C’est l’histoire d’une soirée au goût d’adolescence,
d’une maison au parfum de provence
et d’une conversation sur MSN.
La journée avait été d’une insupportable lenteur et son travail au bureau plus ennuyeux que jamais ; après une réunion assommante, elle s’était attaquée avec lassitude à sa prochaine plaidoirie sans parvenir toutefois à trouver des arguments cohérents. Devoir passer des journées entières scotchée derrière son écran était sans doute ce que Mathilde Hardeketing détestait le plus au monde. Et plus particulièrement, lorsqu’elle était obligée de boucler un dossier soporifique dans un temps limité et que son client, un jeune loup des finances d’à peine vingt trois ans, se comportait avec une telle arrogance.
Les derniers rayons du soleil ont depuis longtemps disparu derrière les collines niçoises lorsque la jeune femme se permet enfin de relever la tête. Quittant son bureau à la hâte, elle constate avec amertume que tous ses collègues sont déjà partis. Sans doute ont-ils tous mieux à faire que de passer la soirée à effectuer des heures supplémentaires. Lorsqu’elle s’engouffre enfin dans l’ascenseur, Mathilde ne parvient pas à retenir un soupir de soulagement en appuyant sur le bouton qui commande la fermeture automatique des portes. Une fois au rez-de-chaussée, elle s’assure d’avoir bien enclenché le système d’alarme, puis fait glisser la lourde grille devant la porte d’entrée et en verrouille le cadenas. Dehors, la jeune femme croise les bras sur sa poitrine pour se préserver du vent froid qui balaye les rues et presse le pas en direction de sa voiture. Quelques mèches brunes, échappées du large serre-tête qui retient ses cheveux, tombent devant ses yeux.
- Longue journée, hein ?
Mathilde se retourne avec surprise pour rencontrer le regard de Martha, la secrétaire de son patron, fumant une dernière cigarette appuyée contre le mur du modeste bâtiment de briques rouges. Peu encline à discuter, la jeune femme se contente de répondre d’un simple hochement de tête et se hâte de traverser le parking. Une fois assise dans la voiture, elle fouille dans son sac à la recherche des clefs. Son regard s’attarde alors un instant sur son téléphone portable et elle constate avec étonnement qu’elle a reçu un appel d’un numéro qu’elle ne connait pas. Son doigt s’attarde une seconde sur la touche de rappel, mais elle se ravise aussitôt préférant glisser l’appareil au fond de sa poche ; sans doute s’agit-il d’une erreur et, dans le cas contraire, la personne ayant tenté de la joindre rappellera sûrement plus tard. La jeune femme enclenche alors le contact et démarre avec empressement.
Elle vient tout juste de se garer devant chez elle lorsque la sonnerie de son portable retentit. Avec un soupir excédé, elle le sort de sa poche et jette un rapide coup d’œil à l’écran: le numéro inconnu s’affiche à nouveau sur l’ecran. Après avoir appuyé sur la touche « répondre », elle porte l’appareil à son oreille.
- Allô ?
- Mathilde Hardeketing ?
La voix de son interlocuteur lui est parfaitement étrangère et elle croit y déceler une pointe d’impatience.
- Elle-même.
- Ah, enfin, s’exclame t-il avec soulagement, j’ai tenté de vous joindre toute la journée !
- Je suis désolée, je viens tout juste de quitter mon bureau. qui est à l’appareil ?
- Je m’appelle Maximilien Cantel, continue-t-il. Je vous téléphone à propos de l’avis de valeur de votre villa.
- Pardon ?
- Maximilien Cantel, répète t-il comme s’il s’agissait d’une évidence, du cabinet d’expertise Beausoleil ; votre mari m’a demandé un avis de valeur et m’a chargé de vous fixer un rendez-vous .
- Excusez moi, pourriez vous répéter tout cela un petit peu plus lentement, je ne suis pas certaine de vous suivre…
A l’autre bout du fil, elle devine l’écho d’un sourire.
- Vous habitez bien au 616 chemin de Bellet ?
- Oui…
- Et votre mari s’appelle bien Laurent Hardeketing ?
- Oui, répète t-elle avec une pointe d’agacement dans la voix, c’est un interrogatoire ?
- Non, ce n’est… Ecoutez, je vais tenter d’aller droit au but.
- Je vous en prie !
- Je suis expert évaluateur en biens immobiliers. Votre mari m’a contacté pour un avis de valeur concernant votre lieu d’habitation. D’après ce que j’ai pu comprendre, il compte vendre votre maison.
Mathilde sent les battements de son cœur s’accélérer. Interdite et surprise, elle laisse s’écouler quelques secondes de silence sans parvenir à répondre.
- Madame, vous être toujours là ?
- Oui, oui, excusez-moi, balbutie t-elle, je… Je n’étais absolument pas au courant.
A l’autre bout du fil, il y a un silence gêné.
- Le mieux est sans doute que vous vous entreteniez avec lui et que je vous rappelle ensuite.
Sa voix se casse lorsqu’elle répond :
- Sans doute…
- Très bien, dans ce cas, je vous rappellerai à la fin du week-end. Bonne soirée, madame.
Une fois son téléphone raccroché, Mathilde demeure parfaitement immobile pendant quelques instants, les yeux à demi clos, tandis que son cerveau s’efforçe d’assimiler les informations qu’on vient de lui transmettre.
A quelques mètres de là, Diane est assise en tailleur entre les coussins fleuris du canapé du salon, un ordinateur portable calé sur ses genoux. Elle a relevé ses boucles blondes en un chignon négligé et enfilé un pyjama en coton, bien plus confortable qu’esthétique. Même si la télévision diffuse la Nouvelle Star en prime time, ce n’est clairement qu’un fond sonore. En effet, la jeune fille, les yeux rivés sur l’écran, fixe avec fébrilité la petite fenêtre où apparaît en italique le pseudo de son interlocuteur: Romain. Malgré cela, lorsque le signal sonore familier de la messagerie instantanée retentit dans la pièce, elle ne peut s’empêcher de sursauter, sentant les battements de son cœur s’accélérer sensiblement. Cliquant avec impatience sur l’onglet devenu orange, elle déchiffre avec avidité les mots qu’on vient de lui envoyer. Alors qu’elle lit, les mains tendues au dessus du clavier, un sourire fugace passe sur son visage. Puis, avec le plus grand sérieux, elle tape à son tour:
« Dianette dit: Je V essayé de convaincr ma mèr, j’ai tro envi de venir oci… mé c pa gagné, elle è hyper chiante en ce momen ! »
Des bruits de pas dans le couloir ramènent l’adolescente à la réalité, et quelques secondes plus tard, Mathilde apparait dans l’embrasure de la porte. Le regard qu’elle pose sur sa fille est empli d’une sévérité dont celle-ci ne l’aurait pas imaginé capable il y a quelques semaines à peine.
- Je te préviens, lui dit-elle, si tu n’éteins pas cet ordinateur immédiatement je veillerais à ce que tu ne touches plus jamais un clavier avant ta majorité, est-ce que c’est clair ?
