C’est l’histoire d’une fête en famille,
de l’odeur du sapin
et de quelques flocons.
{Image promo’ par GG}
22 décembre
Il fait presque nuit et le thermomètre indique zéro degré.
De fines gouttelettes de pluie ruissèlent en diagonales tremblantes le long de la fenêtre où glisse le reflet rapide des nuages. Au fond du jardin, poussée par le souffle du vent, la balançoire s’élance vers le ciel gris.
Le front contre la vitre, les bras croisés autour de ses genoux repliés, une petite fille aux boucles brunes regarde avec indifférence les arbres couverts de givre ployer sous le vent. Elle, c’est Iris Hardeketing et elle a huit ans. D’après ce que raconte sa maman, elle cache un vrai coeur d’artichaut derrière ses airs de chipie. Son papa est parti de la maison depuis presque deux mois, mais si elle soupire c’est juste parcequ’elle aimerait bien qu’il neige le soir de Noël. Pour une fois.
Allongée à côté d’elle, le menton posé sur les mains et les pieds relevés, une petite fille aux cheveux roux mâchonne le bout d’un crayon en rêvassant. En vrai, elle s’appelle Morgane Forester mais elle préfère dire Luciano. Parce que c’est le nom de sa maman et qu’elle le trouve plus joli. Elle a presque neuf ans et elle est un peu grande pour son âge. C’est pour ça que, à l’école, elle a pas d’amoureux: les garçons, ils sont tous trop petits.
Assise un peu à l’écart et a demi ensevelie sous les coussins du canapé, une gamine de cinq ans feuillette avec émerveillement les pages cornées d’un énorme catalogue de jouets. Là, c’est Lucie, la petite soeur d’Iris. Pour Noël, elle a déjà commandé une poupée qui parle mais sa mère a rétorqué qu’elle en avait deux et que le Père-Noël ne lui en offrirait sûrement pas une troisième. Mais Lucie, elle se demande bien comment sa maman peut savoir ça.
Dans deux jours, ce sera le 24 décembre. Le sapin trône fièrement au beau milieu du salon et toutes les trois croient encore au Père Noël.
Sans quitter des yeux les flammes orangées qui dansent dans la cheminée, Lucie entortille une de ses fines mèches blondes autour de son doigt et demande :
- Y’a écrit quoi là, dessous la photo ?
Morgane lève les yeux pour lui sourire et vient s’asseoir à côté d’elle ; en suivant du doigt les mots qui s’étalent sur la page en papier glacé, elle déchiffre avec fierté :
- Je bois mon biberon toute seule, fais pipi sur mon pot et je pleure quand on me retire ma tétine,
Avec un sérieux presque comique, Lucie approuve d’un léger hochement de tête, se penche à son tour sur le catalogue et y trace avec application une petite croix au crayon noir. Celle là, elle parle même pas alors il la lui apportera, c’est sûr.
- Dis Iris, demande t-elle soudain en se retournant vers sa soeur, tu crois qu’on le coche aussi, le puzzle d’Harry Potter ?
La fillette hausse vaguement les épaules.
- C’est nul, bougonne t-elle, j’aime pas Harry Potter.
- Ah bon ?
- Nan.
- Et qu’est-ce que tu vas lui commander au Papa Noël alors ?
- Rien, assure t-elle avec aplomb, rien du tout.
Morgane et Lucie échange un coup d’oeil consterné : comme tous les ans, elles ont déposé leurs chaussons au pied du sapin depuis au moins quinze jours et, même si elles ont déjà fini depuis longtemps tous les chocolats du calendrier de l’avent, elles ne se lassent pas de compter les jours qui les séparent du matin de Noël. Morgane met ses mains sur ses hanches et pose sur sa meilleure amie un regard empli de scepticisme:
- Et tu ne voudrais même pas une trottinette ?
- Nan.
- Une poupée qui parle ?
- Nan.
- Le DVD de Cars ?
- Nan plus.
- Des patins à roulettes ?
- Nan, nan et nan, s’emporte la petite fille en se levant, j’veux rien de tout ça ! Laissez-moi tranquille !
Devant la mine stupéfaite de Morgane et Lucie, Iris tourne les talons en prenant bien soin de claquer la porte derrière elle.
Comme chaque année en décembre, Mathilde réécoute avec délice toutes ces rengaines de Noël qu’elle connaît par cœur depuis l’enfance. Ses cheveux sont relevés en un chignon négligé et quelques mèches brunes tombent devant ses yeux avec des langueurs d’algues. Elle ouvre la porte du four et respire avec satisfaction la douce odeur du chocolat chaud qui emplit la cuisine en un instant. L’horloge murale indique presque cinq heures et il lui reste encore des tonnes de choses à faire pour que tout soit prêt pour le réveillon. Elle doit disposer les guirlandes autour de la rambarde de l’escalier, accrocher la couronne de gui au dessus de la porte d’entrée, emballer les derniers cadeaux, refaire un gâteau au chocolat, faire les courses et puis, et puis… Elle augmente le volume de la chaîne hifi sans pouvoir retenir un soupir.
