matata, mais quelle phrase magnifique ! Hakuna Matata, quelle chose fantastiqueeuh »

Diane n’arrive pas à se défaire de la sensation écrasante que les aiguilles restent bloquées aujourd’hui, tant sa montre semble s’amuser à tourner au ralenti. La jeune fille aimerait faire un bond en avant, que cette journée soit déjà derrière elle et qu’on en parle plus. Ou alors, revenir quelques mois en arrière et qu’elle soit encore loin, très très loin : tout juste un petit point flou à l’horizon d’un calendrier dont il resterait des tas de pages à tourner.

« Ce mot signifie que tu vivras ta viiiie, sans aucun soucis. Phi-lo-sô-phie ! Hakuna matata… »

A moins de s’appeler David Coperfield, qui a carrément réussi à faire disparaître la Tour Eiffel (ou  peut-être la Statue de la Liberté, elle ne se souvient plus…), ce genre de prouesses est quand même vachement difficile à réaliser.

Sans emprise sur le temps qui passe, Diane montera donc sur scène ce soir. Devant tout le monde, Antoine compris. Qu’elle le veuille ou non. Atterrée, l’adolescente ne cherche pas à retenir le profond soupir qui s’échappe alors de sa poitrine.

- Hey dis donc ma croquignolette, la réprimande gentiment Lise en la menaçant avec son pinceau, tu veux muer belle princesse grecque-mi-tragédienne ou bien tu optes pour le style fard à joues à la Coluche?

- Désolée, balbutie l’adolescente en rougissant légèrement, pardon. Excuse-moi. J’étais ailleurs. Pardon.

Elle se redresse face au vieux miroir devant lequel elle est installée, assise en tailleur sur un petit tabouret tournant aussi vieillot qu’inconfortable.

- Maintenant tiens toi droite, ferme les paupières et on arrête de gigoter, merci!

Quelques secondes s’écoulent en silence jusqu’à ce que Diane ne puisse s’empêcher de demander, d’une voix étranglée :

- Lise, tu crois qu’il y aura beaucoup de gens dans la salle ?

- Hum laisse-moi réfléchir: Sarko m’a dit qu’il avait une petite sauterie avec Barak qu’il ne pouvait vraiment pas déplacer; une sombre histoire d’arme nucléaire en Iran, mais j’ai pas tout compris. Cela dit, il a prit soin d’envoyer Carla pour nous féliciter. Sinon, je sais que le pape avait d’autres engagements au Vatican mais aux dernières nouvelles, il essayait de se libérer. Quant à Angelina, elle préfère ne pas prendre l’avion parce qu’elle est enceinte. ENCORE. Mais j’ai entendu dire que Martin Luther King, Marylin et John Lennon étaient déjà arrivés et qu’ils avaient apporté des chips!

Elle s’arrête, sûrement pour reprendre sa respiration, et ponctue sa tirade d’un large sourire moqueur. Son regard pétille, celui de Diane bascule légèrement vers le ciel :

- T’es bête, marmonne l’adolescente sans réussir à réprimer le petit sourire qui lui chatouille les oreilles, t’es bête…

Devant sa mine renfrognée, Lise se laisse tomber sur la chaise en face de Diane et l’oblige à lever le nez en prenant son menton entre ses doigts :

- Nom d’un bouddha yiddish, tu m’envoies des ondes avariées là; j’te sens à deux barrettes de l’implosion et ça, c’est pas bon du tout pour mon karma. Alors tu es mignonne, tu te recentres, tu respires un grand coup, tu canalises ta très charmante énergie…. et tu la boucles!

Alors que la jeune fille s’apprête à rétorquer, elle sent une main familière se poser sur son épaule et sursaute en reconnaissant Samuel dans le miroir dressé face à elle.

- Sam, s’exclame Lise en lui sautant en cou, comme tu es beau en roi antique, ça te va comme une marinière à Coco Chanel, j’a-d-ô-r-e. T’es archi torsadé mon moustiquebreton!

Elle ne l’aurait sans doute pas formulé ainsi, mais Diane doit néanmoins reconnaître que Lise n’a pas tout à fait tort. Avec ce léger trait de crayon sous les yeux qui agrandit son regard, son nez droit et fin, ses pommettes hautes et son air fier, toute l’attention va se focaliser vers le grand jeune homme brun, c’est certain. A cette idée, Diane ressent un petit pincement au cœur : « Et est-ce qu’il y aura beaucoup de filles dans la salle ? », se retient-elle de demander.

- Comment vont les plus belles? s’enquit-il en embrassant les cheveux de Diane, qui devine ses pommettes s’embraser.

- Bah écoute, moi chuis dans une forme olympiade mais Mademoiselle Diane a les nageoires asphyxiées depuis ce matin, c’est épuisant.

- C’est vrai? demande t-il en se tournant vers l’adolescente. Je croyais pourtant que tu avais demandé à la vilaine sorcière de te donner des jambes pour la journée?

Son sourire s’élargit et elle se dit que c’est le plus beau du monde. Au moins ! Les doigts de Diane tortillent une mèche baladeuse pendant que son cerveau cherche quelque chose d’intelligent à répliquer. Elle semble hésiter, balance un peu, plisse les yeux et se penche vers lui… Un petit sourire étire ses lèvres, un petit sourire qui ne s’adresse qu’à elle-même.

- Ça, dit-elle finalement, c’était avant qu’elle exige ma voix en échange. Tu sais comme je déteste les ultimatums!

Samuel pouffe en secouant la tête. Lise se rembrunit :

- Moi je déteste les lundis, les interrompt-t-elle, mais manque de pot, ils reviennent quand même toutes les semaines. Alors on arrête de blablater inutilement et on se recentre : y’en a qui essayent de se préparer, ici!

Sur ces entrefaites, elle secoue son pinceau sous le nez de Samuel qui s’empresse de tourner les talons, non sans avoir adressé à Diane un clin d’œil compatissant. Et pouf, celle-ci sent les battements de son cœur s’accélérer instantanément.

* * *

Alors qu’elle se bricole un sourire de circonstance en traversant le hall d’entrée, Mathilde se demande ce qui a bien pu lui passer par la tête le jour où elle a suggéré à Laurent qu’ils se rendent ensemble au spectacle de Diane.

- Aucune idée, grommelle t-elle pour elle-même.

Enfin ça, c’est la version qu’elle préfère se raconter. En réalité, elle se souvient parfaitement de la façon dont les choses se sont déroulées ; tout comme elle se souvient du sourire qui brillait dans les yeux de Laurent et de comment, alors qu’ils discutaient sur le perron de la maison après avoir passés leur dimanche après-midi à construire une cabane avec les filles, elle s’était sentie tellement proche de lui qu’elle n’avait plus voulu le laisser repartir. Elle aurait tant aimé prolonger la conversation, encore et encore, le retenir un peu, rien qu’un peu… Et puis, surtout, elle ne pensait pas qu’il proposerait aussitôt à Nina de les accompagner. « Bonne idée, avait-il renchérit, on ira tous ensemble. Nina sera ravie de venir et d’enfin rencontrer les filles ! » Sauf que Mathilde n’avait jamais invité Nina. Elle ne voulait même la voir, cette Nina. Ni même lui dire bonjour.

- Bonjour, dit-elle en les accueillant sur le pas de la porte, pile à l’heure!

Le ton est sec, cassant. Pourtant elle n’a pas fait exprès, Mathilde, elle le jure : c’est sorti tout seul. Comme si ce n’était pas elle ! Comme si elle avait tourné le bouton de la radio et qu’une voix inconnue avait soudain emplie la pièce. Il faut dire qu’elle considère qu’il n’y a rien de pire que les gens qui arrivent avant que vous ayez fini de vous préparer. Ils auraient pu faire un petit effort et prendre leur temps. Quand même. Quel manque de politesse, cette ponctualité !

Laurent la serre brièvement dans ses bras et ses lèvres effleurent à peine sa joue. Ses gestes sont vagues, lointains, distants. Mathilde le sent incertain, déjà tourné vers l’autre. D’ailleurs, il attrape la main de Nina avec vigueur, comme s’il tenait à rappeler sa présence, à l’ancrer dans le sol.

- Nina, je te présente Mathilde. Mathilde, voici Nina.