- J’arrive, répond l’adolescente tout en tapant un dernier message à toute allure, j’arrive !
Alors que sa mère tourne les talons en soupirant, Diane clique sur la touche « Entrée » en maugréant :
« Je dois te laisser, je vais me faire lyncher. Je re plus tard. »
Puis, elle hésite un instant avant d’ajouter:
« Biz »
La réponse du jeune garçon ne se fait pas attendre:
« Ok, gros bisous, à tt’ ! (L) »
Satisfaite, elle éteint le portable et se précipite à l’étage pour rejoindre sa mère.
- Bonsoir, lance t-elle avec enthousiasme, c’est à cette heure-ci qu’on rentre ?
- Si j’étais toi, répond la jeune femme tout en retirant ses escarpins et son manteau, j’éviterai de me faire remarquer.
- Qu’est-ce que j’ai fais encore ?
- Diane, ton histoire de tchat, ça devient insupportable: tu passes tout ton temps libre scotchée derrière cet écran !
- Oh là là, bougonne la jeune fille en s’asseyant sur le lit de sa mère, mauvaise journée ?
- Plus que tu ne l’imagines, soupire Mathilde en s’asseyant à son tour, je suis désolée de m’être énervée, tu n’as rien à voir là dedans, excuse moi… C’est juste que j’ai l’impression que depuis quelques temps, tu gaspilles des heures sur cet ordinateur.
- Pas plus que les autres !
- Qui c’est, les autres ?
- Je ne sais pas, avoue Diane en haussant les épaules, tout le monde !
- Eh bien si les parents des autres les laissent s’enfermer dans leur monde virtuel c’est leur problème mais ce ne sera pas ton cas, jeune fille !
- Je ne m’enferme pas dans mon monde virtuel, proteste l’adolescente en esquissant un petit sourire, d’ailleurs…
La voix de Diane manque un peu de naturel, comme si elle était sur le point de solliciter une faveur. Ou une permission.
- D’ailleurs ?
- D’ailleurs, poursuit elle d’une voix hésitante, Claire m’a proposé de passer l’après-midi et la soirée chez elle demain et j’aurai vraiment, vraiment aimé y aller…
- Oh, Diane, soupire Mathilde, tu sais bien que ce week-end tu es censée être avec ton père !
- S’il te plaît maman, supplie l’adolescente en adoptant une expression faussement désespérée, par pitié !
- Dis donc, demande la jeune femme avec un sourire entendu, qui y-a-t-il de si intéressant chez Claire qui t’empêche de passer le week-end avec ton père ?
- Mais personne enfin, s’indigne Diane en haussant les épaules.
- Eh bien, vu l’effet qu’il te fait, j’espère au moins qu’il est mignon « personne » !
- Maman !
Les traits de la jeune femme se détendent et un sourire discret se dessine à la commissure de ses lèvres.
- Et que va t-on dire à ton père ?
- Que ça m’évitera de passer mes soirées sur MSN…
En étouffant un petit rire, Mathilde ébouriffe les cheveux de sa fille d’un geste si spontané que celle-ci sourit à son tour:
- Tu sais, lui dit la jeune femme d’un ton moqueur, tu ferais une excellente avocate !
_________
Laurent raccroche le téléphone dans un soupir.
Il a quitté la maison depuis près de trois semaines et ne parvient toujours pas à trouver ne serait-ce qu’un studio convenable. Assis sur le lit de la petite chambre d’hôtel qu’il habite provisoirement, il compose sans grand espoir le numéro d’une dernière annonce immobilière. Au bout de quelques sonneries, un répondeur se déclenche et une voix nasillarde lui annonce que l’appartement est déjà loué. Découragé, il jette un coup d’œil à sa montre et étouffe un juron: il doit aller chercher les filles dans moins d’une heure et il n’est toujours pas prêt.
Il se précipite alors dans la minuscule salle de bain faisant tomber la serviette nouée autour de sa taille et appuie sur l’interrupteur. Au dessus du miroir, un néon s’allume en grésillant éclairant la pièce d’une fine lumière jaunâtre. Laurent file sous la douche à peine chaude, décide de ne pas se raser et saute dans un jean sans prendre le temps de se regarder dans la glace. Pour y voir quoi de toute façon ? Un homme qui va sur ses quarante ans et qui se sent déjà vieux ? Un mari détruit, un père à l’envers avec des cernes grises jusqu’au milieu du visage ?
Depuis qu’il ne sent plus Mathilde près de lui, il ne dort plus. Depuis qu’il passe des jours loin de ses enfants, il ne vit plus: il crève. Chaque jour passé sans elles est un véritable supplice. L’Enfer, pour Laurent Hardeketing, c’est de ne plus voir la femme qu’il aime lorsqu’il ouvre les yeux le matin. Tout le reste, ça ne compte pas …
Son manteau sous le bras, il dévale les escaliers, traverse le hall en courant, parcourt le trottoir d’un pas rapide et saute dans son 4X4. Il arrive chez Mathilde à une heure et quart. Les petites jouent dans le jardin et le soleil glisse dans leurs cheveux. La vitre de la voiture entrouverte, il entend leurs petites voix gaies alors qu’il se gare. Il descend, claque la portière et marche les mains dans les poches dans l’herbe humide.
- Papa !
Les nattes un peu défaites, la salopette tâchée de terre, Iris se jette au cou de son père.
- Viens voir, viens voir, on a fait une cabane !
Laurent lui prend la main et se laisse entraîner au fond du jardin, un sourire aux lèvres. Là, il trouve Lucie assise sur un rondin de bois, une casquette d’homme négligemment posée sur la tête et une tasse en plastique rose à la main.
- La comtesse et moi, on prenait le thé, explique Iris avec un sourire mousseux.
Attendri, Laurent s’agenouille pour serrer ses filles contre lui.
- Arrête papa, tu m’étouffes, proteste Lucie en le repoussant.
Iris éclate de rire.
- Bon, on y va au cinéma, dis papa ? Il paraît que le film est super méga top et que le méchant fait trop peur, même qu’il a de gros yeux énormes et globuleux qui sortent vachement de sa tête, gros comme ça, explique la gamine en plaçant ses mains en jumelles autour de ses yeux.
- Je me réjouis de voir ça ma puce, dit-il en ébouriffant avec tendresse les cheveux de la petite fille, mais je dois d’abord parler un peu avec maman, d’accord ?
Les fillettes acquiescent d’un hochement de tête et reprennent leur jeu alors que Laurent s’éloigne vers la maison. Une fois sous le porche, il entend la petite voix inquiète de Lucie demander à sa sœur :
- Dis, Iris, il fait vraiment vraiment peur le film ?
Esquissant un sourire, il entrouvre la porte et hésite un instant avant de pénétrer à l’intérieur :
- Mathilde ?
L’entrée est claire et silencieuse. Les affaires des filles sont déjà déposées au pied de l’escalier. Laurent enjambe les sacs et grimpe les marches quatre à quatre.