« So this is Christmas and what have you done? Another year over, a new one just began… And so this is Xmas, I hope you have fun…
En soulevant le coin du rideau de la fenêtre, elle lève les yeux vers le ciel gris en soupirant: pas de flocon à l’horizon. Un jour, elle rêverait d’aller passer les fêtes dans un petit chalet perdu sur une cime enneigée; ce serait une maison avec du bois au mur, une immense cheminée, des fleurs aux fenêtres et un sapin qui sentirait bon la forêt. Elle enfilerait un gros pull à col roulé et pourrait se permettre de croire encore un peu à la magie de Noël.
Very merry Christmas and happy New Year… Let’s hope it’s a good one, without any fear…
Sentant ses paupières la brûler, elle se laisse tomber sur une des chaises en bois qui entourent la table de la cuisine ; elle a beau tout faire pour ne pas se retrouver seule avec ses pensées, les souvenirs sont bien là; ils ronronnent bien sagement au fond de sa poche, comme prêts à lui sauter à la figure à tout moment. D’habitude à Noël, c’est avec Florence qu’elle préparait tout. Et c’est idiot, parce qu’elle n’a pas pu se résoudre à lui téléphoner : ça n’aurait pas été pareil. Même si, pour ne pas perturber les enfants, ils avaient décidé d’un commun accord de passer le réveillon tous ensemble, elle sait bien que rien ne sera comme d’habitude.
And so happy Christmas, for black and for white, for yellow and red one… Let’s stop all the fight… “
Cette année, à cause du divorce, Noël ne sera rien d’autre qu’une comédie douce-amère où elle devra rejouer inlassablement son propre rôle. Sourire, faire semblant, sauver les apparences, faire comme-si et puis, bien sûr, sourire encore. Elle deviendra l’image parfaite d’un bonheur passé déjà parti en fumée. Les yeux rougis, Mathilde décide de se faire un thé afin de faire passer ce mauvais goût de la nostalgie qui lui serre la gorge.
Une allumette placée au-dessus d’une flamme et pfiou, tout s’embrase…
- Maman ?
La petite voix fluette de sa fille cadette ramène brusquement la jeune femme à la réalité. Elle se lève pour éteindre la bouilloire, essuie ses joues d’un revers de manche et se force à sourire. La fillette se tient debout dans l’embrasure de la porte, et se balance d’un pied sur l’autre, comme si elle hésitait à rejoindre sa mère dans la cuisine.
- Eh bien ma puce, s’étonne Mathilde en s’agenouillant auprès d’elle, quelque chose ne va pas ?
La petite fille détourne le regard et semble soudain s’intéresser de très très près au bout de ses chaussures. Elle laisse alors passer quelques secondes, comme si elle cherchait les mots qui conviendraient le mieux à ce qu’elle voudrait dire.
- Maman, finit-elle par demander, est-ce qu’il existe pour de vrai le Père-Noël ?
Déroutée, Mathilde reste un instant interdite. Les yeux baissés, elle hésite sans vraiment savoir si elle doit lui mentir ou bien briser la magie en un seul regard.
- Mais bien sûr qu’il existe, répond t-elle finalement en s’efforçant d’adopter un ton enjoué.
Un sourire fugace passe sur les traits de Mathilde. D’un doigt, elle soulève le menton d’Iris, l’obligeant à la regarder.
- Il existe juste là, dit-elle en posant une main sur la poitrine de sa fille, dans ton cœur.
Les traits de la fillette se détendent alors et un sourire timide se dessine à la commissure de ses lèvres.
- Et on peut tout lui demander tu crois ?
- Eh oh, s’exclame sa mère en gonflant ses joues, c’est un Père-Noël, pas un magicien !
- Et comment il fait alors pour faire le tour du monde en une seule nuit ? demande à nouveau Iris en esquissant une petite moue sceptique.
- Eh bien… Ses rennes doivent être de vraies championnes si tu veux mon avis ! Dis-moi ma puce, tu ne préférerai pas en parler autour d’un bout de gâteau au chocolat ?
- Mais, je croyais que c’était pour après-demain?
- Tu diras rien à tes soeurs, pas vrai ? demande t-elle en posant son index sur sa bouche.
- Juré craché ! s’exclame la gamine en s’installant à table avec ravissement.
Mathilde ébauche un sourire en coupant une petite part à sa fille.
- Dis maman, demande celle-ci en enfourchant un morceau de gâteau dans sa bouche, tu croich qu’il pourra m’apporcher un poney le père noëlch ?
Alors que la jeune femme réfléchit en silence à la façon dont elle va pouvoir se sortir de cette fumeuse histoire de poney, la sonnerie de la porte retentit à plusieurs reprises, lui faisant perdre le fil de sa pensée. Elle esquisse un nouveau sourire et passe une main affectueuse dans les cheveux de sa fille en lui promettant de revenir tout de suite. Puis, elle tourne les talons et se hâte d’aller ouvrir.
Debout devant elle se tient un homme d’environ trente-cinq ans ; plutôt grand, il porte un costume sombre et classieux mais ses cheveux bruns sont à peine coiffés et elle remarque qu’une barbe naissante recouvre son menton. Un sourire sincère éclaire son visage et fait briller ses yeux.
- Bonjour, dit-il en lui tendant une main qu’elle serre avec indolence, Maximilien Cantel, on s’est parlé au téléphone il y environ un mois.
Mathilde reste silencieuse quelques secondes, sans parvenir à se remémorer de qui il s’agit. Profitant de son embarras, l’inconnu lui présente une carte de visite sur laquelle elle peut lire : « Expert évaluateur auprès de la cour d’appel ».