«La première fois que je l’ai rencontré, elle portait un pansement Bourriquet enroulé au bout de l’index. C’était un pansement d’enfant et ça m’a bouleversé. Parce que je fonctionne comme ça, moi : je m’accroche à un détail idiot que personne d’autre ne remarquerait et je pars de là pour imaginer la personne que j’ai en face de moi. Les petits riens  me racontent de grandes histoires, tu sais. Je pourrais refuser de revoir une femme parce qu’elle n’aime pas la glace au café mais je peux tomber amoureux d’un pansement Bourriquet. Ce jour-là, je me suis dis qu’une femme qui soignait ses blessures avec le pansement d’une gamine de cinq ans ne pourrait jamais me faire de mal. Pas comme toi, Mathilde, tu comprends ? Nina ne me fera jamais de mal. Elle est jolie comme un cœur, elle est jeune et légère, légère. Comme un courant d’air. Depuis elle, je respire.  Alors arrête avec ton petit sourire triste, celui qui  fait écho à nos nuits d’ivresse et à toutes nos premières fois. Je ne veux rien savoir. J’ai des œillères, tu m’entends ? Il ne s’est rien passé. »

Voilà ce qu’il voudrait dire Laurent, alors que les deux femmes de sa vie se jaugent sans piper mot. La femme blessée et la maîtresse coupable qui s’observent en chiens de faïence. Si l’on y réfléchit bien, c’est finalement assez causasse  comme histoire ; un petit rien de Feydeau alourdit l’atmosphère. Evidemment, Laurent ne dit rien de tout cela. Ce n’est pas son genre de s’imposer ainsi. Du moins, pas encore… Pour l’instant, il se contente de baisser les paupières pour ne pas avoir à supporter le regard tristement surpris de son ex-femme.

De son côté, Mathilde sent sa gorge se serrer à la seconde où ses yeux se posent sur la jeune fille, postée en retrait derrière la silhouette de Laurent. La jeune femme a beau savoir que Nina est bien plus jeune qu’elle - Florence l’avait prévenu, pourtant : « Vingt-quatre ans, tu te rends compte ? Une vraie gamine ! » - elle ne s’attendait pas à tant de candeur. C’est simple, Nina ressemble à une poupée : de grands yeux bleu étonnés éclairent ses joues aux rondeurs enfantines, ses lèvres roses s’étirent en un joli sourire candide et de tout petits seins pointent sous son tee-shirt blanc, un brin trop large. Empêtrée dans sa timidité et sa maladresse juvénile, Nina est radieuse.

Lorsque Mathilde lève les yeux vers Laurent, la bouche encore entrouverte par la surprise, leurs regards se croisent un bref instant et le sang afflue à leurs visages de façon si synchronisée qu’ils pourraient n’avoir qu’un cœur pour deux. Le moment est éphémère et se dissipe en une seconde. D’ailleurs, a-t-il seulement eu lieu ? Mathilde n’a pas le temps d’y réfléchir que, déjà, Nina lui tend la main et il faut la serrer, dire combien elle est enchantée de la rencontrer, ravie même, que Laurent  lui a tellement parlé d’elle.

Heureusement, Iris et Lucie accourent pour embrasser leur père et sauver Mathilde de l’embarras dans lequel elle patauge depuis que le jeune couple a sonné à la porte. Les bras de Laurent s’ouvrent en grand, son sourire fait de même.

- Bonjour mes toutes belles!

Il se retourne vers Mathilde, le sourcil arqué par l’interrogation :

- Diane n’est pas là?
- Elle est déjà partie, tu penses bien! Elle est au lycée depuis ce matin. Il y avait répétition générale, en costume. A l’heure qu’il est, j’imagine qu’elle doit être en train de se préparer. Il faut juste que je pense à lui apporter ses créoles, qu’elle a oublié dans sa ch…

Lucie l’interrompt en tirant la manche de son père et montrant Nina du doigt :

- Papa, papa, c’est qui la dame?

- Eh bien c’est Nina, mon… ma… mon amie.

La petite blonde ébauche une grimace dubitative. Iris lui balance un coup de coude :

- C’est son amoureuse quoi, explique t-elle à sa petite sœur en prenant un air faussement exaspéré.

Laurent se sent un peu stupide ; il s’était repassé en boucle le film de la rencontre entre Mathilde et Nina mais n’avait pas eu le temps de penser à la réaction de ses filles. Un peu gênée, Nina leur adresse un petit signe de tête embrouillé.

- D’accord, acquiesce Lucie, c’est elle. Bonjour alors. Z’avez vu mes nouvelles baskets sinon, comment elles sont trop belles?

Laurent rit, soulagé. Il est toujours étonné de la facilité avec laquelle les enfants passent du coq à l’âne en une seconde. L’intérêt des gamines pour Nina s’est dissipé comme une traînée de poudre et les voilà revenues à leurs petites préoccupations du moment :

- Et même qu’elles brillent dans le noir, tu sais.

- Qui?

- Mes baskeeeeteuh!

La petite fille claque fièrement du pied pour illustrer ses propos et une dizaine de petits cœurs illuminent ses talons.

- Oh là là, s’amuse son père en la prenant par la main, c’est soûûûperbe!

Pendant que tout ce petit monde babille en marchant vers la voiture, Nina en profite se pencher vers Mathilde et lui demander tout bas l’autorisation d’utiliser rapidement sa salle-de-bain. Un instant plus tard, la jeune fille disparaît dans les escaliers et laisse à sa rivale un instant de répit pour se remettre les idées en place.

Celle-ci ferme les yeux. Oh pas longtemps, juste une seconde ! Une toute petite seconde pour se couler en elle-même.  Rien du tout… ou à peine assez pour être submergée.

« Si je pouvais, lui disait Laurent en la caressant du regard, je te prendrais en photo tous les jours ! »

La première fois, il avait lancé ça avec une spontanéité désarmante, le sourire à demi, le regard qui frise. Puis, il avait embrassé ses cheveux avec un mélange de tendresse et de moquerie contenue qui n’avait pas échappé à la jeune femme. Vexée, elle l’avait d’abord repoussé d’un coup de coude un peu trop faible pour ne pas prêter à rire. C’était un dimanche de brouillard, octobre sûrement. Ou peut-être décembre ? Elle était allongée, les traits fatigués, le teint morne, les yeux brillants de fièvre. Les cernes lui dessinaient des poches de panda sous les yeux. Et Laurent de prétendre qu’elle était belle.

« La plus belle, toujours ! Avec ton air triste et ta petite mine butée. Je t’aime même comme ça, je t’aime tout le temps. Quand tu t’énerves après moi, quand tu es en retard, quand tu tombes. Quand tu me câlines pour obtenir quelque chose. Quand tu danses et que tu as trop bu. Quand tu racontes n’importe quoi. Quand tu votes écolo. Quand tu ne fais aucun effort. Quand tu envoies des textos en marchant. Quand tu ne dis rien. Quand tu pleures devant Dirty Dancing. Quand tu préfères Romain Duris à moi. J’aime tout ça ! Je ne voudrais pas en perdre une miette, je ne veux rien oublier. »

La jeune femme soupire et chasse le trop plein de souvenirs d’un clignement de paupières. Pourquoi réagit-elle de la sorte ? Pourquoi cette petite jalousie incontrôlable lui picote-t-elle le cœur et les idées ? C’est idiot ! Cela va bientôt faire deux ans qu’elle a quitté Laurent et, même si les premiers mois passés loin de sa présence rassurante furent comme une douloureuse renaissance, Mathilde croyait avoir guérit. Avoir piétiné ses rancœurs et réussit à ne garder que les jolis souvenirs. Mais le baiser clandestin qu’ils avaient échangé, le dos calé contre une rambarde d’escalier, ne l’aidait pas à ranger sa mémoire dans sa poche.

L’empreinte de ses lèvres humides contre sa bouche. La chaleur qui avait empourpré  leurs joues. Les rires des enfants qui virevoltaient au premier étage.

Ils n’en avaient pas reparlé depuis ; aucune allusion, aucun regard de connivence, aucune complicité voilée. Rien. Elle en venait parfois à se demander si ce moment d’intimité avait réellement existé. Et, à force de vouloir l’oublier, elle y pensait tout le temps. La jeune femme se laisse aller contre le mur, gonfle ses joues, et souffle un grand coup pour se donner du courage.

Mon Dieu, comme cette soirée risque d’être longue !, se dit-elle. A devoir faire des courbettes à cette pimbêche qui se pavane au bras de Laurent comme si il lui appartenait. Comme si elle pouvait effacer quinze ans de vie commune d’un revers de manche et d’un sourire mousseux.

- M’maaaaan!

C’est Lucie qui l’appelle et la sort brusquement de sa torpeur. La petite fille pleurniche parce qu’elle a oublié son petit carnet à dessin, celui qu’elle traîne partout derrière elle, celui avec la fée en robe jaune qui s’envole sur la couverture. Pas le temps pour l’introspection, le déni ou l’apitoiement : déjà, il faut retourner vers les autres, vers la vie. Faire comme si de rien était, et puis sourire encore.