- Mathy ?
- Je suis là, répond la jeune femme en passant sa tête dans l’entrebâillement de la porte de la salle de bain.
Elle se maquille. Ses lèvres sont à peines roses et ses paupières brillent discrètement. Elle porte une robe en laine sur un jean sombre. Elle est encore pied nus. Il la regarde un instant appliquer avec précaution, la bouche à demi entrouverte, du rimmel sur ses cils.
- Tu es en retard, constate t-elle alors qu’il l’embrasse sur la joue.
- Je sais, je n’ai pas vu le temps passer.
- Ah, s’exclame t-elle, un soupçon d’ironie dans la voix, tu devais avoir une occupation passionnante !
- Relativement, j’épluchais les annonces immobilières.
- Et ça avance ?
Il secoue la tête pour signifier que non tout en tripotant les produits de beauté qui s’étalent sur l’étagère pour se donner une contenance.
- Laisse ça, dit-elle, après je ne retrouve rien.
Bon Dieu, elle est bien trop jolie pour qu’il n’ait pas envie de l’attirer tout contre lui …
- Arrête, lâche-moi s’il te plait.
Il la lâche. C’est vrai, il n’a plus le droit de la prendre dans ses bras, maintenant. Il avait presque oublié. Mais elle ne le laisse pas l’oublier.
- Je suis désolé, bredouille t-il, c’est que …
- C’est bon, dit-elle en chassant ses excuses d’un geste de la main, je n’ai rien envie d’entendre.
Alors il la laisse finir de se faire belle et se contente d’observer à la dérobée son reflet dans le miroir. Est-elle aussi épanouie qu’elle en a l’air ?
Et nos souvenirs, a t-il envie de lui hurler, qu’est-ce que tu en as fait bon sang ?
Elle se parfume. Une odeur de vanille et de chèvre-feuille flotte dans la pièce.
- J’ai eu un certain Maximilien « Trucmuche » au téléphone hier soir.
Laurent la regarde un instant sans comprendre, les traits de son visage figés par l’étonnement.
- Il m’a dit être expert évaluateur, continue t-elle, ça te dit quelque chose ?
Ne sachant que répondre, son mari se contente d’acquiescer d’un faible hochement de tête, avec une expression de petit garçon qui vient de faire une bêtise.
- Tu ne crois pas que tu aurais pu m’en parler avant ?
- Je suis désolé, bredouille Laurent, je comptais le faire, je ne pensais pas qu’il appellerait aussi rapidement.
- Eh bien, tu as eu tort ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu veux vendre la villa ?
Au son de sa voix, Laurent devine l’inquiétude de sa femme. Il sait qu’elle est terriblement attachée à ces lieux. Mais que peut-il faire d’autre ? Même avec la meilleure volonté du monde, entre la pension qu’il va devoir verser à ses enfants et le loyer de son nouvel appartement, il ne pourra jamais assumer sa part de financement et encore moins celle de Florence.
- Je pensais que tu t’en doutais, répond t-il d’un ton calme, je ne vois pas bien comment tu peux continuer à payer le crédit toute seule.
Elle soupire et sort de la pièce. Il éteint la lumière derrière elle et la suit dans le couloir.
- Tu as sans doute raison, murmure t-elle doucement, c’est juste que… Oh, Laurent, je ne sais plus très bien où j’en suis. J’aime tellement cette maison…
- Je sais bien. Mais tu n’as pas le choix, Mathilde. Je vois bien que tu es indécise, que tu ne sais pas très bien ce que tu veux mais il va bien falloir que tu te décides un jour. Tu ne peux pas me quitter et conserver cette maison, c’est impossible.
- Ça s’appelle du chantage.
- Non, ça s’appelle être réaliste.
- D’accord, d’accord, concède t-elle finalement espérant ainsi couper court à la conversation, je prendrai rendez-vous avec ce Maximilien « machin chouette » puisque tu y tiens tant.
Un ange passe.
- Tu as vu Diane ? demande soudain la jeune femme en se retournant vers lui.
- Non, pas encore. Pourquoi ?
- Parce qu’elle a d’autres projets que de passer le week-end avec toi, explique Mathilde, visiblement gênée.
Lui acquiesce d’un hochement afin de la laisser poursuivre. Que peut-il faire d’autre, de toute façon ?
- Sinon, continue t-elle, tu te souviens aussi que demain tu dois emmener Iris à son cours d’équitation ? C’est à dix heures, et sa prof, une grande bringue super agressive, ne supporte pas les retardataires, alors essaye d’arriver à l’heure pour une fois, d’accord ? Dans la poche de la trousse de toilette de Lucie, tu trouveras ses vitamines. Il faut absolument lui en donner avant son petit déjeuner, c’est important. Le pédiatre l’a trouvé très faible la dernière fois qu’on a eu rendez-vous.
Il y a un petit flottement dans l’air.
- Laurent, tu m’écoutes là ?
- Oui, mais je sais tout ça, je sais… Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ce week-end ?
Elle sourit, soudain enthousiaste.
- Flo et moi, on va s’offrir une petite soirée entre filles ! Et toi, tu devrais monter parler à Diane.
Une fois encore, il acquiesce en silence puis traverse le couloir laissant sa femme descendre rejoindre Iris et Lucie dans le jardin. Lorsqu’il passe devant la chambre qui était la sienne, la leur, il sent son cœur se serrer. Vérifiant par la fenêtre entrouverte que les filles sont bien en bas, il profite de sa solitude pour se glisser dans la pièce. Rien qu’une minute, rien qu’une minute, se répète t-il pour chasser sa culpabilité, juste pour voir si quelque chose à changé.
Mais non, rien n’a changé. Tout est en ordre et la pièce est ironiquement bien rangée. Comme si tout allait bien, s’il vivait encore ici, avec elle. Il ne saurait pas bien dire pourquoi, mais il avait imaginé que les choses ne seraient plus pareilles. Qu’elle aurait détruit tout ce qui le concernait peut-être ou au moins changé les meubles de place. Or, rien ici ne laisse croire qu’il ne vit plus dans cette maison, ne dort plus dans cette chambre ou ne couche plus dans ces draps. Après avoir vérifié d’un coup d’œil par la fenêtre entrouverte que Mathilde a bien rejoint les filles dans le jardin, il s’approche du lit d’un pas feutré. Caressant l’édredon du bout des doigts, il laisse son regard s’attarder sur les photographies qui trônent sur la table de nuit comme de lointains petits bouts de bonheur, figés sur papier glacé. Ici, Lucie déguisée en fleur à la dernière fête de l’école, là Iris souffle ses bougies et Diane danse en robe d’été. Dans le dernier cadre, le sourire flou d’un couple enlacé lui serre le cœur. Il aimerait leur promettre du beau mais il se sent bien laid, en face de cette photo sur la table de chevet.