- Oh, se souvient elle finalement, je vois.
- Mathilde Hardeketing je présume ?
- Oui, répond t-elle dans un soupir, elle-même.
- Je vous dérange peut-être ?
- A vrai dire, un peu…
- J’en suis désolé mais je me permet d’insister. Je voudrais vraiment pouvoir discuter avec vous de cette histoire de vente, je crois avoir une offre qui pourrait vous intéresser. Ça ne prendra pas plus de quelques minutes, c’est promis.
- Eh bien, on peut dire que vous êtes persévérant, vous !
- Vous ne croyez pas si bien dire, réplique t-il, je peux entrer un instant ?
Jetant un coup d’oeil rapide en direction le salon, elle aperçoit Morgane et Lucie qui feuillètent leur catalogue de jouets, allongées sur le tapis. La jeune femme secoue alors la tête et sort sur le perron en fermant la porte derrière elle.
- Nous pouvons aussi bien discuter ici, décrète t-elle en lui indiquant les fauteuils en osiers d’un geste du menton.
- Mais il fait un froid de glace, proteste t-il.
- Je croyais que cela ne prendrait que quelques minutes ?
- Eh bien, on ne peut pas dire que vous soyez d’humeur cordiale !
- Vous ne croyez pas si bien dire, rétorque t-elle avec malice.
Il s’assoit à côté d’elle alors qu’elle resserre machinalement son gilet contre sa poitrine pour se protéger du froid. Il lui sourit et elle détourne les yeux.
- J’apprécie vraiment que vous m’accordiez un peu de votre temps.
- Evitez les formules d’usages, vous voulez bien ? Nous sommes l’avant-veille de Noël et j’imagine que vous avez vous aussi beaucoup de choses à faire, alors tâcher d’aller droit au but, d’accord ?
- Très bien, répond t-il avec un léger haussement d’épaules et un sourire amusé, comme vous voudrez.
- Donc ?
- Eh bien donc… oui, alors voilà: l’autre jour, j’ai visité votre maison avec l’accord de votre mari et…
- Ex.
- Pardon ?
- Laurent Hardeketing est mon ex mari, rectifie t-elle en pinçant les lèvres.
- Oh, je suis désolé.
- Oui, moi aussi. Vous disiez ?
Il se racle la gorge, visiblement gêné.
- Hum, alors oui, j’ai donc visité votre maison il y a près d’une semaine et bouclé mon rapport d’expertise hier soir. Comme vous vous en doutez déjà, le prix est très honorable et ce malgré les quelques travaux que les futurs acheteurs auront sûrement à réaliser.
- Des travaux ? demande t-elle avec étonnement.
- Eh bien oui, le grenier est près de s’effondrer et le jardin est au bord de l’abandon.
- Je vois, réplique t-elle d’une voix sèche, les futurs habitants sont des bofs, c’est ça ?
- Je vous demande pardon ?
- Le jardin n’est pas à l’abandon comme vous le dites si bien. Mon jardin est libre, voilà tout : il est vivant. Il existe, Monsieur Cantel, tout simplement. C’est là tout le charme d’une maison Provençale et cela me surprend que vous ne vous en rendiez même pas compte. Vous voyez, ma famille et moi n’aimons ni les parterres de pâquerette, ni les nains de jardins et encore moins les haies trop bien taillées.
Le jeune expert jette un regard circulaire au jardin qui s’étend autour de lui et les traits de son visage se détendent un instant.
- Je vois, répond t-il en esquissant un sourire, mais les étrangers ont souvent une autre vision des choses.
Elle hausse vaguement les épaules.
- Des étrangers ?
- Oui, des clients d’un certain niveau qui recherchent depuis longtemps une opportunité comme celle-ci.
Il laisse passer quelques secondes comme pour mieux mesurer l’effet de ses paroles avant de lui dire :
- Votre maison est magnifique, vous savez.
- Je sais, réplique t-elle d’une voix froide, j’y habite figurez-vous.
Lui ne peut s’empêcher d’avoir envie de sourire devant l’entêtement presque impertinent de la jeune femme et doit se mordre les joues pour ne rien laisser paraître. Mathilde lui fait penser à la chanson de Cooky Dingler sur les femmes libérées et il s’amuse à imaginer qu’elle aussi est sûrement abonnée à Marie-Claire, il en mettrait sa main à couper. En tous les cas, ce qui est évident c’est qu’elle a un sacré caractère. Pourtant, elle a l’air tellement fragile enrobée dans sa colère qu’il ne sait pas très bien s’il doit la brusquer ou la rassurer.
- Ecoutez, reprend t-il d’une voix qui se veut ferme, j’ai bien assimilé que vous n’aviez aucune envie de vendre votre maison et, franchement, je vous comprends. Mais ce n’est certainement pas une raison pour vous montrer aussi désagréable à mon égard.
- Navrée que vous me trouviez impertinente mais moi je vous trouve vraiment gonflé. Vous pensiez peut-être que ça allait être agréable de vous voir débarquer sans prévenir, deux jours avant Noël, pour me raconter des histoires de vente et d’étrangers au goût douteux ?
- Sans doute que non, mais votre mari m’a bien précisé que c’était assez urgent.
- Ex.
- Pardon ?
- Ex-mari !
- Ex ou non, vous avez un compte joint et vous n’avez pas vraiment le choix : vous allez devoir vendre cette maison. Alors, c’est à vous de décider : soit vous vous débrouillez toute seule, soit vous me laissez vous aider.