Mais rien n’est plus trompeur qu’un sourire, n’est-ce pas ?

* * *

La main de Nina effleure le débardeur de Mathilde qui traîne sur le rebord de la baignoire, ses doigts détaillent les flacons de parfums qui s’entassent sur l’étagère, ses yeux se posent partout : la brosse ronde autour de laquelle s’enroulent de longs cheveux bruns, la serviette humide roulée en boule au pied de la corbeille à linge qui déborde, les chaussons d’enfants oubliés dans un coin. Nina fait rouler un bâton de rouge à lèvre entre son pouce et son index. Sur le bâtonnet, on peut lire :

Rouge Coco.

- Eh ben, murmure t-elle, les dents serrées, rien que ça.

C’est donc là, se dit-elle, c’est donc là que vit Mathilde. L’ex-femme adorée, adulée ; celle dont l’empreinte colle aux talons de Laurent à chaque fois qu’il tente d’esquisser un pas en avant. Nina trouve que ce n’est pas si joli que ça, ici : bordélique, trop coloré, superficiel. A écouter l’homme de sa vie parler, avec des trémolos dans la voix, cette maison serait l’antre du bonheur. Ou du désir, elle ne sait pas très bien. Sans doute un peu les deux à la fois, tiens.

Nina pense qu’elle aimerait bien disposer de tout un après-midi pour pouvoir fouiller en paix cet endroit qui l’intrigue tant. Découvrir les moindres recoins, ouvrir tous les tiroirs, feuilleter les albums photos, tâtonner les histoires de famille, dérouler les anecdotes, délier les souvenirs… Respirer le passé à pleins poumons. Et puis comprendre enfin : tout ce qu’elle a raté, tout ce qu’elle ne sait pas, toutes ces choses qu’il ne veut plus raconter.

Seulement, elle ne dispose que de trois minutes  et après elle devra courir les rejoindre en bas, grimper dans le 4X4 familial - à l’arrière comme les enfants ! - et filer applaudir Diane, l’adolescente rebelle et petit prodige de la journée.

Mon Dieu, que cette soirée risque d’être longue !, se dit-elle. A devoir faire des courbettes à cette pimbêche qui continue de sourire à Laurent comme si il lui appartenait toujours; comme si elle pouvait le garder sous sa croupe de séductrice juste parce que le passé les rassemble.

Nina déteste Mathilde. Avec sa prétendue perfection, son allure fragile, ses préoccupations bourgeoises et ses trois petites filles au regard lumineux. Pendant qu’elle la maudit à mi-voix, la jeune femme baisse les yeux vers le sol. Peut-être par honte, ou par chagrin, peu importe. Toujours est-il que son regard balaie le carrelage blanc et tombe sur la poubelle en osier. C’est un coup d’œil hasardeux, furtif, irréfléchi. Une coïncidence spontanée. Mais ce qu’elle y voit lui rend instantanément le sourire. C’est un petit sourire en coin, un brin diabolique, de celles qui savent qu’elles détiennent un secret.

* * *

Il se réveille en sursaut ; la bouche pâteuse, le front en sueur, la respiration saccadée. Depuis qu’il est entré à l’hôpital, Raphaël fait toujours le même cauchemar.

Une fillette aux tresses rousses court dans un champ aride, au bord d’une route déserte. Elle avance droit devant elle, si vite que ses jambes se dérobent sous ses pas et, avant qu’il ne réagisse, la voilà allongée sur le macadam, un camion imposant roulant sur son corps frêle. L’écrasant. Le broyant. L’air de rien, elle se relève presque aussitôt, soudain devenue grande. Une jeune femme aux yeux vides, dont seules les nattes défaites rappellent la petite fille qu’elle était encore, un instant plus tôt. Assurée et souriante, elle marche vers lui sans le reconnaître, passant à côté de son père sans le voir, et disparaît dans la lumière.

Raphaël reste longtemps allongé dans l’obscurité de la chambre, immobile, perdu dans ses pensées.

Il se fait la réflexion qu’il a toujours été seul, qu’il a toujours trouvé cela naturel. Pire, qu’il n’en a jamais souffert. Mais, brusquement éveillé d’une sieste longue et douloureuse, sa solitude lui semble insupportable. Il sent que quelque chose s’ouvre en lui, un gouffre immense où les paroles de Laurent s’infiltrent et résonnent en boucle : « Tu as besoin de soutien, toi comme tout le monde. Laisse nous t’aider. »

En un éclair, il entrevoit l’image de la force qu’il faut pour vivre, le courage que cela exige, et il se demande s’il aura un jour ce courage là. Celui d’oser affronter la vie et de ne pas simplement ajouter un jour à l’autre, une personne à une autre. De toute laisser passer : les saisons, les gens, les émotions. Je vais mourir, se dit-il, peut-être très vieux ou peut-être très bientôt, et je n’aurais rien fait qui demande un peu de courage et de détermination des sentiments.

A cette idée, il se redresse vivement et se lève d’un bond pour aller boire un verre d’eau dans la petite salle-de-bain exiguë de la chambre. Les tempes moites, les yeux grands ouverts, remplis d’un vide effrayant, il appuie les deux mains sur le lavabo et regarde la silhouette qui lui fait face dans la glace. Il a la désagréable impression d’apercevoir un homme en train de s’effacer, de se décolorer…

Ma vie passe, et je la laisse passer.

Soudain poussé par une force qu’il ne se soupçonnait pas, Raphaël passe son visage sous l’eau, enfile un jean, un polo délavé et des chaussures bateaux. Il glisse son portable et son badge de médecin dans sa poche et se précipite vers la sortie. Avoir travaillé pendant des années dans ce même établissement où il se retrouve désormais hospitalisé lui permet quelques astuces pour s’échapper plus facilement… Un sourire malicieux étire ses lèvres : ce soir, il y a un spectacle où il est attendu. Alors qu’il marche lentement vers l’arrêt du tramway, il lève les yeux vers les étoiles et se surprend à penser à Florence et à la robe qui tournera autour de ses hanches.

* * *

A quelques mètres de là, Florence défait d’une main experte les premiers boutons qui découvrent le décolleté de sa petite robe en soie noire. Peut-être est-elle un peu trop sexy pour une simple soirée lycéenne mais la jeune femme s’en moque. Cette robe, c’est toute une histoire. Son histoire. Celle des premiers rendez-vous manqués, des cocktails en talons dans la pelouse. Une coupe de champagne rosé qui pétille sous la langue et la sonate en si mineur de Chopin, fredonnée dans l’oreille de son petit garçon, un soir de pluie. Portée avec des bas pour les dîners mondains de décembre, sa robe fétiche lui donne aussi de l’allure sous un soleil de plomb, simplement accessoirisée avec un gros collier fantaisie et des sandales dorées.

Tout en admirant sa silhouette dans le miroir à pied, la jeune femme se félicite intérieurement d’être encore assez svelte pour pouvoir la porter, des années après. Dans un instant de douloureuse lucidité, elle se souvient avec un léger pincement au cœur à quel point Raphaël l’aimait, cette robe-là, et de son regard qui la déshabillait dès qu’elle l’enfilait. En arborant une petite moue fatidique, Florence chasse ce souvenir d’un geste de la main, comme si elle repoussait un voile opportun. C’est décidé, elle portera cette robe ce soir et elle sera éblouissante… même si, appuyée contre le cadre de la porte, Morgane grimace en décrétant que les princesses ne portent pas de robes noires, elles.

- Mais bon, tu es un peu jolie quand même, admet la petite rouquine du bout des lèvres en détaillant la tenue de sa mère. Puis avec ton chignon, on dirait Cendrillon.

Florence sent un sourire éclairer son visage.

- Merci ma puce, mais toi tu es encore plus belle!

- Oui, réplique malicieusement la petite fille, c’est parce que je te ressemble!

Elle éclate de rire et son rire s’éparpille dans l’air pendant qu’elles sortent de l’appartement, en se tenant par la main. Gambadant au bord du trottoir qui les mène à leur voiture, la fillette s’amuse à sauter par-dessus les flaques et Florence ne pense même pas à la gronder, malgré les petits souliers vernis.

* * *

Accoudé à la balustrade qui surplombe la salle polyvalente du lycée, Raphaël se dit - non sans une bonne dose d’humour noir - que c’est un peu comme si il était déjà mort, finalement. Il observe les choses à la dérobée, les gens qui vont et viennent, les parents qui discutent avec fierté des prouesses de leurs progénitures, les chiens qui pissent dans les coins, les bagnoles qui enchaînent les créneaux pourris et les mères qui engueulent leur gamins avec un brin d’accent niçois :

- Jordan, descend de là ou tu vas te casser la binette!