C’était l’année dernière, à Saint Malo, et Mathilde portait la petite robe en lin qu’il aime tant. Elle s’était fait des nattes pour aller à la plage et lui s’était tellement moqué d’elle, qu’elle avait boudé toute la soirée. Le soir, dans leur chambre d’hôtel, elle avait pleuré en se démaquillant tout ça parce qu’elle était devenue trop vieille pour se faire des tresses. Il s’était excusé en lui assurant que ça lui allait bien, qu’elle était toujours belle et que c’était lui qui était trop stupide pour s’en apercevoir. Il se souvient lui avoir fait l’amour avec tendresse en caressant ses larmes du bout des doigts. Le lendemain, elle avait lâché ses cheveux et ils s’étaient tenus la main sous la table au petit déjeuner.
A côté des photographies, une boîte de somnifères attire son attention. Pendant un bref instant, il reste là, debout au bord de ce lit qui était le sien, un vague sourire aux lèvres et les mains crispées sur cette petite boîte en carton. Lorsqu’il sort de la pièce, il est envahit par une bouffée de tendresse : si Mathilde a besoin de somnifères c’est qu’elle ne dort plus et si elle n’arrive plus à dormir, c’est qu’elle souffre… La page n’est donc peut-être pas définitivement tournée, comme elle se plait à le lui dire ?
Une fois dans le couloir, il se dirige vers la chambre de sa fille aînée et frappe discrètement à la porte avant de l’ouvrir et de trouver Diane allongée sur le ventre, au milieu des coussins acidulés de son lit de petite fille. La jeune fille tourne les pages d’un magazine people en mâchouillant le bout d’un stylo fluo. Sans prendre la peine de se retourner, elle demande :
- M’an t’as dit ?
- Que tu ne voulais pas passer le week-end avec moi ? Oui. Mais elle ne m’a pas vraiment expliqué pourquoi.
- Je suis invitée à passer la soirée chez Claire aujourd’hui.
- Une boum ?
- On ne parle plus de « boum » depuis les années cinquante et il ne s’agit même pas de ça.
- Et dimanche, demande t-il sans relever la remarque de sa fille, tu ne peux pas non plus ?
- Je n’en ai pas envie, papa.
- Tu ne veux pas qu’on en parle ?
- Non.
- Bon.
- C’est tout ?
- Oui, c’est tout. Je n’ai pas l’intention de te forcer. Peut-être la semaine prochaine alors ?
Diane hausse vaguement les épaules.
- Peut-être…
Il referme doucement la porte et tourne les talons. Il n’est presque pas déçu. Il sait ne pas être encore assez fort pour affronter une nouvelle confrontation avec Diane, surtout que depuis qu’elle a vu son père, il redoute d’avoir une conversation avec elle à ce sujet. La semaine dernière, il n’avait pas réussi à s’occuper d’Iris et de Lucie autant qu’il l’aurait souhaité à cause de la mauvaise humeur affichée de l’adolescente. A vrai dire, il est même plutôt soulagé de se retrouver seul avec les petites. Tout sera tellement plus facile.
Au rez-de-chaussée, il attrape le sac des filles et sort de la maison. Iris est déjà installée sur la banquette arrière de la voiture et Mathilde, Lucie dans les bras, lui fait quelques dernières recommandations.
- Alors ? demande t-elle d’une voix douce alors que son mari s’approche.
- Elle ne viendra pas.
- La prochaine fois.
- Oui, sans doute.
- Et les petites, où vont-elles dormir ?
- Je leur ai pris une chambre, juste à côté de la mienne.
Mathilde embrasse une dernière fois la petite tête blonde de Lucie et la tend à son père en se mordant la lèvre inférieure.
- Je t’en prie, n’en fais pas un drame, ce n’est qu’un week-end !
- Je sais bien, mais je déteste les voir partir, murmure Mathilde en croisant ses bras contre sa poitrine.
- Ah oui ? Alors imagine que moi, je passe parfois deux semaines sans les voir, ça te consolera peut-être !
Elle secoue la tête.
- Prends bien soin d’elles, Laurent.
Il attache Lucie dans son siège auto, pose un baiser sur la joue de sa femme, s’assoit à l’avant et démarre sans prendre la peine de lui répondre.
_________
Les bras croisés contre la poitrine, Diane hâte le pas en direction de chez Claire. C’est une journée d’hiver douce et ensoleillée et la jeune fille éprouve un sentiment de vacances et d’éternité en traversant la rue baignée d’une lumière orangée. Un sentiment illusoire que le cours du temps est suspendu en un instant paisible. Elle se sent même presque jolie avec son pantalon blanc, son pull en coton rose pâle et ses boucles blondes qui se soulèvent dans le vent. Prise d’une soudaine gaîté, elle se met à sautiller pour traverser la rue, comme une gamine qu’elle n’est presque plus. Il est plus de quinze heures lorsqu’elle sonne chez les Dippel. Elle entend son amie qui dévale les escaliers et se précipite sur la porte :
- Eh ben, il était temps ! s’exclame celle-ci en s’écartant pour la laisser entrer.
Claire porte une robe en coton aux couleurs acidulées et un foulard orange habille ses longs cheveux bruns.
- Les stars savent se faire désirer, réplique Diane en souriant.
- Dis donc, ça va les chevilles ?
Les jeunes filles pouffent derrière leurs mains.
- Tu veux boire quelque chose ? On a un super jus de carotte bio !
- Ça ira, dit Diane en esquissant une petite moue dégoûtée, une nouvelle lubie de ta mère ?
- Oui, mais tu as tort tu sais, rétorque Claire en imitant la voix de sa mère, c’est bon pour la santé !
Sans parvenir à garder son sérieux plus longtemps, Diane ne peut retenir un fou rire communicatif.
- Allez, viens vite, s’exclame Claire en attrapant son amie par la main, j’ai une surprise pour toi !
Diane secoue la tête, amusée par l’excitation enfantine de son amie. Elle se déchausse et envoie valdinguer ses converses à l’autre bout de la pièce avant de descendre les marches derrière Claire.
- Pourquoi est-ce qu’on descend à la cave ? lui demande t-elle sans parvenir à cacher sa curiosité.
- Parce que c’est là qu’ils t’attendent !
La pièce dans laquelle elles pénètrent offre un contraste saisissant avec celle où elles se trouvaient précédemment. Alors que l’entrée de la maison des Dippel est grande et lumineuse, la cave s’apparente plus à un placard qu’à une véritable pièce.
- C’est ici qu’est sensé vivre Harry Potter, non ? ironise Diane en clignant des yeux pour s’habituer à la pénombre.
- Exact, répond Claire avec un large sourire, mais puisqu’il est à Poudlard, il a accepté qu’on s’y installe pour quelques temps !
Alors que la jeune fille s’apprête à répliquer, Claire allume la lumière. Les murs de la pièce sont recouverts de boîtes en cartons et un vieux tapis bleu lavande est négligemment posé sur le sol. Au centre, se dessine les contours d’un piano autour duquel sont disposés les différents instruments, des enceintes et un micro. Alors que William effectue les derniers branchements et n’adresse à la jeune fille qu’un signe rapide de la main, Romain est assis sur une chaise en plastique, sa guitare posé sur ses genoux. Le jeune garçon lève les yeux vers Diane et lui demande:
- Alors, tu veux bien essayer ?