- Quelle mauvaise foi ! Il ne s’agit pas de m’aider, il s’agit de vous faire du fric pour pouvoir gâter vos gamins à Noël !
- Je n’ai pas de gamins et vous vous trompez. Je voulais vraiment vous aider.
- Eh bien je n’ai pas besoin d’aide, Monsieur Cantel, merci.
Alors qu’il s’apprête à répliquer, le grincement familier accompagnant l’ouverture de la porte d’entrée les fait se lever tous les deux. Diane a entrebaîllé la porte et se tient maintenant sur le seuil. Lucie est cachée derrière les jambes de sa grande sœur, le pouce dans la bouche.
- Maman, qu’est-ce qui se passe ? demande l’adolescente d’une voix inquiète.
- Rien, répond sa mère en adressant à l’homme qui lui fait face un regard entendu, rien du tout ; ce monsieur s’est perdu et je lui ai indiqué son chemin. Il allait partir, n’est-ce pas ?
Le jeune expert acquiesce d’un hochement de tête et adresse à Diane un petit sourire poli. Mais la jeune fille se contente de poser sur lui un regard suspicieux et de marmonner un au revoir presque inaudible. Cette fois, c’est Mathilde qui lui tend la main avant de tourner les talons et de refermer la porte derrière elle.
***
Assise sur une banquette au fond d’un café enfumé, Florence feuillette un Paris Match du temps de Moïse sans doute abandonné ici par le client précédent; ça parle de quand Brad était encore avec Jenifer, c’est dire. Durant un court instant, ses yeux se posent sur la guirlande électrique qui orne l’encadrement de la porte et un profond soupir s’échappe de sa poitrine.
Raphaël arrive quelques minutes après, un casque de moto sous le bras. Il l’embrasse sur les cheveux et sourit lorsqu’elle sursaute.
- Ça va ?
- Moi oui, dit-elle en forçant un sourire, Mais la fille de Courtney Cox, elle, elle est mal barrée: tu devineras jamais comment elle s’appelle !
- Coco, répond t-il du tac au tac, Coco Cox Arquette.
Elle siffle en feignant l’admiration.
- Eh bien, dit-elle avec malice, je ne te savais pas si friand en matière de potins !
- Normal, je suis médecin et je ne t’apprendrai rien si je te disais qu’on découvre pas mal de choses en parcourant les magazines qui traînent dans les salles d’attentes !
- Ouais, c’est ce qu’on dit.
Il sourit encore, s’assoit en face d’elle et pose son casque sur une chaise vide.
- Il fait pas si froid, hein ? s’enthousiasme t-il en frottant ses mains l’une contre l’autre.
- Eh bien mon vieux, on est à Nice ici, pas à Chicago où je ne sais où.
La jeune femme baisse les yeux et se mord la lèvre inférieure. Elle a beau se promettre de ne plus être le faire, dès qu’elle le voit, c’est plus fort qu’elle : l’attaquer est sa seule défense. Alors, comme à chaque fois, le silence s’installe.
Lui joue avec une capsule. Il écrase les miettes qui s’étalent sur la table du bout des doigts.
Elle commande un autre café.
- Je suis désolée, balbutie t-elle, je ne voulais pas dire ça…
- Ce n’est rien, dit-il en balayant ses excuses d’un geste de la main, surtout que c’est précisément de ça dont je voulais te parler.
- Quoi ?
Il se racle la gorge et affiche une mine grave.
- Je vais bientôt devoir repartir, Flo.
- Bientôt ? Qu’est-ce que ça veut dire, bientôt ?
- Dans deux jours, trois tout au plus.
Elle s’étrangle.
- Dans deux jours ?!!
- Ce n’est pas tant que j’en ai envie mais l’hôpital de Philadelphie m’a offert une opportunité que j’attendais depuis longtemps.
- C’est une question de fric ?
- Non, ce n’est pas une question de fric, justement.
Elle l’interroge du regard. Il allume une cigarette et crapotte quelques bouffées avant d’expliquer :
- J’avais posé ma candidature, il y a des mois de cela, pour partir bosser dans une ONG. Ce genre de trucs prend souvent beaucoup de temps et demande énormément de démarches et de la paperasse à n’en plus finir. Du coup, une fois que c’est accepté, tu ne peux pas te permettre de refuser.
- Accepté ?
- Ouep, j’ai reçu un appel de mon boss hier matin. Je pars pour six mois en Ethiopie. Enfin peut-être plus, je n’en sais rien.
- En Ethiopie, répète t-elle consternation, c’est tout ce que tu as trouvé ?
- Eh bien…
- Tu ne veux pas aussi aller voir Morgane et lui apprendre que le Père-Noël n’existe pas histoire de la détruire pour de bon ?
- Il n’existe pas ?
- Ce n’est pas drôle Raphaël, vraiment pas drôle… Comment est-ce que tu peux lui faire ça ?
- Des enfants ont besoin de moi là-bas.
- Et tes enfants ont besoin de toi ici !
- Là, c’est toi qui es égoïste.
- Oh non, je ne suis pas égoïste ! Tu veux sauver le monde alors tu ne sais même pas faire le bien autour de toi. Dès que tu commences à t’attacher, tu prends tes clics et tes clacs et tu te barres à l’autre bout de la terre. Alors je ne te laisserai certainement pas me faire passer pour la méchante !