Il se sent comme étranger à un monde qui tourne déjà sans lui. A l’écart. Différent. Fort de cette certitude de l’insoutenable légèreté de la vie, qu’on ne peut comprendre que lorsqu’on manque de la perdre et jamais avant. C’est con, trop con. Trop tard, aussi.

- Jordan, qu’est-ce que je viens de dire?

Lorsqu’il aperçoit Florence sortir de sa voiture - le créneau pourri, c’était elle, il aurait dû s’en douter -, il sent le sang lui monter à la tête (sans mauvais jeux de mots) et reste un instant interdit, incapable de bouger, à se demander comment l’aborder sans l’effrayer.

- Jordan, je compte jusqu’à trois…

Il la trouve plus belle que la dernière fois qu’il l’a vu, dans la lumière blanche et terne de l’aéroport, un an auparavant. Il se souvient de ses traits tirés, de ses yeux presque transparents, et de ses mots qui avaient tout abîmé. Aujourd’hui, elle semble plus légère, comme si elle avait décidé de piétiner cette vieille tristesse qui la rattrapait toujours. Derrière elle, Morgane trottine avec entrain, en balançant ses nattes derrière ses épaules. Rassuré par la présence de la fillette - Flo n’oserait pas le gifler devant Morgane, si ? -, Raph esquisse un pas vers elles tout en répétant dans sa tête le discours qu’il va leur tenir : « Tu ma manques. Il faut que je te vois. J’ai besoin d’aide. Allons applaudir Diane et puis dînons ensemble, s’il te plait. »

Il est même prêt à la supplier, s’il le faut.

- Un, deux, trois…

Quelqu’un le bouscule et l’arrête sur sa lancée. C’est un homme d’une quarantaine d’année, les cheveux en brosse et le regard brillant, qui bredouille une excuse en s’éloignant. L’inconnu accélère le pas et se dirige vers la silhouette de Florence, qui n’a rien vu de la scène. L’homme la rejoint d’un pas pressé et Raphaël ne les quitte pas du regard, incrédule. Une fois arrivé à sa hauteur, il pose une main sur son épaule et elle esquisse un large sourire en le reconnaissant. Quelques secondes filent, une hésitation flottante, un baiser déposé sur le coin de la joue. Morgane sautille et attrape l’inconnu par la manche de sa chemise en coton.  De là où il se tient, Raphaël n’entend pas ce qu’ils se disent mais les surprend s’esclaffant, comme dans une série B des années 80. Tous les trois reprennent leur route côte à côte, marchant d’un même rythme, Morgane entre eux, les tenant chacun par une main.

- JORDAN! Tu vas te prendre ma main dans la tronche!

Ouïe…

- C’est ça, pleure, tu pisseras moins.

* * *

Dans la voiture qui roule au ralentit, coincée dans les embouteillages de la Promenade des anglais, Mathilde ne remarque pas la mer dont les rouleaux continus éclaboussent les galets noirs et blanc. Ni les gros nuages gris qui menacent la ville, ses toits colorés. Ni même les promeneurs qui marchent à vive allure, leurs parapluies retroussés sous le vent. Songeuse, la jeune femme a le regard figé sur les gouttes de pluie qui glissent, en diagonales tremblantes, le long des fenêtres fermées. Depuis la banquette arrière, où elle est installée entre Iris et Nina, Lucie s’amuse à enrouler les cheveux de sa mère autour de ses doigts.

- Tu es attachée, hein, ma Luciole? S’assure vaguement la jeune femme en se retournant vers sa fille.

Alors que celle-ci acquiesce d’un vif hochement de tête, Mathilde remarque les yeux de Nina posés sur elle. Une sorte de petit rictus moqueur agite ses pupilles. Troublée, Mathilde pivote à nouveau, sans cesser pour autant de sentir son regard sur elle. Un léger frisson lui parcourt l’échine et elle prend bien soin d’éviter de regarder dans le rétroviseur.

Une fois garés sur le parking de l’établissement en briques rouges, tous s’empressent de sortir du 4X4, soulagés d’échapper à cet espace clos qui les condamnait à se tenir si près les uns des autres. Croisant les bras contre sa poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle, Mathilde marche devant, les enfants sur ses talons. Les portières claquent dans son dos, le ciel est de plus en plus bas et l’orage gronde derrière les collines.

A peine ont-ils pénétré dans la salle polyvalente du lycée, où le spectacle ne va plus tarder à avoir lieu, qu’Iris aperçoit Morgane  au milieu de la foule et se précipite vers son amie en riant de bonheur. Les petites filles se tombent dans les bras, bavardent avec entrain, s’agrippent l’une à l’autre, et se chamaillent déjà en se soufflant dans les cheveux. Derrières elles, leurs mères s’adressent un clin d’œil attendri.

Florence en profite pour présenter Simon aux autres, tout en guettant l’approbation dans le regard de Mathilde. Mais celle-ci est bien trop occupée à fixer Antoine, arrivé en avance lui aussi, et à l’observer avec une angoisse non dissimulée lorsqu’il s’approche timidement du groupe pour saluer Nina et Laurent. A sa vue, ce dernier sent tous ses muscles se contracter et doit se retenir pour ne pas retirer sa  main au moment où celui-ci lui tend la sienne. Tous deux restent un instant plantés l’un en face de l’autre, ne sachant que dire, se crispant à mesure que les secondes s’égrainent. Heureusement, Mathilde s’interpose entre eux, mettant fin à ce combat silencieux, et attrape Antoine par le bras. C’est merveilleux que tu ais pu venir, dit-elle en s’éloignant à petits pas pressés, tu as fait bon voyage ?

Une fois qu’ils sont un peu à l’écart, elle propose à Antoine de s’asseoir d’un geste du menton, pose ses affaires à côté de la chaise sur laquelle il s’installe et lui demande de garder un œil sur son sac. Elle lui adresse un sourire radieux, promet de revenir très vite et tourne les talons dans un nuage de Chanel N°5. Soulagée d’échapper au vaudeville qui ne va pas tarder à se jouer de leur côté de la scène, Mathilde accélère la cadence afin de regagner les loges où elle sait que Diane l’attend. Impatiemment.

* * *

La veille, Antoine avait passé la soirée à cuisiner avec Maya. Il avait débarqué à l’improviste dans le petit studio qu’elle occupait maintenant, rue des Hauts Pavés, avec du chocolat et des noix de pécans. Elle avait sourit spontanément et laissé tomber ses défenses le temps de quelques heures. Les noix de Pécan, avec Maya, ça marchait à chaque fois. Alors que la dernière fournée cuisait, ils s’étaient assis sur le carrelage froid de la cuisine et avaient beaucoup parlé. Des bêtises qui occupaient leur quotidien, de cette envie d’enfant qui ne prenait pas corps, de leurs années d’écart, de l’arrivée de Diane.

- Qu’est-ce que ça change, Maya, dis-moi qu’est-ce que ça change?

- Mais tout, répétait t-elle entre ses dents, ça change tout. Ca veut dire que c’est moi le problème. Je supporte plus de lire ça dans tes yeux.

- Je m’en fous. Il y a d’autres solutions pour avoir un bébé…

Ses yeux s’étaient mouillés de larmes et elle avait secoué la tête, lentement. Soudain, elle avait bondi sur ses pieds :

- J’ai envie de prendre l’air, avait-elle déclaré, catégorique.

Ils avaient fourré à toute vitesse les cookies dans un sac en plastique. A peine avaient-ils fait quelques pas que la pluie printanière avait éclatée, avec l’odeur du bitume, et ils avaient partagé les gâteaux en silence, serrés sous son parapluie bleu. Cette soirée l’avait laissé étonné, un peu éparpillé. C’était bourré de dernières fois - et de premières -  voilà pourquoi.   Le lendemain matin, il avait conduit jusqu’à Nice en écoutant « Rock Collection » de Voulzy et des vieux tubes des Beach Boys. Il s’était dit qu’il faudrait qu’il se fasse une compile des années soixante pour les longs trajets en voiture qu’il ferait sûrement souvent, maintenant.