- Je crois que je n’ai pas trop le choix, concède la jeune fille en lui lançant un regard noir.
Lui plisse les yeux et lui sourit. La maîtrise d’elle même dont Diane fait preuve ne cesse de l’étonner. Il ne saurait pas dire si il s’agit de son caractère où si elle n’est comme ça qu’avec lui. Quoi qu’il en soit, cette fille l’intrigue : en plus d’être indéniablement jolie, elle est maligne et franche. Pas le genre de nanas à se jeter à son cou simplement parce qu’il joue de la guitare. Et puis, il aime bien la façon qu’elle a de se mordre les lèvres quand elle se concentre.
De son côté, Diane se retient pour ne pas se jeter à son cou. Elle doit faire un effort surhumain pour maîtriser son enthousiasme. Paraître distante et blasée. Ne pas craquer devant les sourires de ce mec qui a toutes les filles pendues à son cou. Si elle se mord les lèvres, c’est parce qu’il est trop craquant avec son jean taille basse, son tee-shirt trop large et sa guitare entre les bras. Elle sent ses joues s’empourprer et baisse les yeux.
- Vous avez même descendu le piano dans la cave ? s’étonne t-elle en s’intéressant soudain de très très près au bout de ses chaussettes.
- Ouais, et j’te raconte même pas le bordel ! Les parents sont devenus fous, raconte Claire, ils étaient morts de trouilles à l’idée qu’on abîme les murs !
Diane se retourne brusquement et regarde les garçons pour couper court à la conversation. La famille Dippel, et plus précisément le couple que forment les parents de Claire et William, lui rappellent trop que sa famille n’en est plus une. Pendant que son amie monologue, Romain s’est levé et, sa guitare contre lui, a commencé à joué quelques accords. Will s’est installé derrière sa batterie le plus sérieusement du monde. Et Claire, elle, en profite pour brancher son micro. Hésitante, Diane finit par s’asseoir au piano. Ses doigts sont affreusement tendus. Elle n’a plus touché à un clavier depuis bien trop longtemps et elle s’en veut d’avoir accepté de jouer avec eux. Pourquoi au juste ? Simplement pour lui plaire, aussi simple que ça. Elle aurait dû refuser, tout ça est trop idiot. De toute façon, dès qu’il l’aura entendu jouer, il ne voudra plus d’elle dans son groupe, c’est certain. Elle a des fourmis dans les jambes et ses mains tremblent un peu. Pendant quelques instants, elle hésite à partir en courant. Distante et blasée, tu parles.
C’est alors qu’elle entend la voix douce et cristalline de Claire s’élever dans la pièce. Les premières notes de guitares. Un coup de batterie, puis un autre. C’est à elle.
Presque malgré elle, Diane sent ses mains effleurer le piano. Légèrement d’abord et puis de façon plus appuyée. Ses doigts courent sur les touches et les accords s’enchaînent sans qu’elle s’en aperçoive. Toute la douleur, toute la colère, toute la peur, tout ce flot d’émotion qui déborde depuis des semaines coule doucement sur le clavier et elle en est la première surprise. Sa tête dodeline en rythme et elle attend la voix un peu grave de Romain accompagner celle de Claire pour le refrain. Elle ferme les yeux. Des images défilent à toute allure dans sa tête : le regard de Laurent lorsqu’elle lui a dit qu’il n’était pas son père, le sourire triste de sa mère, le départ de Florence, l’accident de Morgane, les couloirs de l’hôpital, le retour de Raphaël, les yeux de Romain. Et puis encore ce refrain, ces paroles qui l’enivrent, cette musique qui la fait chavirer. Lorsque les derniers sons de guitare se font entendre, la voix de Claire reste un instant suspendue dans la pièce avant de cesser à son tour. Encore quelques notes et son délicieux supplice prendra fin. Elle insiste avec toute l’émotion dont elle est capable sur le dernier accord, soulève du clavier ses mains encore toutes tremblantes et, silencieuse, pivote vers les autres. Ils lui sourient tous les trois. Une étincelle brille dans les yeux de Romain:
- Je crois qu’on a trouvé notre pianiste, s’exclame t-il à haute voix sans quitter Diane des yeux, tu feras partie de ce groupe, que ça te plaise ou non !
Alors que la jeune fille esquisse un début de sourire, elle a soudain la sensation étrange que quelque chose est en train de se briser à l’intérieur d’elle et une douleur inconnue jusqu’alors lui comprime le bas-ventre. Interdite pendant quelques secondes, elle se lève avec empressement dès qu’elle comprend ce qui vient de lui arriver et s’enfuit dans les escaliers en bafouillant quelques mots inaudibles à l’attention de ses amis.
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Mathilde jette un rapide coup d’œil à sa montre et un sourire fugace passe sur son visage; il est déjà près de huit heures et ça l’amuse de s’aperçevoir que, depuis quinze ans, son amie met toujours autant de temps à se pomponner avant de sortir. Lorsqu’elles étaient adolescentes, Flo était toujours la dernière habillée et se changeait systématiquement à la dernière minute.
Des bruits de pas dans le couloir ramènent la jeune femme à la réalité et, quelques secondes plus tard, Florence apparaît dans l’embrasure de la porte.
- Je suis prête, annonce fièrement celle-ci en effectuant un petit tour sur elle-même.
- Parfaite, approuve Mathilde en rejoignant son amie, comme d’habitude !
Avant de sortir, les jeunes femmes s’accordent encore quelques minutes devant le miroir de l’entrée histoire de retoucher une dernière fois leur maquillage.
- De vraies gamines, commente Mathilde en esquissant un sourire.
- M’en parle pas, avoue Flo en enfilant son manteau, ça va me faire un bien fou de passer une petite soirée entre filles. Je suis totalement épuisée par ces allers-retours incessants entre la maison et l’hôpital.
- Quand est-ce que Morgane pourra rentrer à la maison ?
- Au mieux dans deux semaines, mais elle me supplie tous les soirs de l’emmener avec moi, c’est un véritable crève cœur ! A part ça, je reste sereine parce que la rééducation se passe mieux que ce que je pensais: elle fait des progrès tous les jours et réussit à surprendre toute l’équipe médicale. Je suis hyper fière d’elle ! Le kiné ne tarit pas d’éloge à son égard. Par contre, les séances d’orthophonie, c’est l’horreur: elle n’y mettrait pas moins de conviction si elle devait se rendre à l’échafaud. Mais je ne désespère pas: les médecins ne cessent de me répéter que le fait qu’elle soit si petite est à la fois ce qui leur a fait craindre le pire et ce qui, aujourd’hui, leur fait croire au meilleur. Ils disent qu’elle a en elle plus de force, de courage et de volonté que n’importe quel adulte.
- Et Raphaël dans tout ça ?
- Oh, il l’apprivoise comme il peut. Mais, elle est encore un peu sauvage…
- Et avec toi ?