- Ecoute, dédramatise ! Bon, je repars, c’est vrai; mais ça ne veut pas dire pour autant que je referai les mêmes erreurs ! Morgane pourra venir me voir aussi souvent qu’elle en aura envie.
- J’espère que tu plaisantes.
- Non, du tout, j’aurai aimé qu’elle puisse découvrir…
- Raphaël, coupe t-elle d’une voix glacée, est-ce que te rends compte de ce que tu représentes aux yeux de cette gamine ? Elle t’aime, est-ce que tu peux comprendre ça ? Non, bien sûr, suis-je bête, tu n’as jamais aimé personne, tu ne peux pas comprendre.
- Ma soit disant incapacité à aimer m’a tout de même conduit jusqu’ici, proteste t-il.
- Non, elle te pousse à partir.
- Flo, on a jamais dit que je resterai ici éternellement !
- Et on a jamais dit non plus que tu devais te barrer le soir de Noël bon sang ! Mais merde Raph, est-ce qu’une fois dans ta vie il t’es arrivé de penser à autre chose qu’à ta petite personne ? Elle a neuf ans et elle croit encore au Père-Noël, elle croit que tout est possible et elle croit aussi qu’on va enfin tous être réunis autour du sapin. Comment je vais lui dire ça moi, hein ? Peut-être quand Laurent déballera les cadeaux à côté de ses filles en jonglant entre son caméscope et son appareil photo, qu’est-ce que tu en penses ?
- Ne sois pas cynique, s’il te plaît.
- Je ne suis pas cynique, s’emporte t-elle en se levant, je suis… je suis… dégoûtée, voilà ce que je suis ! Je me demande comment j’ai pu tomber amoureuse d’une ordure pareille !
Attrapant son sac avec fureur, elle se lève avec tant de précipitation qu’elle manque renverser son café encore brûlant. Alors qu’elle s’apprête à sortir, il la ratrappe par le bras.
- Attends, lance Raphaël dans un souffle.
Elle se retourne vers lui tout en évitant soigneusement de croiser son regard.
- Je viendrai, concède t-il, je viendrai pour Noël, c’est promis.
***
23 décembre
C’est la veille de Noël et les offres promotionelles envahissent plus que jamais les rayons des supermarchés qui croulent sous des montagnes de bûches, de Ferrero-Rochers et de petits Père-Noël en plastiques. Alors que Mathilde compare les différents produits avec attention, Florence traîne les pieds.
- Attends, s’exclame t-elle, me dis pas que tu les vois pas les amoureux, y’en a partout ! On croit que puisque c’est les vacances, ils vont rester bien au chaud sous leur couette, mais penses-tu ! Et vas-y pour des baisers qui n’en finissent pas avec beaucoup de salive, la trique sous les blue-jeans, les mains qui se baladent et les bancs tous occupés. Tu sais quoi ? Ça me rend dingue ! Ça me rend dingue, c’est tout. J’ai l’impression d’être un personnage de Bretécher : une fille assise sur un banc avec une pancarte « je veux de l’amour » pendue autour du cou et des larmes qui jaillissent comme deux fontaines de chaque côté des yeux.
- Tu parles d’un tableau, soupire Mathilde en ébauchant un sourire.
- Le fond du problème, tu vois, c’est même plus Raphaël ; enfin si c’est lui. Mais à vrai dire, ce n’est plus vraiment lui… Tu vois ce que je veux dire ?
- Nan pas vraiment, répond vaguement la jeune femme en s’accroupissant devant le rayon des boissons non alcoolisées.
Florence secoue la tête en expirant sa fumée de cigarette.
- Le problème c’est que je le déteste tellement que ça me bouffe ! Je le déteste, tu imagines même pas comment !
- Oh que si, j’imagine…. Seulement, tu vois, ces derniers mois, j’ai bien compris que l’opposé de l’amour, ce n’était pas la haine.
- De quoi tu parles ?
- Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. Et visiblement, tu n’en es pas encore tout à fait là.
Levant les yeux au ciel, Florence soupire alors que son amie consulte la liste des courses.
- Eh Mathy, tu sais quoi ?
- Hmm ?
- Tu me fatigues !
- Ça tombe mal, rétorque la jeune femme d’un ton moqueur, je vais justement avoir besoin de ton énergie débordante !
- Oh non…
- Allez, dit-elle en lui tendant un pack de sodas, aide-moi avec ça !
Etouffant un juron, Florence essaye de porter les bouteilles à bout de bras mais n’a besoin que de quelques pas pour se rendre compte qu’il est bien plus commode de les faire glisser jusqu’au caddie en donnant des petits coups de pieds dedans. S’arrêtant un instant pour reprendre son souffle, elle s’appuie contre un rayon et allumer une cigarette.
- On a bientôt fini, dis ? demande t-elle à Mathilde en esquissant une petite moue boudeuse.
- Pas vraiment. Il manque encore les marrons, je n’ai toujours pas trouvé de bûche et je ne te parle pas du vin qu’il faut absolument passer acheter chez Nicolas.
- C’est tout ?
- Je crois oui… Ah non ! Je dois aussi absolument faire un saut chez Toys’R’us pour récupérer la maison playmobil de Lucie et puis passer aux Galeries pour échanger la chemise Hugo Boss que j’ai acheté à Laurent et qui est visiblement trop petite.