Antoine n’aime pas Diane. Enfin, ce n’est pas vraiment qu’il ne l’aime pas, non non au contraire : il l’apprécie beaucoup. Mais il culpabilise un peu de ne pas avoir eu de coup de cœur envers elle, de coup de foudre paternel, de sentiment charnel instantané. Ce genre de trucs dont on vous parle au cinéma. Cette gosse, c’est peut-être la sienne mais c’est d’abord une inconnue : ses céréales préférés, la musique qui tourne en boucle dans son MP3, le prénom de sa meilleure amie, son premier mot et la cicatrice qui marque son menton, il ne connaît rien de tout ça. Alors il se donne bonne conscience en prenant de ses nouvelles et en tentant d’établir un lien avec elle mais il sait d’avance que ça ne marchera pas. Surtout si cela veut dire perdre Maya…

Pourtant ce soir, il est là, animé d’une volonté à toute épreuve. Prêt à lui donner une chance. Se donner une chance. Avant d’arriver, il a eu une vague appréhension en pensant aux retrouvailles avec ce rond de flanc de Laurent et puis, finalement, leur rencontre est passé bien plus vite que ce qu’il avait imaginé. Laurent semble jaloux et bouillonnant d’une colère démesurée. Antoine a envie de le prendre à part et de lui parler d’homme à homme en lui disant de ne pas s’inquiéter, qu’il ne compte pas lui enlever sa fille.  Mais le moment est-il bien choisi ?

* * *

Lorsqu’elle distingue le visage de sa mère à travers l’embrasure de la porte, Diane sent une vague de soulagement l’envahir d’un seul coup. Sa frimousse s’éclaire alors d’un large sourire et l’adolescente se précipite vers elle en sautillant comme une gamine :

- Maman! Maman! Oh, merci d’être venue!

Les boucles blondes de Diane tombent en cascade sur ses épaules dénudées et son visage est plus pâle que d’habitude. Un brin de poudre sur les joues, un gros collier doré qui orne son cou, les pieds nus. Qu’est-ce qu’elle a l’air sage, enroulée dans sa longue tunique blanche. Jolie poupée de porcelaine aux yeux rieurs.

- Comme tu es belle, s’exclame Mathilde en détaillant sa fille de la tête aux pieds, une vraie jeune fille!

- Tu dis ça comme si c’était une surprise, grommelle t-elle, faussement boudeuse.

Mais la lueur de malice qui fait pétiller son regard veut tout dire : le compliment a fait son petit effet. Tout sourire, Mathilde sort de sa poche la paire de boucles d’oreilles oubliées et, pendant que Diane se penche vers le miroir de la loge pour les glisser à ses lobes, elle demande :

- Alors, tu te sens prête?

La réponse tombe immédiatement, tel un couperet, catégorique :

- NON!

- Ah?

- Je ne me souviens plus de rien, c’est tout cotonneux dans ma tête, je suis certaine que je vais me planter royalement devant tout le monde, que ça va être affreux, que les gens vont se moquer de moi pendant des mois, qu’il va y avoir de longs silences terribles et que je ne pourrais plus retourner au lycée après ça tellement j’aurais honte, que la troupe entière ne voudra plus ja-mais m’adresser la parole parce que j’aurai tout gâché et on racontera encore mon humiliation dans dix ans dans les couloirs et alors je deviendrai une sorte de mascotte à humilier pour toujours!

Diane laisse flotter un court instant de silence, juste le temps de reprendre sa respiration. Mathilde en profite pour lui glisser, sur un petit ton ironique :

- N’oublie pas non plus que si ça jamais se passe mal, papa et moi, on t’aimera plus.

Diane stoppe soudain sa logorrhée et se renfrogne :

- C’est loin d’être drôle, tu sais.

Mathilde lui offre un joli sourire contrit, qui lui ferait presque retrouver le sien :

- Haut les cœurs princesse! Tout va bien se passer, j’en suis certaine. Ce que tu ressens est tout à fait normal, c’est l’inverse qui serait étonnant. Tu n’es pas la seule à avoir peur: je mettrais ma main à couper que tous les autres sont morts de trouille eux aussi, même s’ils ne le montrent pas. C’est justement ça qui est bien, c’est que cette peur là va vous permettre de vous rapprocher les uns des autres, de vous sentir unis et de donner le meilleur de vous-même.

- C’est pas vrai. Lise et Sam n’ont pas peur, eux, c’est clair. Ils ont l’air tellement sûrs d’eux, maman!

- Tu ne penses pas que c’est une façon de la cacher ? Crois-moi, Dianette, l’appréhension est un sentiment qui peut booster. Essaye d’en faire en quelque chose de positif plutôt que du stress négatif, d’accord?

La jeune fille hausse vaguement les épaules mais son regard se voile : elle n’est pas dupe, ce sont de bien jolis mots mais qui n’aident pas.

Alors que sa fille s’apprête à rejoindre les coulisses, Mathilde s’empresse de la rattraper par la manche et plante ses yeux dans les siens :

- Okay, excuse-moi, c’était ridiculement cliché ce que je viens de te raconter.

Diane a de beaux yeux clairs, verts et lumineux, qui ont la particularité de pouvoir exprimer mille sentiments en une seconde. Capacité déstabilisante à passer en douce de la naïveté de l’enfance à la colère révoltée de l’adolescence. Or, à cet instant, son regard signifie quelque chose du genre : « Quoi ?! »

- Ce que je voulais dire, bredouille Mathilde qui se sent soudain beaucoup plus petite que sa propre fille, c’est que c’est normal de stresser, que je comprends, que je t’admire, que je compatis et que je te soutiens à cent pour cent. Même si je ne peux pas faire grand chose pour t’épauler en ce moment!

Diane fronce le nez dans une mimique concentrée.

- A bien y réfléchir, dit-elle, y’a p’têtre un truc que tu pourrais faire…

- Je m’attends au pire!

La jeune fille se redresse vivement. Petite mine sérieuse :

- Maman, j’ai une faveur à te demander.

- Comment ça, s’exclame Mathilde en riant, une faveur? A moi? Attends, ‘tends, ‘tends: je vais la noter sur ma liste alors, juste après «Donne-moi la vie»!

- Mâââman!

- N’empêche, tu ne m’as pas facilité la tâche ce jour-là, petite peste!

- Maman, par pitié! Pas cette histoire, encore!

Sans l’écouter, Mathilde poursuit sur sa lancée :

- Tu refusais d’arriver, j’ai tout fait pourtant! La veille de ta naissance, ton père a même tenté de me…

Diane se bouche les oreilles :

- Beurk, beurk, beurk! J’veux pas savoir!

- Que tu es bête! Il m’a juste embarqué pour faire un tour sur la moto de Raphaël, autour du pâté de maison! Mais rien à faire, tu étais toujours aussi bien calée dans mon ventre, pas décidée à montrer le bout de ton nez. A l’hôpital, ils ont finit par me renvoyer chez moi, malgré les contractions, et…

- … et finalement je suis venue si vite que tu as manqué d’accoucher toute seule dans la voiture, je saiiiis!

Mathilde adresse à sa fille un drôle de regard qui mêle indulgence, amusement et puis beaucoup de tendresse, aussi. Debout face à elle, Diane semble choisir ses mots avec soin, pour être sûre de s’exprimer le mieux possible. De dire ce qu’il faut, bien comme il faut. Elle prend une profonde inspiration avant de se lancer :

- J’ai fait exprès de ne croiser ni Antoine, ni papa depuis que je les ai repéré dans la salle parce que le fait qu’ils soient là, maman, c’est le truc qui me stresse le plus dans toute cette histoire. Bien plus que de me tromper dans mon texte ou d’oublier une réplique. L’idée de me retrouver coincée entre eux à la fin de la pièce et de devoir gérer ma relation avec chacun, trouver quoi dire pour ne blesser personne, tout ça… C’est… ça me… Enfin tu vois, quoi!

Sa mère acquiesce d’un léger signe de tête et caresse machinalement la manche de Diane lorsqu’elle dit :

- Je sais, Dianou, je sais. Concentre-toi sur ta prestation, c’est le plus important maintenant. Et moi, je m’occupe d’eux, d’accord? Je serai là pour faire tampon quand tu descendras de scène, je te le promets.

- Oh là là, siffle Diane pour dédramatiser la déclaration solennelle de sa mère, quel changement depuis ce matin! A croire que tu t’es achetée un bouquin sur l’éducation…

- Dans le mille, rétorque Mathilde, mais figure-toi que je n’ai pas trouvé de chapitre sur «Que faire quand votre fille de seize ans vous fait la tronche parce que vous ne prenez pas partie entre elle et ses deux pères», Alors je me suis dit que ce serait sans doute plus facile de m’excuser… et de te faire confiance.

La jeune femme marque un temps d’arrêt, comme si elle hésitait à ajouter quelque chose, et puis finalement, lui sourit. Diane lui rend son sourire. Ça paraît sans doute un peu bête, dit comme ça, mais ça les rend toutes les deux plus légères.

Pour une fois, Mathilde et Diane se retrouvent du même côté de l’histoire.