- Oh, ça, bredouille Florence en sentant ses joues s’empourprer légèrement, aucune importance.
Mathilde, bien consciente que son amie lui ment, n’insiste toutefois pas. Elle n’a pas la moindre envie de mettre son amie mal à l’aise et Florence lui en est reconnaissante. De toute façon, celle-ci s’imagine très mal en train d’essayer d’expliquer des sentiments qu’elle-même est incapable de comprendre.
Depuis que Morgane s’était réveillée, Florence s’était, c’est vrai, considérablement rapprochée de Raphaël pour la simple et bonne raison qu’elle le croisait tous les jours au chevet de la petite fille. Elle ne parvenait toutefois pas à se comporter naturellement en sa présence. Hésitant sans cesse entre méfiance et enthousiasme, elle ne pouvait s’empêcher de nourrir envers lui des sentiments contradictoires.
- J’ai découvert un p’tit resto indien à deux pas d’ici, dit-elle à Mathilde en s’engouffrant dans l’ascenseur, on pourrait peut-être aller manger là-bas ?
- Bonne idée, aquiesce Mathilde avec enthousiasme, j’ai bien envie de manger épicé et j’en ai marre d’aller toujours aux mêmes endroits.
Florence esquisse un sourire en la prenant par le bras.
- Laurent te garde les filles tout le week-end ?
- Normalement oui, pourquoi ?
- Comme ça, on pourra rentrer à l’heure qu’on veut !
Mathilde lui jette un regard suspicieux et Flo ne peut se retenir d’éclater de rire.
- Je ne sais pas ce que tu as prévu mais je m’attends au pire !
- Oh mais pour qui me prends tu ? Rétorque Florence en esquissant une petite mouse faussement indignée. Je pensais juste que ça te ferait du bien d’aller t’amuser un peu, pour une fois.
- Je ne suis pas sûre de tellement apprécier le « pour une fois », relève Mathilde avec une grimace amusée.
Les deux jeunes femmes sortent de l’immeuble et Mathilde resserre machinalement son manteau contre elle pour se protéger de l’air frais qui balaye les rues de Nice. La nuit commence à envelopper la ville et l’approche du week-end se fait largement sentir.
- Ça à l’air d’être ici, déclare Mathilde au bout de quelques minutes.
- Sûrement !
Les jeunes femmes s’immobilisent devant un bâtiment sur la façade duquel se détachait une enseigne lumineuse aux couleurs criardes et clignotant de manière alternative. Mathilde pousse la porte au large oculus et entre la première, Florence sur ses talons. Elles pénètrent dans l’établissement sans pouvoir retenir un sourire devant le personnel affublé de costumes traditionnels. Des parasols de toutes les couleurs possibles et de faux palmiers en plastiques s’élèvent tout le long de la série de larges en bois disposées au centre de la pièce.
- Tu es sûre qu’il y a des palmiers à New Dehli ? Ironise Mathilde en se dirigeant vers une table inoccupée.
- J’en sais rien, avoue Florence sans parvenir à contenir un fou rire, j’ai toujours été nulle en géographie !
A peine sont-elles installées, qu’un jeune serveur un peu trop enthousiaste pour être naturel, se précipite vers elles, un large sourire éclairant son visage. Craintives, les jeunes femmes commandent toutes les deux le plat le plus simple possible et une bouteille de vin, s’amusant du ravissement exaspérant du jeune homme. Lorsqu’il s’éloigne, Florence se penche au dessus de la table et murmure à Mathilde :
- Y’a un type à quinze heures qui n’arrête pas de loucher sur ton décolleté depuis qu’on est entrées.
D’un geste du menton, elle lui désigne alors un homme d’une trentaine d’années, qui sirote un cocktail avec indolence. Mathilde se retourne légèrement et esquisse un léger sourire alors que celui-ci lui adresse un clin d’œil qu’elle juge proprement ridicule.
- Tu devrais aller lui proposer de nous rejoindre, conseille Florence avec un sourire entendu.
- Tu plaisantes j’espère ?
- Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’en empêches ?
- Eh bien, bredouille Mathilde visiblement embarrassée, pour commencer, il ne me plait absolument pas !
- Arrête avec ça, il n’est pas mal du tout. Ce n’est pas le problème.
- Où veux-tu en venir exactement ?
- A la vraie raison qui t’empêche d’aller boire un coup avec ce charmant jeune homme.
- Eclaires moi, je t’en prie !
- Laurent.
- Quoi, Laurent ?
- Enfin quoi ? Franchement Mathilde, ton indécision devient pénible ! Tu jures que tout est fini avec lui mais tu es clairement incapable d’aller de l’avant
- Je te trouve un petit peu dure pour une fille qui a passé ces trois dernières années à déprimer pour un type à l’autre bout de la terre.
- Justement, je voudrai t’éviter ça. Il faut que tu arrêtes de te renfermer sur toi-même en ressassant sans arrêt l’échec de ton mariage. Sans vouloir te vexer, tu deviens un peu aigrie !
- Aigrie, moi !??
- Tu disais étouffer en couple, alors profite un peu de ta vie de célibataire, bon sang !
Mathilde étouffe un soupir, ne sachant si elle doit se sentir reconnaissante ou agacée par l’insistance soudaine de son amie.
- Soit, cède-t-elle finalement, qu’est-ce que tu me conseilles dans ce cas ?
- Eh bien, commence à parler avec Laurent, met les choses au clair. Ça ne peut que vous faire du bien ! Cette ambiguïté, ça devient lassant.
- Je pense pourtant qu’il sait à quoi sans tenir.
- Et moi je ne crois pas ! A chaque fois que tu le vois, tu lui envoies des signaux contradictoires. Et aujourd’hui encore, avec cette histoire de maison que tu refuses de quitter…
- Ça n’a rien à voir, proteste Mathilde en baissant les yeux, c’est cette maison… J’aime ses murs ocres, les géraniums dans les vasques du jardin, la petite fontaine qui coule jour et nuit sur la terrasse. Et puis, ce désordre joyeux, ces portes qui claquent et tous ces éclats de voix… Je ne pourrai jamais vivre ailleurs !
- Peut-être mais il faudra bien que tu l’acceptes, soupire Florence en attrapant la main de son amie sous la table, c’est fini, Mathilde, bel et bien fini.
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Une fois encore, le week-end est passé beaucoup trop vite et Laurent ne peut se défaire de l’impression frustrante d’avoir à peine eu le temps de serrer ses filles contre lui. Avec elles, le temps est élastique. Un pas en avant, deux en arrière… Il court après des heures qui semblent s’amuser à disparaître.