Et elle adresse un clin d’œil à Flo qui sourit en recrachant sa fumée.
- Je suis épuisée rien que d’en parler ! s’exclame celle-ci.
Soudain, alors que Florence bougonne en rappelant à Mathilde qu’elles n’ont jamais su se débrouiller pour choisir un bon vin et qu’elles vont une fois de plus se faire arnaquer chez Nicolas, Mathilde l’attrape par la manche de son trench et la force à s’agenouiller, derrière le rayon entretien ménager.
- Viens par là, dit-elle en posant un doigt sur sa bouche, et ne bouge plus.
- Hein ? Mais qu’est-ce…
- Chut ! Baisse la tête.
- Mathy mais qu’est-ce que tu ?
- Chuuut !
Interdite, Florence suit le regard de Mathilde et aperçoit, entre deux paquets de lessives, un homme brun, d’une quarantaine d’années, qui se dirige nonchalamment vers la caisse du supermarché.
- Tu le connais ?
Pour toute réponse, Mathilde hoche la tête pour signifier que oui et lui fait à nouveau signe de se taire. Amusée, Florence se penche en avant pour mieux l’observer.
- Il est célibataire j’en mets ma main à couper, murmure t-elle en détaillant son panier, des Knackis Balls, non mais tu peux me dire quelle nana irait s’acheter ça ?
- Oh non…
- Oui, je sais bien qu’un homme qui se goinffre perd tout son sex-appeal mais…
- Il vient par ici, chuchote Mathilde en posant sa main sur la bouche de son amie, tais-toi par pitié !
- Mais c’est qui ? parvient-elle tout de même à articuler.
- Maximilien Cantel, un mec qui bosse dans l’immobilier. Il s’occupe de la vente de la villa et je n’ai pas du tout, mais alors du tout envie de le croiser. Alors maintenant, chut !
- Oh, mais je meurs d’envie de faire pipi, moi, dans cette position, avoue Florence en se tortillant sur place.
Mathilde lui donne un petit coup de coude en soupirant et les deux amies pouffent derrière leurs mains sans pouvoir retenir le fou rire qui les gagne.
- Bonjour, lance alors une voix derrière elles, je suis soulagé de constater que vous êtes de bien meilleure humeur qu’hier !
Alors que Mathilde sent ses joues s’empourprer et évite soigneusement de croiser son regard, Florence n’hésite pas à se lever et, le sourire aux lèvres, lui tend une main ferme :
- Enchantée, dit-elle, Florence Luciano.
Puis, désignant son amie d’un geste du menton, elle ajoute :
- Elle peut paraître coriace au premier abord, mais je peux vous assurer que c’est une pâte quand on la connaît !
- Je n’en doute pas, sourit Maximilien en posant à nouveau les yeux sur Mathilde.
Celle-ci prend d’abord la peine d’attraper un paquet de lessive avant de se relever à son tour en esquissant un petit sourire timide. Visiblement embarrassée, elle baisse les yeux et époussette les poussières de son manteau pour se donner une contenance.
- Eh bien Mesdames, je vous souhaite une bonne journée et un joyeux Noël, dit-il en tournant les talons, amusez-vous bien !
- Merci, bredouille Mathilde en glissant une mèche de cheveux derrière son oreille, vous aussi.
Alors qu’il s’éloigne vers les caisses, Florence jette un regard amusé en direction de la jeune femme.
- Et tu vas le laisser partir ?
- Quoi, qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
- Eh bien, soupire t-elle en adoptant une expression faussement désespérée, c’est pas comme ça qu’on va te caser ma grande !
- Mais, qu’est-ce que tu racontes ?
- Quoi, ne me dis pas que tu n’as pas remarqué que tu lui plaisais ? En plus, il a l’air adorable et il a l’œil vif !
- Arrête ça, on dirait que tu me proposes de m’acheter un chien !
Les deux jeunes femmes pouffent derrière leurs mains.
- Et alors, demande Florence en riant de plus belle, qu’est-ce qui ne va pas avec celui-là ?
- C’est le mec que je déteste le plus au monde.
- Roméo disait ça aussi avant d’avaler de la ciguë pour les beaux yeux de Juliette !
- Non, ça c’était Socrate.
- Hein ?
- Laisse tomber et viens, soupire la jeune femme en passant son bras sous le sien, on a encore des tas de choses à faire.
- Sérieusement, tu le détestes ?
- Oui, sérieusement ! Il est terriblement sûr de lui, égoïste, arrogant et puis tellement, tellement…
- Craquant ?
Mathilde hausse vaguement les épaules.
- Dépêche toi de le rattraper, lui conseille Florence sans pouvoir retenir un sourire amusé, ou bien c’est moi qui le fais !
- J’espère que tu plaisantes !
- Du tout, s’exclame la jeune femme en adressant à son amie un sourire entendu, j’en ai plus qu’assez d’être célibattante et l’homme de ma vie se mue en Ethiopien alors je m’offrirai bien un p’tit plaisir de Noël histoire de pas finir aigrie !
Mathilde se mord la lèvre inférieure et se balance d’un pied sur l’autre comme une petite fille sur le point de faire une bêtise.
- Vas-y, l’encourage Flo en lui prenant le paquet de lessive des bras, tu en meurs d’envie.