* * *

C’est une drôle de scène, très inattendue, pendant laquelle tous les protagonistes du drame sont assis en rang, dans l’attente fébrile de l’apparition de l’enfant prodige qui les réunit tous ce soir.

Il  y  a  d’abord Florence, qui a relevé ses boucles blondes pour dégager sa nuque. Elle est  tellement belle dans cette petite robe noire ! Elégante, peut-être un peu trop pour l’occasion, elle est assise à côté de Simon et l’observe à la dérobée occupé à improviser des tours de magie pour Iris et Morgane qui piaffent d’impatience. Florence aimerait bien lui demander qui était cette fille avec qui elle l’a surpris en train de dîner l’autre soir. Mais elle n’ose pas, bien sûr. Pour cela, il faudrait d’abord qu’elle lui avoue qu’elle s’est rendue jusque chez lui, qu’il lui a manqué et que, non seulement elle est repartie bredouille mais qu’elle s’est même découverte furieusement jalouse d’une inconnue aux jambes infinies.

Florence se contente donc d’espérer que Simon esquisse un geste dans sa direction, un signe, un sourire, n’importe quoi. Mais, à force de comptabiliser ses regards et de psychanalyser des attitudes, elle en oublie que s’il est venu ce soir, ce n’est sans doute pas pour raconter des blagues carambars à des gamines de neuf ans. Pourtant, elle ne peut pas s’empêcher de songer à la déception qui l’envahirait s’il ne voulait pas d’elle. Si leur histoire était avortée, avant même d’avoir commencé. Elle est persuadée qu’il faut toujours se préparer au chagrin, bien plus qu’au bonheur. Le bonheur, c’est simple, il suffit de se laisser glisser. C’est comme descendre sur la pente d’un toboggan. Le chagrin, c’est remonter à pieds la pente d’un très long toboggan…

Morgane réclame à Simon de lui expliquer comment il a fait disparaître le bonbon qui fondait au creux de sa paume une seconde plus tôt. Alors qu’il refuse de lui révéler son « truc », la petite fille demande, soudain grave :

- Est-ce que tu vas rester avec nous maintenant?

Il hausse les épaules, pour signifier qu’il n’en sait rien et elle dit :

- Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin d’apprendre.

Simon sent son grand cœur d’adulte se serrer devant la petite moue sérieuse de Morgane. L’espace d’un instant, il songe qu’elle est trop maligne, cette gamine, à jouer ainsi avec les sentiments des grandes personnes pour obtenir ce qu’elle veut. Mais, dès qu’elle lève vers lui ses jolis yeux clairs et suppliants, il cède en ronchonnant, bon perdant. Il ne veut pas qu’elle ait le temps d’être triste. De là où ils sont assis - lui plié en deux pour être à sa hauteur, elle penchée en avant pour mieux observer, les sourcils froncés, les mains enroulées contre les hanches - il sent sur lui le regard de Florence. La jeune femme les observe de loin avec une tendre inquiétude. Il sait qu’elle affronte des sentiments contradictoires et il a décidé de la laisser se battre avec ses contradictions. Il a juste envie de profiter d’être là, de la présence lumineuse de Morgane et de tous ces possibles qui se dessinent avec Florence. Il est bien conscient que la situation ne pourra pas s’éterniser, que l’éphémère s’éteint toujours, mais il espère bien qu’il y aura une jolie suite à leur histoire. Pour l’instant, il patiente. Il n’a rien à prouver, rien à cacher, il voudrait juste qu’elle comprenne d’elle-même qu’elle a le droit de lui faire confiance. De s’abandonner.  Soudain, Morgane tape dans ses mains et s’exclame avec ravissement :

- Trop cool, ton tour de magie! Ils vont pas en revenir à l’école quand je vais leur faire! Cimer, Albert.

Elle saute sur ses pieds et pique un baiser sur sa joue. Simon rougit de plaisir et constate qu’à ses côtés, Florence se raidit. Il se demande qui a pu lui faire autant de mal pour qu’elle soit devenue ainsi, aussi méfiante. “Allez, a-t-il envie de lui crier, viens ! De quoi tu as peur ?”

Un rang derrière Florence et Simon, installée près de son père, il y a Lucie. La fillette a enfilé sa plus belle tenue, elle aussi. Une jupe à volants avec un gros nœud dans le dos. En sourdine, on entend sa petite voix qui demande :

- Papa, quand est-ce que les couleurs sont arrivées dans le monde?

- Qu’est-ce que tu racontes, les couleurs ont toujours existé!

Lucie se redresse, pose ses mains bien à plat sur ses genoux et secoue la tête :

- Nah, ça c’est pas possible. Parce que moi, j’ai vu des tas de photos chez mamie, où tout était encore en noir et blanc!

Tout le monde rit.

- Elle est vraiment trop mignonne, s’extasie Nina en se penchant vers la gamine pour lui caresser les cheveux.

Mathilde se raidit instantanément. Pourtant, les enfants ça détend l’atmosphère.

(Il paraît)

De l’autre côté de Laurent, Nina se tient bien droite, voluptueuse et délicate, un jupon de dentelles tombant sur des collant opaques. Ses doigts sont entrelacés entre ceux de Laurent, pour qu’il ne l’oublie pas, surtout.

Antoine est installé deux chaises plus loin, mal à l’aise, maladroit. Comme s’il était tombé là par hasard, étrangement à l’écart. Il fait semblant de lire le programme avec un vif intérêt pour se donner une contenance. De tous nos protagonistes, il est sans doute celui qui a le plus hâte que la lumière tombe et que le spectacle commence ; mais il faut dire que les coups d’œil intempestifs que lui jette Laurent finissent par devenir franchement embarrassants.

Reste un siège, désespérément vide ; c’est celui de Maximilien, bien sûr. Il n’est pas encore arrivé parce qu’il avait, a-t-il dit, une nouvelle urgence à régler au boulot.

Et puis la salle devient noire.

Noire, noire, noire.

Tellement noire que personne ne remarque la silhouette de l’homme qui se glisse in extremis au milieu de l’assemblée, pile au moment où la lumière commence à décliner. Les bras croisés contre la poitrine, le dos calé contre un pilier, Raphaël se fond dans le décor, étrangement heureux d’être là malgré tout.

* * *

Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde.

* * *

BAM. BAM. BAM.

Les trois coups de brigadier qui marquent le début de la pièce.

BAM. BAM. BAM.

Les pas des autres qui entrent en scène.

Le chœur a à peine le temps de déclamer sa tirade que c’est au tour d’Antigone d’entrer en scène. Lise, déjà !, pense Diane en sentant ses veines cogner contre ses tempes, c’est bientôt à moi ! Eblouissante dans son costume d’Antigone, Lisa récite son texte avec une facilité déconcertante. De son côté du rideau, Diane n’entend pas vraiment ce qui se dit sur les planches, sans doute parce que ses oreilles sont en feu. Elle droit tendre le cou, le plus loin possible, pour comprendre les mots, le sens des mots.

BAM. BAM. BAM.

Le cœur de Diane qui saute dans sa poitrine.

Allez, chiche, elle part en courant, elle s’enfuit, elle fugue, elle prend ses jambes à son cou, on ne la revoit plus jamais ! L’adolescente se retourne vers les coulisses, affolée, cherchant la porte de sortie et croise le regard rassurant de Samuel. Le jeune homme lui adresse un sourire serein, un sourire qui semble dire : « Tu peux le faire, j’ai confiance en toi. Montre leur que tu n’es plus une gamine. »

BAM. BAM. BAM.

Diane s’élance vers la lumière.

* * *

- Tu sais, j’ai bien pensé, Antigone.

- Oui.

- J’ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle !

- Oui.

- Nous ne pouvons pas.

- Pourquoi ?

- Il nous ferait mourir !

- Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous nous devons aller enterrer notre frère. C’est comme cela que ça a été distribué. Que veux tu que nous y fassions ?

* * *

C’est la toute première fois qu’Iris va au théâtre. Oh, elle a bien été voir un spectacle de marionnettes avec papa et Lucie, mais c’était l’année dernière et puis elle ne s’en souvient presque plus. De toute manière, il était un peu nul ce spectacle ; d’ailleurs, elle aurait mille fois préféré aller manger une glace chocolat-vanille chez Fenocchio plutôt que de devoir rester assise, sur une chaise qui lui faisait mal aux fesses, à écouter cette histoire débile de Mère Michèle qui avait soi-disant perdu son chat. Mais aujourd’hui, Iris ne s’ennuie pas. Elle ne comprend pas tout, ça non, et puis le siège n’est pas très confortable non plus, mais elle espère chaque apparition de Diane avec une telle impatience, une telle curiosité contemplative, qu’elle ne voit pas le temps passer. La petite fille est subjuguée de voir sa sœur, drapée dans une longue robe blanche, qui raconte le monde avec des phrases alambiquées, se met à crier, à pleurer même, devant tout le monde !