Le vendredi après-midi, comme promis, il les avait emmenées au cinéma voir le dernier Disney. Il avait aimé prendre leurs petites mains dans les siennes une fois la salle éteinte, il avait aimé voir Lucie se cacher les yeux à toutes les apparitions du méchant dont il ne se rappelait déjà plus du nom et avait même sourit lorsque Iris avait renversé son paquet de pop-corn. En sortant, il avait encore cédé et ils avaient fait un tour dans le plus grand magasin de jouets de la ville et Laurent leur avait offert une poupée à chacune. Celle de Lucie pleurait pour avoir sa maman et celle d’Iris faisait du roller en jogging à paillettes. Les filles les avaient installées à côté d’elles dans la voiture et ensuite au Mc Do’ où Iris avait fait tomber son verre de Coca sur son hamburger et où Lucie avait trempé sa manche dans la sauce barbecue. Après dîner, ils avaient marché tous les trois main dans la main pour rentrer à l’hôtel et Laurent leur avait juré-craché d’aller avec elles à ce « super » concert de Lorie où leur mère refusait catégoriquement de les accompagner. Une fois de retour dans la chambre d’hôtel, les filles étaient tombées de fatigue en oubliant de se laver les dents. Lorsque Mathilde avait téléphoné ce soir-là, les petites filles dormaient déjà. La jeune femme avait raccroché, un peu déçue peut-être qu’elles n’aient pas eu besoin de leur maman pour trouver le sommeil. Lui, il était resté près d’elles pendant de longues minutes, rien que pour le plaisir d’écouter leur petite respiration ralentir tout doucement.
Clic clac: plus personne ne bouge. Moment suspendu. Bonheur.
Le lendemain matin, il avait accompagné Iris faire du poney et l’avait encouragé, Lucie assise sur ses épaules.
- Elle est chou quand même ta sœur, avec sa bombe sur la tête…
- Et moi, j’suis chou ?
Encore une fois, l’après-midi était passée sans qu’il s’en aperçoive. Ils avaient pique-niqué près d’une petite rivière en lisière de la forêt voisine, avaient joué à cache-cache derrière les arbres et s’étaient roulé dans les feuilles. Elles avaient les cheveux lâchés parce qu’il n’avait pas réussi à les coiffer, leurs lacets était défaits parce qu’il avait oublié le double nœud et leur pull-over faisaient des bouloches. Mais, il les trouvait encore plus jolies que d’habitude à cause de cette lumière un peu dorée caractéristique des fins de journées d’hiver. Le dimanche, ils s’étaient levés tard et Iris avait absolument tenu à prendre le petit déjeuner au lit, « comme une princesse ». Les doigts pleins de miel et les cheveux en bataille, elles avaient sauté sur le lit pour faire semblant de voler. Ensuite, Laurent avait aidé Iris à faire ses devoirs pendant que sa petite sœur donnait le bain à sa nouvelle poupée qui, du coup, n’arrêtait plus de chialer. Il avait enlevé la pile malgré les protestations de Lucie. Vers quatre heures déjà, il avait finit de rassembler toutes leurs affaires, éparpillées entre les deux chambres, et il s’était mis en route.
Mathilde les attendait, impatiente de retrouver ses deux petites filles chéries. Lorsqu’elle leur avait répété en les serrant dans ses bras à quel point elles lui avaient manqué, il s’était mordu la langue pour ne pas lui faire remarquer qu’il ne les voyait pas de la semaine, lui. Ensuite, Mathilde lui avait proposé de rester pour goûter parce qu’elle avait fait des crêpes. Pendant un moment, Laurent avait même eu du mal à croire qu’il allait lui falloir retourner dans un petit hôtel austère alors qu’il était si heureux, là, assis entre les femmes de sa vie. On se rend souvent compte de la valeur des choses quand on les perd, c’est comme ça…
Deux heures plus tard, Mathilde lui avait fait comprendre qu’il était temps qu’il parte. Il fallait prendre le bain, préparer à dîner, faire les cartables pour le lendemain. Le cœur au bord des yeux, la gorge nouée, il avait embrassé Iris et Lucie et redémarré dans le silence d’une nuit sans étoiles. Une fois à l’hôtel, il avait essayé de joindre Diane sur son portable. Elle n’avait pas répondu. A nouveau seul dans cette chambre vide qu’il ne supportait plus, il avait décidé d’aller manger dehors pour se changer les idées. Il avait besoin de sentir que, même s’il sentait sa vie s’écrouler sous ses pieds, le monde, lui, tournait encore. Mais, une fois dans le couloir, alors qu’il s’apprêtait à prendre l’ascenseur, la sonnerie stridente du téléphone de sa chambre l’avait fait retourner sur ses pas. Il avait fait demi-tour à toute allure, fouillé ses poches à la recherche de la clef, ouvert la porte à la hâte et s’était précipité à l’intérieur.
- Oui ? dit-il d’une voix essoufflée.
- Laurent, c’est moi.
- Mathilde ?
- On a besoin de toi ici. C’est Diane…
- Quoi, Diane ?
- Je crois que notre petite fille grandit.
- Grandit ?
A l’autre bout du fil, il devine l’écho d’un sourire.
- Je remonte de la pharmacie à l’instant, je n’avais plus de serviette à la maison.
- Non ?
- Si !
- Et tu m’appelles juste pour ça ?
- Les émotions qu’on garde pour soi, ça sert à rien…
Un quart d’heure plus tard, Laurent se gare en double file en face de chez Mathilde. Il ne peut s’empêcher de sourire lorsqu’il sonne à la porte. Retour à la case départ.
- Elle est prostrée dans sa chambre depuis des heures, avoue Mathilde en traversant le couloir derrière son mari. Je n’avais même pas remarqué qu’elle était rentrée puisqu’elle était sensée passer le week-end chez Claire… Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Je vais improviser ! lance t-il en grimpant les marches quatre à quatre.
- Improviser, répète doucement la jeune femme en le regardant disparaître au bout du couloir.
Une fois devant la chambre de sa fille, Laurent frappe doucement à la porte:
- Diane, est-ce que je peux entrer ?
- Non, s’exclame l’adolescente à travers la cloison, je ne veux voir personne et surtout pas toi !
- Tant pis, je vais venir quand même, dit-il en poussant la porte.
Il trouve jeune fille assise sur son lit, la tête posée sur ses genoux repliés. Elle détourne vivement la tête pour ne pas lui faire face:
- Vas t-en, hurle t-elle en ravalant un sanglot, tu n’as pas compris ? Je veux qu’on me laisse tranquille…
Laurent avance lentement jusqu’à elle et finit par s’asseoir sur le bord de son lit. Sans dire un mot, il pose sa main sur la sienne, la laissant à son silence. Les yeux rivés vers le mur, elle finit par demande avec humeur:
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je sais que tu n’as pas envie de m’écouter, mais moi j’ai besoin de te parler, tu comprends ? Tu sais Diane, quelques minutes après ta naissance, quand je t’ai vu pour la première fois, dans ton pyjama rose trop grand pour toi, je n’imaginais pas qu’une si petite fille allait prendre autant de place dans mon cœur. Je croyais n’avoir jamais eu aussi peur de ma vie que ce jour là. Jusqu’à maintenant. Parce qu’aujourd’hui, j’ai peur de te perdre, Diane. Pas parce qu’on se dispute, non mais parce que tu grandis et que je suis… oui, je suis terrorisé à l’idée que tu n’ais plus besoin de moi.