Quelques minutes plus tard, Mathilde le cherche du regard en parcourant la foule agglutinée en file indienne au niveau des caisses. Elle voit les gens sans les voir… Un homme encombré par son parapluie, une mère de famille exténuée, des enfants qui pleurent, des caissières écrasées par l’ennui et puis aussi des tas de panneaux aux couleurs criardes qui clignotent par intermitence. Elle, elle ne sait plus très bien si elle a envie qu’il soit là.
Finalement, elle le trouve en train d’attendre l’ascenseur. Hésitante, la jeune femme reste un instant silencieuse, debout derrière lui, à l’observer à la dérobée. Il porte un simple jean, des converses beiges et un polo vert foncé. Elle ne peut s’empêcher de sourire en pensant à la première rencontre entre Bridget Jones et Marc Darcy, lorsqu’il porte ce pull vert ridicule, tricoté par sa mère. Perdue dans ses pensées, elle n’a pas le temps de l’approcher qu’il s’est déjà engouffré dans la cabine. Prise de court, elle décide alors d’emprunter les escaliers et les dévalent en sautant la moitié des marches. Une fois arrivée au rez-de chaussé, au niveau du parking, elle doit s’arrêter une seconde pour reprendre son souffle.
Il referme son coffre lorsqu’elle l’aperçoit de nouveau et se retourne dès qu’il entend les talons de la jeune femme claquer sur le sol bétonné. Une fois à sa hauteur, elle laisse encore passer quelques secondes avant de lui adresser la parole.
- Je suis venue m’excuser, concède t-elle finalement.
- Ah ?
- Oui, fait t-elle en adoptant une petite moue désolée, j’ai eu tort de vous parler de la sorte hier et je m’en rends bien compte.
- Pourquoi l’avoir fait alors ?
Elle hausse les épaules en signe d’impuissance.
- Vous n’allez pas me faciliter la tâche, hein ?
- Il faut avouer que vous ne le méritez pas vraiment.
- Vous êtes gonflé !
- Ça, vous l’avez déjà dit je crois !
- Et moi je crois que je n’aurai pas dû venir, s’exclame t-elle en faisant mine de tourner les talons.
Il la rattrappe par le bras.
- Attendez.
Elle l’interroge du regard.
- Moi aussi, j’ai des excuses à formuler… Pour tout vous dire, Noël ne signifie plus rien pour moi depuis tellement longtemps que j’ai peut-être oublié à quel point ça pouvait être important dans les yeux d’un enfant… Enfin, jusqu’à hier…
Elle baisse les yeux et tortille une mèche de ses cheveux entre ses doigts.
- Mes filles ont déjà eu une année difficile et elles sont tellement attachées à cette maison que je… enfin, j’aurai voulu… j’aimerai leur laisser encore un peu de temps… Je voudrai qu’elle puisse croire encore un peu à la magie de Noël.
- Je comprends… Et si nous reparlions de cette histoire de vente plus tard, après les fêtes ?
Elle hausse vaguement les épaules.
- Pourquoi pas…
- Autour d’un café, peut-être ?
- C’est un peu rapide, non ?
- Je vous l’accorde, c’est rapide. Mais ça vous paraît complètement idiot ce que je vous dis là ?
- Non, non, pas du tout. Mais…
- Mais ?
- Donnez-moi une seule bonne raison d’accepter votre invitation.
- Une seule raison ? Mon Dieu, que c’est difficile…
Elle le regarde, amusée.
Et puis, sans prévenir, il lui prend la main:
- Je crois que j’ai trouvé une raison à peu près convenable…
Il passe sa main sur sa joue pas rasée.
- Une seule raison, la voilà : dites oui, ça me donnera l’occasion de me raser. Sincèrement, je crois que je suis beaucoup mieux quand je suis rasé.
Et il lui rend son bras.
Et, presque malgré elle, Mathilde esquisse un sourire.
Bien plus tard, une fois engagé sur l’autoroute avec Cookie Dingler en fond sonore, Maximilien comprendra que celle qui a vraiment besoin de croire à la magie de Noël, c’est Mathilde.
Au même instant, assise sur son canapé, les bras croisés sur sa poitrine et le menton posé sur ses genoux repliés, elle pensera qu’il est gonflé. Quand même.
Pourtant, quand Florence lui téléphonera pour lui demander de tout lui raconter en détails, elle dira :
- Je refuse de te parler de ça au téléphone !
- Tu as peur de quoi, se moquera la jeune femme, que la ligne soit sur écoute ?
- Très bien. Dans le fond ça m’arrange tu sais, je n’avais pas tellement envie de t’en parler de toute façon…
- Je suis chez toi dans quinze minutes. Tu peux déjà faire le café !
Finalement, Noël s’annonce bien.
***
24 décembre
La nuit est tombée depuis plusieurs heures et la ville resplendit des mille lumières qui illuminent ses rues. Tout en finissant de ranger la cuisine, Raphaël et Laurent discutent avec le sourire, comme ça ne leur était plus arrivé depuis des années. Ils ont tous les deux enfilé un tablier rouge avec des petits cerfs verts dessinés dessus ; c’est Morgane qui le leur a offert avec un sourire mousseux en assurant qu’ils ne seraient jamais capables de couper une dinde sans se tâcher. Une bonne odeur de marrons flotte dans la cuisine et ils entendent les rires de leurs enfants depuis le salon.