Avant de partir, maman leur avait bien expliqué, à elle et à Lucie, que leur aînée allait faire semblant d’être quelqu’un d’autre, mais la gamine n’en reste pas moins stupéfaite. Diane, sa grande sœur adorée, avec qui elle a inventé tant d’histoires de poupées quand elles y jouaient encore ensemble, il y a longtemps. Celle avec qui elle imagine de fabuleuses chorégraphies le mercredi soir, en se goinfrant de fraises Tagadas devant la Nouvelle Star. Diane, qui s’amuse à la maquiller en chef pirate mais qui l’engueule avec de très gros mots dès qu’elle ose fouiller dans sa chambre sans permission. Diane, enfin, la plus forte du monde à la bataille de polochons et qui fait les roulés au Nutella mieux que personne. Ce soir, cette Diane là - sa Diane - est transfigurée. D’habitude pétillante et extravertie, prête à faire le pitre à la moindre occasion, la jeune fille semble soudain tellement digne, avec son allure de princesse.

Iris réalise alors avec une bouffée d’angoisse que le temps passe aussi pour les enfants. Qu’un jour, Diane deviendra une grande personne. Et même elle, et même Lucie qui n’est pourtant qu’un bébé et qui suce toujours son pouce quand elle a du chagrin. Elles auront à leur tour un travail, une maison, peut-être un mari ! Qu’elle, Iris Hardeketing, aura le droit de porter des talons et pas seulement pour se déguiser. Soudain, Iris  prend à la fois conscience du début de la vie, et de sa fin. Comme si elle sortait soudain de son corps pour mieux comprendre le monde qui l’entoure.

“Comme envolés les cerfs-volants…”

* * *

Au même instant, Mathilde et Laurent s’accoudent à la balustrade pour mieux profiter de la vue qui s’étale sous leurs yeux ébahis. S’abreuvant les mirettes des mimiques de Diane, ils se sentent tour à tour fiers, émus, angoissés, nostalgiques, amusés. Une foule de sentiments se bouscule dans le cœur de ces parents-cotons tout imbibés de nostalgie. Lorsqu’elle quitte la scène pour la première fois depuis son apparition, ils se retournent l’un vers l’autre dans un même mouvement et puis se disent des tas de choses en silence : “Comme elle est belle, notre fille ! Comme elle est douée ! Comme le temps passe ! Comme elle a grandi ! Tu t’en  souviens encore, toi, de ses premiers pas ?”

C’est ce moment là que choisit Maximilien pour débarquer et se frayer un chemin entre eux. Il est en retard, pressé, confus, trempé. Il se faufile sur le siège laissé libre en bredouillant des excuses en sourdine aux parents irrités devant lesquels il doit passer. Il écrase encore quelques pieds, adresse à Mathilde un vague sourire d’excuse et prend soin de mettre son portable en mode silencieux. Pourtant, remarque la jeune femme avec un agacement qu’elle ne prend plus la peine de dissimuler, il l’a gardé sur les genoux et y jette des regards inquiets toutes les trente secondes. Il ne soulève le nez que par intermittence pour jeter des coups d’œil distraits à l’action se déroulant sur les planches. Assise à ses côtés, tremblante de colère, Mathilde est soudain prise d’une nausée incontrôlable. Elle porte une main à sa bouche et doit se lever d’un bond, en plein milieu de la représentation. La contrariété, pense-t-elle en s’empressant de regagner la sortie. Laurent la suit du regard avec inquiétude mais elle ne s’en aperçoit pas, trop occupée à ne pas bousculer les spectateurs, décidemment indignés par ce groupe de perturbateurs. Une fois dans le couleur, elle bouscule l’hôtesse d’accueil et l’ouvreuse, passe à la droite de Raphaël sans le voir, pousse les portes battantes d’un coup d’épaule et se précipite aux toilettes, une sueur froide coulant le long de son dos lorsqu’elle se penche au dessus de la cuvette en retenant ses cheveux.

Quelques minutes plus tard, pendant qu’elle se rince le visage pour effacer ses larmes, elle sursaute en sentant une main se poser sur son épaule. Elle croit d’abord qu’il s’agit de Florence et pivote avec soulagement, prête à lui tomber dans les bras. Mais, au lieu du visage familier de son amie, elle se retrouve nez à nez face à Nina.

Il ne manquait plus que ça.

- Tout va bien, Mathilde? demande t-elle en fronçant les sourcils.

- Oui oui, bredouille celle-ci en cherchant désespérément de quoi éponger ses joues qui dégoulinent.

Nina lui tend un mouchoir :

- Tenez. Ça va aller?

- Bien sûr, ment la jeune femme en s’essuyant les yeux, merci.

Elle s’avance vers la porte pour retourner vers la salle de spectacle mais Nina lui bloque le passage en esquissant un drôle de petit sourire.

- Qu’est-ce qui vous arrive?

- Rien de grave, assure Mathilde qui commence à se sentir oppressée par l’insistance de la jeune fille, j’ai dû attraper une vilaine gastro.

- Il n’y a pas de gastro en ce moment.

- Pardon?

- Je dis qu’il n’y a pas de gastroentérite en ce moment, répète-t-elle entre ses dents.

- Bah, quand on passe son temps avec des enfants, conclue Mathilde avec une désinvolture feinte, on choppe toutes sortes de virus.

- Ce n’est pas une gastro, il n’y a pas de gastro en ce moment.

- Et qu’est-ce que vous en savez à la fin?

- Je suis passée par le service pédiatrique de la clinique Santa Maria ce matin même pour faire signer ma convention de stage et je peux vous certifier qu’il n’y a pas de gastro en ce moment.

- Okay, abdique Mathilde d’une voix sèche, ce n’est pas une gastro, j’ai compris! Alors ça doit sûrement être une indigestion. Sérieusement Nina, c’est quoi votre problème?

Les yeux de Nina se remplissent de larmes et sa voix se casse lorsqu’elle répond :

- Mon problème? Mon problème! Mon problème c’est que l’homme que j’aime ne sera jamais complètement à moi tant qu’il n’aura pas tiré un trait sur vous! Mon problème c’est que j’ai vingt-quatre ans et que je suis sensée être plus belle que vous, plus spontanée, plus attirante qu’une femme de quarante ans. Et je le suis, merde! Je suis… je suis la gentille de l’histoire moi, et j’en ai marre de passer pour la méchante juste parce que je suis tombée amoureuse de Laurent. Je ne l’ai piqué à personne, il était déjà seul quand je l’ai rencontré. Je veux changer de rôle!

- Calmez-vous, chuchote Mathilde en posant un index sur sa bouche, par pitié parlez moins fort! On va finir par nous entendre jusque dans les coulisses!

Nina renifle. Si Mathilde ne la méprisait pas, elle la prendrait sans doute dans ses bras tellement elle est touchante, Nina. Avec son joli visage de poupée assombrit par les larmes, ce petit jupon rose qui dévoile de longues jambes fines et sa marinière un peu tombante.

- Laurent n’est plus amoureux de moi, lâche Mathilde dans un pauvre sourire.

La jeune fille secoue la tête, obstinée.

- Mais si, il l’est. Et vous le savez aussi bien que moi! C’est juste que vous êtes trop fiers, l’un et l’autre, pour vous l’avouer. On serait dans un film, je serai la deuxième fille. Ca y’est, je sais, je suis Julia Roberts! Et vous, vous êtes Cameron Diaz et, et, et… et on se bat pour Dermot Mulroney!

- Ecoutez, reprend Mathilde avec une pointe d’impatience, je ne sais pas qui est ce Dermon Mulrochose et je me suis toujours sentie plus proche de Julia Roberts que de Cameron Diaz. Mais je peux vous assurer que vous faites fausse route. C’est avec vous que Laurent veut être aujourd’hui et votre présence ce soir le prouve.

- C’est tellement dur de passer après vousMathilde, s’exclame Nina dans un souffle, Laurent voue un véritable culte à votre passé ensemble. Il est si dense qu’il m’empêche d’entrevoir un futur pour nous deux. Je le rendrais heureux pourtant, vous savez!

- Je n’en doute pas, affirme Mathilde avec une lassitude peu convaincante.

- Alors dites-lui, s’écrie-t-elle dans une bravade désespérée, dites-lui que vous attendez un enfant!

Piquée au vif, Mathilde se redresse d’un bond.

- Pardon?

- Je sais que vous êtes enceinte!