D’un doigt il attire vers lui son menton. Elle a les yeux brillants de larmes:
- Regarde-moi juste un instant, chuchote t-il en plongeant son regard dans le sien, je voudrais te confier un secret.
- Quoi ? ne peut-elle pas s’empêcher de demander.
- Tu sais, peut-être que je ne serais jamais ton père, mais toi, tu resteras toujours ma fille.
Les traits de l’adolescente se détendent alors et un sourire timide se dessine à la commissure de ses lèvres.
- Voilà, je préfère ça ! Oh, Diane, tu grandis, tu t’éveilles à la vie et c’est merveilleux, ça ne doit pas te faire pleurer. Parce que, tu ne le sais peut-être pas encore, mais il y a de vraies belles choses qui t’attendent…
Dans un élan de tendresse, Laurent se penche vers sa fille et la prend dans ses bras. Au creux d’une délicieuse étreinte, il murmure à son oreille :
- Je suis tellement fier de toi.
Le visage de Diane s’éclaire d’un sourire fragile. Il l’embrasse sur le front et, alors qu’il s’apprête à sortir, il l’entend lui dire :
- Papa ?
- Oui ?
- Le week-end prochain, je le passerai peut-être avec vous…
La main sur la poignée de la porte, Laurent esquisse un sourire chargé d’émotion.
Il descend les escaliers sur la pointe des pieds et hésite un instant avant de faire un pas de plus. Quelques secondes s’écoulent pendant lesquelles il reste parfaitement immobile, un demi-sourire figé sur les lèvres.
- Alors, demande Mathilde, le ramenant brusquement à la réalité, elle va mieux ?
Debout sur le seuil du séjour, les mains posées sur les hanches, elle le regarde avec une tendresse certaine dont il ne s’aperçoit pas. Il acquiesce simplement d’un petit hochement de tête et s’apprête à partir mais elle le retient en lui barrant le passage.
- Tu ne veux pas boire quelque chose ?
- Merci mais je crois que je vais rentrer, je suis crevé.
Elle pose alors une main sur la sienne et baisse les yeux :
- Reste, Laurent, je t’en prie… Il faut… qu’on parle…
- Qu’on parle ? s’étonne t-il en sentant déjà son cœur se serrer.
- Oui, je voulais te dire … enfin plutôt, je voulais m’excuser parce que j’ai eu tort …
- Tu as eu tort ?
- Oui.
- Attends, j’ai du mal à croire, que ce soit toi, Madame « Je suis bourrée de fiertitude et j’ai toujours raison » qui me dise ça ! Dis le moi encore pour voir ?
- Ah arrête hein, ce n’est déjà pas facile !
- D’accord, d’accord, dit-il en esquissant un petit sourire, mais à propos de quoi ?
Elle laisse passer un instant, juste le temps d’à nouveau poser les yeux sur lui :
- Une fois, tu m’as dit qu’on s’était promis de ne jamais se disputer les filles. Et tu avais raison. Ce n’est pas parce qu’entre nous ça ne va pas, qu’elles doivent en faire les frais … Et puis, tu sais, si tu penses qu’on doit vendre la maison, je comprends parfaitement. Ce derniers temps, j’avoue avoir laissé la colère m’envahir au point d’en devenir égoïste. Pour ça aussi, tu avais raison …
- J’aime te l’entendre dire ! s’exclame t-il en passant un bras autour de ses épaules.
Elle étouffe un petit rire et appuie sa tête contre son torse :
- Je ne te le dis pas assez souvent mais tu es un père formidable, Laurent. C’est vrai, parfois je ne m’en sors pas mais toi … Toi, tu es toujours génial avec les filles, tu sais toujours quoi faire ou quoi dire. Et, je t’admire vraiment pour ça.
- Tu dis ça parce que tu ne sais pas encore que je leur ai acheté des Bratz, avoue t-il avec malice.
- Oh non, t’as pas fait ça ?
- Je suis désolé, plaide t-il, mais tout bien réfléchi, ça m’a semblé mieux qu’un poney.
- Ne me parle pas de cette histoire de poney, je ne sais pas comment je vais m’en sortir à Noël !
- Elle m’a parlé de son anniversaire.
- Encore mieux !
Ils se sourient. Il y a des moments comme ça qui font que tout s’adoucit autour de vous. Le temps, les choses, les gens. Something in the air …
- Au fait, tu fais quoi pour Noël ?
- Je prends deux kilos, répond t-elle du tac au tac.
- Ce que tu peux être bête quand tu t’y mets !
- Merci de me le rappeler.
Il lui donne un coup de coude.
- Tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire !
- Ah oui, et qu’est-ce que vous vouliez dire, Monsieur Hardeketing ?
- Je voulais dire … Je n’ai pas envie de passer la soirée du réveillon loin des filles … Tu crois qu’on pourrait … le fêter ensemble ?
Elle hausse les épaules faisant mine de réfléchir.
- Je crois que c’est envisageable, oui.
Elle se lève et le prend par la main :
- Allez, viens, dit-elle doucement en l’entraînant vers la chambre.
Debout dans l’embrasure de la porte, il l’observe à la dérobée sans oser esquisser le moindre geste de peur de briser cet instant magique. Elle, elle prend son temps délaçant un à un les lacets de sa robe, s’amusant sans doute de le voir aussi intimidé. A la fois confus et troublé, Laurent baisse les yeux sentant ses joues s’empourprer. Si seulement elle pouvait savoir à quel point il la trouve belle ; elle est juste comme il aime qu’elle soit. Pas de fard, pas de coiffure compliquée, pas de fioriture : elle, tout simplement. Il est des êtres que le destin place sur notre route pour nous obliger à les suivre, au moment où la lassitude risque de nous prendre. Bien sûr, pour Laurent, cet être là, c’est Mathilde.
La jeune femme pose un doigt sur sa bouche et plonge un regard délavé dans le sien. Sans le quitter du regard, elle s’approche encore de lui et lui tend la main. Il sent sa pensée s’accélérer. Son métier de fou, sa douleur, l’usure du temps, tout s’estompe. Il se fiche pas mal de ce qui se passera demain : tout ce qui compte, c’est elle. Elle, maintenant, elle toujours. Il touche son bras, lui prend la main et l’attire contre lui. Elle sait qu’il va l’embrasser, elle sait qu’ils vont se retrouver, mais elle sait aussi qu’il ne faut pas s’habituer … Elle le pousse sur le lit d’un geste tendre et s’allonge à ses côtés en effleurant légèrement ses lèvres. Sur ses joues, il sent un goût de sel et de maquillage. Recroquevillée entre ses bras, les yeux fermés, elle le laisse essuyer ses larmes du bout des doigts.
- Serre-moi Laurent, aime moi une dernière fois avant de nous dire adieu.
Loin du lit, oublié au fond d’un sac à main, un écran de téléphone portable clignote dans le noir, affichant un nom avec insistance : Maximilien Cantel.
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