- Alors, l’Ethiopie, hein ?
- Comment tu sais ?
- Eh, laisse-moi t’apprendre un truc vieux: une femme, ça parle !
Pour toute réponse, Raphaël hausse les épaules avec un petit sourire amusé.
- Quoi, pourquoi tu ris ?
- Oh rien, répond t-il d’un ton moqueur, j’essayais juste de me souvenir depuis quand tu t’y connaissais autant en psychologie féminine !
- Détrompe-toi, réplique Laurent, je n’y comprends toujours strictement rien, mais j’ai été marié pendant quinze ans et j’ai trois filles, alors je suis bien obligé de faire semblant, tout est une question d’entraînement !
- Eh bien, je vois que tout le monde est heureux ici, fait remarquer Diane qui entre au même moment.
Instantanément, les deux hommes retrouvent leur sérieux.
- J’espère ne pas avoir interrompu une blague lourde et grasse typiquement masculine, s’exclame t-elle alors avec malice, ce serait trop dommage !
Laurent profite de sa présence pour détailler la tenue de sa fille. Elle porte une petite jupe noire trop courte à son goût et un long pull en coton au col légèrement échancré. Ses boucles blondes tombent en cascade sur ses épaules fines et elle a maquillé ses paupières.
- Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ?
- Ben quoi ? s’étonne t-elle.
- On dirait Julia Robert… avant l’intervention de Richard Gere !
- Maman a dit que c’était bien, proteste l’adolescente en esquissant une petite moue boudeuse.
- Moi aussi, intervient Raphaël, je te trouve très jolie.
- Tu es sûr ?
Alors qu’il hoche la tête avec conviction, la jeune fille se précipite vers lui et se hisse sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.
- Merci, dit-elle en adressant à son père un regard entendu, toi au moins tu ne me prends plus pour une gamine !
Laurent hausse vaguement les épaules alors qu’elle sort de la pièce en sautillant. Raphaël rapproche sa chaise de la sienne.
- Tu as tant de mal que ça ? demande t-il sur le ton de la confidence.
- A quoi ?
- A admettre qu’elle grandit.
- Pas du tout, se défend t-il, c’est pas ça.
- C’est quoi alors ?
- Oh, non, c’est simplement que… Non, rien, laisse tomber…
- Vas-y, dis !
- Nan, laisse tomber j’te dis, tu peux pas comprendre.
- Pourquoi ? Parce que je ne suis pas un bon père c’est ça ? Tu peux le dire tu sais !
Laurent hausse à nouveau les épaules.
- Ça n’a rien à voir, bredouille dit-il, c’est juste moi qui ne sait pas comment dire ça…
- Essaye.
- A vrai dire, le problème, c’est pas tant qu’elle grandisse… c’est qu’elle grandisse sans moi. J’ai l’impression de ne plus jamais passer du temps avec elle, de tout rater. A chaque fois que je la vois, je la trouve changé.
- Je vois ce que tu veux dire… Et sinon, tu t’en sors ?
- Tu veux dire… sans Mathilde ?
Raphaël acquiesce d’un léger hochement de tête.
- Elle me manque encore plus à Noël… Mais bon, dit-il en forçant un sourire, j’ai pas vraiment le choix, hein ? J’ai fini par accepter qu’elle avait besoin de vivre de son côté, de vivre un peu pour elle.
- Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Tu n’as pas besoin de vivre quelque chose pour toi, de cesser de ne vivre que pour Mathilde ?
- Je ne vois pas comment faire autrement, avoue t-il en baissant les yeux.
- Et pourquoi tu viendrais pas avec moi ? suggère Raphaël en lui assenant une petite tape dans le dos.
- Où ça ?
- En Ethiopie !
- Tu plaisantes ?
- Du tout. Ils auraient bien besoin de journalistes là-bas, parce que pendant que l’Irak fait la une, ils crèvent tout autant.
- Je sais bien Raph mais… moi… Je… En Ethiopie, loin de mes gamines ? Je n’en suis pas capable !
- Peut-être, mais penses y, promis ?
Laurent hésite un court instant puis acquiesçe à contrecœur.
- D’accord, j’y réfléchirai…
Puis, il se presse de finir de remplir le lave-vaisselle et essui ses mains sur le tablier qu’il retire et dépose sur le dossier d’une chaise avant de suivre Raphaël jusqu’au salon. Une fois sur le pas de la porte, il s’immobilise un instant et ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire à la vue de Diane, assise à côté du sapin, occupée à lire une histoire à Morgane, Iris et Lucie, toutes les trois blotties autour de la jeune fille. Le salon baigne dans une lumière dorée et la lueur des guirlandes se refletent avec une grande douceur à travers le miroir accroché au-dessus de la cheminée. Mathilde, le dos appuyé contre le mur, observe sa fille avec tendresse et sourit à son ex-mari lorsqu’il entre dans la pièce. Alors que la jeune femme pose sa tête contre son épaule, il se laisse envahir par l’apaisante normalité qui flotte dans la pièce et, dans un tourbillon de bien-être, Laurent écoute à son tour la voix de Diane qui parvient à la fin du conte:
« C’était le soir du 24 Décembre et de gros flocons de neige venaient tapisser les trottoirs. Alors la vieille femme prit la petite fille aux allumettes entre ses bras et toutes deux s’envolèrent vers les étoiles, là où il ne ferait plus jamais froid. »
***