La jeune femme a un petit rire nerveux :

- Je ne sais pas ce qui vous fait croire ça, c’est n’importe quoi.

- J’ai vu le test de grossesse dans la poubelle de votre salle-de-bain, j’ai vu qu’il était positif! Je sais que si vous avez des nausées, ce n’est pas à cause d’une gastro et encore moins d’une indigestion! Quand Laurent apprendra que vous êtes enceinte de Maximilien, ce sera… Ce sera la… il pourra… Mathilde, c’est la seule solution pour qu’il passe enfin à autre chose, vous comprenez? Ce ne serait que justiceaprès tout ! Vous ne voulez donc pas qu’il soit heureux à la fin?

- Vous êtes complètement folle, bafouille Mathilde.

- Ah oui? Mais si vous n’êtes pas enceinte, alors qui l’est?

* * *

Diane s’agenouille près de Lise, pose sa tête sur son épaule et dit, d’une  petite voix tremblante :

- Je ne veux pas mourir.

- Moi aussi j’aurai voulu ne pas mourir.

- Ecoute, j’ai bien réfléchi, toute la nuit. Je réfléchis plus que toi. Toi, c’est ce qui te passe par la tête, tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise! Moi je suis plus pondérée. Je réfléchis.

- Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.

* * *

Soudain, la porte des toilettes des Dames s’ouvre sur une femme d’une cinquantaine d’année, avec un lourd collier de perles et des lèvres rouge cerise. Sans doute la mère ou la tante d’un des jeunes acteurs de la troupe. Sans le savoir, cette spectatrice interrompt le huit-clos entre Nina et Mathilde en offrant à cette dernière l’opportunité de s’éclipser et d’abandonner son interlocutrice à son questionnement.

Sonnée, Mathilde se retrouve à nouveau dans le hall sans bien savoir comment elle a réussi à échapper aux griffes de sa jeune adversaire. Elle a du mal à calmer sa respiration et porte la main à sa poitrine qui se soulève à toute allure. Il faut qu’elle s’asseye. Là, tout de suite, comme ça, n’importe où, n’importe comment. Elle fait un tour sur elle-même, comme un animal pris au piège, et se laisse glisser contre le mur peint en rouge, sur la première marche de l’escalier. La tête contre la rampe. Les tempes qui cognent. Les poings contre les yeux.

Alors qu’elle tente de reprendre son souffle, elle croit deviner le pas de Maximilien dans le couloir. Cette façon de traîner des pieds d’un air décidé, pas de doute, c’est bien son homme. Interdite, elle se recroqueville et ferme les yeux le plus fort possible, pour passer inaperçue. Elle n’a pas envie de le voir, elle n’a pas envie de parler. Elle a juste besoin d’un moment de solitude pour essayer de digérer en paix les sentiments contradictoires qui se bousculent en son for intérieur.

Il est passé maintenant, et il ne l’a pas vu. Il se serait arrêté sinon, c’est sûr. Peut-être qu’il est en train de la chercher ? Curieuse, la jeune femme finit par jeter un coup d’œil discret à travers ses doigts, un peu comme une fillette qui essaierait de tricher à cache-cache. Maximilien lui tourne le dos. Il tient son manteau sur le bras et coule une main dans ses cheveux. Un brin décoiffé, un brin trop long, juste comme elle les aime. Elle ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire malgré l’improbabilité de la situation. Il est si beau !

Max porte son téléphone à son oreille et Mathilde tend la sienne.

- Alors, ça va mieux? Elle s’est calmée? Elle dort? … Elisabeth, je vous l’ai déjà dit, je ne peux pas! Je ne peux pas passer ma vie à attendre qu’elle… Je sais bien, mais vous, c’est différent, vous êtes sa mère. Je passerai demain matin, d’accord? … Mais je ne peux pas ce soir, je ne peux pas… Non, ça n’a rien à voir avec Mathilde. C’est juste que… Je suis fatiguéd’accord!

Entendre son prénom sort brusquement Mathilde de sa léthargie. Retour brutal à la réalité.  Dans sa tête, il y a une petite voix qui s’entête et qui répète: « Mais regarde-toi ! Tu vas sur tes quarante ans et tu es là, assise par terre, à épier ton mec comme une adolescente. Bonjour la maturité ! Sérieusement ma fille, secoue-toi, fais un petit effort ! Affronte-le. Exige des explications. Va, lève-toi, ose, et demande-lui de quoi il en retourne. Il est temps. »

Ou alors…

- Bon, ça va, dit-il dans l’écouteur, ça va, j’arrive! Je pars maintenant. Je suis en plein centre ville… Oui, environ vingt minutes. A tout à l’heure.

Il raccroche en soupirant et Mathilde ne bouge pas d’un millimètre. Elle fait semblant d’hésiter encore un peu, histoire de se donner bonne conscience, mais sa décision est déjà prise. Elle attend qu’il passe la porte, laisse quelques secondes s’écouler, tâte les poches de son gilet : son téléphone, ses clefs de voiture, un billet de dix euros, elle a tout ce qu’il faut. Pas besoin de plus, pour son opération filature. D’une main agile, elle envoie un court texto à Flo pour la prévenir de son départ précipité et lui demander de récupérer son sac à la fin du spectacle. Et, alors qu’elle se précipite derrière Max en sentant son pouls battre la chamade, elle repense aux paroles de Nina et se dit avec excitation que finalement, elle est  bien plus proche de Miss Marple que de cette godiche de Cameron Diaz.

* * *

Lise prend la main de Diane et elles se penchent toutes les deux en avant, entraînées par le rythme des applaudissements. Diane a du mal à réaliser que c’est fini, après ces longs mois de préparation et ses heures d’angoisse : ça y’est !  Elle est venue à bout de son rôle et elle a récité toutes ses répliques, sans même se tromper ! Oh, elle a bien hésité quelques fois mais c’est passé inaperçu. Du moins, elle l’espère. Lise n’a pas l’air de lui en vouloir en tous cas, elle est rayonnante. Le groupe d’acteurs en herbe recule encore une fois vers le fond de la scène, tous ensemble, main dans la main.

Et retour.

Et salut.

Et retour,

Encore, encore ! Faites que ce moment s’étire, encore !

C’est grisant, ces acclamations, ces gens debout, ces sifflements. Diane vibre de tout son corps. Son cœur bat à cent à l’heure, ou mille peut-être. Des larmes d’émotion lui picotent les yeux. Elle se sent fière, elle se sent grande, elle se sent belle. Elle l’a fait ! Elle a envie de prendre le monde à bras le corps, d’aimer à la folie, de partir à l’aventure, de se noyer dans la foule, de serrer ses parents dans ses bras. Elle pourrait tout affronter ! Plus rien ne lui fera jamais peur !

Dans la foule, elle cherche rapidement sa mère du regard, mais la lumière des projecteurs lui fait plisser les yeux et elle ne la distingue pas parmi les nombreuses silhouettes inconnues. Comme elle a hâte d’avoir son avis !

Maman, maman ! Tu as vu comme je suis grande maintenant ? Admire-moi, regarde-moi !

La directrice du lycée monte sur la scène et fait taire les applaudissements en tapotant sur le micro. Les apprentis acteurs se regroupent côté cour et écoutent son discours d’une oreille distraite. La professeur remercie les parents d’élèves et surtout Benjamin, le pion qui leur a donné du temps et des conseils avisés, elle évoque rapidement son admiration pour Anouilh, parle de l’importance d’entretenir une vie artistique à l’école, du rôle de la culture au lycée, du théâtre dans le développement des jeunes et la façon dont cela facilite leur prise de parole, blablabla… avenir professionnel… blablabla… devenir citoyens du monde… blablabla….

Diane n’entend plus rien ; debout à ses côtés, il y a Samuel.  Son front brille de mille gouttes de sueurs qui forment autant de perles sur son visage et il a des étoiles dans les yeux. Il doit sentir l’insistance de son regard sur lui parce qu’il finit par se tourner vers elle, tout sourire. Elle fait de même. Et là, sans prévenir, il lui vole sa main, l’air de rien. Le contact de sa paume est aussi doux qu’inattendu. Diane sursaute mais ne bouge pas d’un millimètre. Les doigts du jeune homme caresse les siens en douce. Elle sent son ventre se tordre sous l’effet d’une sensation nouvelle et éclatante, comme la couleur du ciel après deux jours de neige.

C’est la fin, le moment du dernier salut ; à cette idée, elle a une furieuse envie de pleurer et d’éclater de rire aussi, les deux en même temps. Comme une automate, la jeune fille se précipite en coulisse, derrière ses camarades qui trottinent en pouffant, pendant que la directrice termine, sans se douter de rien, son infini discours de remerciements.

* * *